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11 avr. 2011

TT SPECIAL: BLACK SWAN, INTERVIEW D'UNE DANSEUSE, UNE VRAIE

Illustration: Julien Gremaud

Il suffisait que j'agende une rencontre avec notre interlocutrice du jour pour que la vérité éclate: oui, Nathalie Portman n'aurait effectué que 5% des scènes dansées dans le dernier Aronofsky, Black Swan. Cette vérité était sous–jacente lorsque nous avons conversé à propos de ce film à débat(s) avec Noémie, danseuse classique. Parce que nous pensions qu'avoir le point de vue d'une vraie du métier était nécessaire, avec un petit peu de recul, pour parler autant de danse que de sensualité, de scénario que de Tchaïkovski. Vous reprendrez un peu de dessert?

Scandale donc: cela était prévisible. On ne triche pas avec l'Académie américaine. Non pas que cela nous étonne, mais il y a des choses que l'on ne fait pas: inventer de faux arguments marketings, débouchant sur 1– un carton au nombre d'entrées. 2– un passe–droit rapide pour un Oscar récompensant régulièrement des performances exceptionnelles. 3– une légère colère, légitime, pour la profession lésée. C'est cela le plus grave. Alors que l'on fait la chasse à la sorcière tant chez les sportifs que chez les artistes, comment peut–on encore croire les préposés à la communication de tels produits de masse quant ils vantent l'entraînement surhumain qu'au pu endurer dame Portman? C'est un peu gober la farce du pouvoir des hormones de croissance, avaler que Fabian Cancellara s'est amusé à mettre un moteur dans son vélo ou qu'on devient danseuse classique en trois mois. C'est un peu du n'importe quoi. C'est rendre l'exceptionnel accessible, c'est ne pas comprendre que dans danse, il y a le mot art, laissant apparaître sacrifices, souffrances et dévotion. Non, cela, c'est le plus grave, on ne va plus y penser pour finir par mollement rêvasser sa vie. Pourtant, est–ce que cela ne sentait–il pas à plein nez que Nathalie Portman, eh ben elle était franchement pas cap' de danser ça? Fin de la parenthèse. Cet interview est laissé tel quel, évitant ainsi ce débat pas franchement nécessaire induit par ce traditionnel goût du profit et du succès.  Il y a bien d'autres choses à dire de ce Black Swan; c'est aussi notre façon de témoigner de ce film qui restera, quoi qu'en disent les sceptiques, comme un des gros coups de 2011. On avait lu Noémie sur le web, s'exprimant avec entrain après avoir vu le film. En gros, elle disait l'avoir aimé, même si elle modérera son enthousiasme durant l'entretien. Avec le recul, forcément…


Black Swan s'inscrit dans ce genre "couperet", celui du sport, ou de la représentation d'un monde codifié et sur–représenté. On risque toujours de rapidement tomber dans la critique… 
Noémie: tu es clairement exposé à la critique. Le film montre l'autre face de la danse. On pense souvent la danse, les tutus, c'est joli, mignon; c'était intéressant de parler d'autre chose, qui est vraie elle–aussi. Par contre, pour moi, tout était en surface; je n'ai jamais eu de frissons ou la sensation de vraiment pouvoir m'identifier à cette personne–là. 

Ici, la danse apparaît ainsi plutôt comme un prétexte pour parler de la démence?
Oui, tout à fait. Aronofski a aussi puisé son inspiration dans le Lac des Cygnes, le cygne blanc, le cygne noir, c'était un beau prétexte. La fille joue les deux rôles, c'est vraiment un challenge de faire les deux sur un long métrage.

Tu parlais d'absence d'émotions…
C'est une question d'habitude sans doute. C'était beau, bien sûr, mais quand tu vois cela en vrai, c'est autre chose. Je n'ai rien ressenti non plus devant la dégradation de la danseuse; comme un sentiment de déjà–vu. Les mises en scènes sur les séquences de danse sont cela dit très bien faites, super lumière, supers costumes, hyper léché, ça oui. L'écran brise selon moi cette intensité cela dit.

A l'annonce du scénario du Lac des Cygne, le metteur en scène (Vincent Cassel ndlr.) annonce une représentation moderne et audacieuse de la pièce. Au final, on veut bien le croire mais ici aussi c'est de la surenchère. 
Le fameux narcissisme de tous les chorégraphes qui veulent faire mieux que tout ce qui a déjà été fait… Sûrement un clin d'œil de la part d'Aronofski.

Il y a aussi cette incroyable théâtralité de son arrivée dans la salle d'entraînement…
Oui et non. En même temps, on retrouve toujours ce respect du chorégraphe, la peur de se faire virer. Suivant les compagnies, les contrats sont à court terme, et si tu n'es pas assez respectueux ou que tu ne montres pas suffisamment de soumission tu peux tout à fait te faire virer. C'est une peur omniprésente. Cette représentation était tout à fait légitime et bien représentée.

On le voit aussi comme Le mec, celui qui profite de la situation, de chaque situation, avec les danseuses notamment.
Etant donné qu'il y a un certain rapport au corps dans ce genre de milieu, les dérapages peuvent être plus faciles quand dans un bureau, où tu as tout de même une distance physique.

On montre tout de même un rapport excessif de conséquence avec certaines des danseuses.
Par rapport à mon expérience, on va dire que j'ai déjà souvent vu cela; ça ne me choque pas vraiment. Je ne pourrai pas le démentir en tout cas.

Ce fameux rapport au corps…
Je pense qu'à ce niveau–là Black Swan a pu choquer. Pour nous c'est plutôt… la routine. On a toutes eu une pote anorexique, une autre boulimique. Les pieds qui saignent, c'est aussi valable (rire). Toutefois, je pense que Nathalie Portman a reçu un peu trop de ces caractères. C'est en principe quelque peu plus échelonné. Il n'y avait cela dit que deux heures de film, il fallait se dépêcher de tout déballer.

On la retrouve très vite en porte–à–faux dans le film, entre ce statut de star et de victime. 
La danse n'est pas un art qui puisse t'apprendre l'amour. L'amour pour ton art est sans doute vrai, mais très peu d'amitiés sincères se forment. Ici, cette notion était très bien montrée. La concurrence, l'impossibilité de se lier à quelqu'un. Tu ne vas apprendre l'amour, pour toi, pour les autres à travers la danse.

Black Swan nous fait ressentir cet isolement profond…
Tu ne rapproches de personne, tu ne sais jamais jusqu'à quel point tu peux faire confiance à tes partenaires. Tu es toujours un peu seul. 

La folie du rôle joué par Nathalie Portman est donc, comme on l'a dit, permise par la danse?
C'était tout de même trop forcé, on tombait carrément dans le cliché. Encore une fois, c'est vraiment un étalement de tout ce qui est possible de vivre dans et par la danse. Il y manquait de critique.

A l'américaine…
Tout à fait. Après c'est clair que tu trouves ici un bel éventail de tout ce que tu peux trouver dans la danse (rire).

On n'est pas loin du documentaire en fait?
Oui, c'est plutôt un mauvais reportage si tu veux (rire). Surtout, tu t'attends à ce scénario, et puis ces effets spéciaux où elle se transforme avec ses plumes, un peu lourd tout ça. Je ne sais pas ce que tu en penses (rire).

Dans un autre registre, il y a aussi cette notion de perfection. Les derniers mots du films sont d'ailleurs: "je l'ai senti, c'était parfait". Quel est ton avis, sachant que cette perfection s'associe souvent à un feeling indescriptible en sport, quand tu es en état de grâce?
Ce n'est jamais parfait. Tu es en état de grâce, bien sûr. Cette recherche infinie fait sans doute la beauté de la danse par exemple. Même s'il y a cette frustration de l'autre côté… C'est ce qui te pousse à t'entraîner chaque jour, tu sais qu'il y aura toujours quelque chose à faire en plus. Pour moi, le film est tout de même trop resté en surface, il y aurait eu plein d'autres pistes à creuser: prenons la rivale de la reine des cygnes. On ne saura jamais quelle relation les lie, la perversité ou l'aide à l'affranchissement. Il y a manqué de la profondeur. La folie aussi: tu la sens, tu la frôles, mais tu ne l'affrontes pas, ce n'est pas facile de ressentir ce qu'elle est en train de vivre. C'est tout par des gestes en fait, quand elle se gratte, etc. Et tout à coup elle est complétement cinglée, c'est un peu grossier quand même.

Le rôle joué par Winona Ryder en tant qu'ancienne reine des cygnes, cette danseuse qui pète un câble, est lui extrêmement bien ficelé. Quand elle dit ne plus rien être, qu'elle n'a plus de but, on ressent une grande part de vérité. Après, encore une fois, cette séquence est effleurée l'espace de quoi, trente secondes? Il y a plein d'éléments mais tout fut trop mixé. 

Revenons sur la performance de Nathalie Portman: truqué ou non?
Si on la voit en entier, c'est de loin, ou sinon on ne voit toujours que des plans coupés. Une danseuse étoile de l'Opéra de Paris aura fait 10 ans de formation, plus des années et des années d'entraînement pour arriver à ce stade d'étoile. Je ne pense pas qu'en une année, même si elle a dansé tous les jours, qu'elle ait pu arriver à ce stade–là. Ceci dit, elle a tout de même fait une belle prestation d'actrice et a su prendre les tics des danseuses. Se tenir comme une danseuse par exemple n'est pas donné à tout le monde.

Le sujet a dû être largement présent dans vos vestiaires…
Oui! Dès qu'on est arrivées à l'entraînement, c'était: "tu as vu Black Swan?". On a toutes parlé de ça (rire). A part ça, encore une fois, Portman a effectuée une super prestation. Ce film va aider le milieu de la danse. Il y aura davantage d'inscriptions aux cours. Peut–être pas en voyant sa folie bien sûr, mais avec ces belles images de danse notamment… La danse classique, qui peut être perçue comme ringarde, est magnifiée ici par de super belles images pouvant toucher les spectateurs. La production possédait de gros moyen pour en faire un bel objet, c'est évident.

Avant l'interview, tu m'as brièvement parlé du nouveau film de Wim Wenders, Pina (voir le trailer ci–dessous), et tu me disais: "ça c'est un film de danse!". Je ne l'ai pas encore vu, peux–tu m'en parler?
Il s'agit effectivement d'un très beau film d'hommage. C'est un film de danse qui donne de l'espoir en cette pratique. La metteur en scène, Pina Bausch, avait un rapport profond avec ses danseurs, quelque chose d'inhabituel. C'est un film de danse comme moi j'aime voir la danse. Ce n'est sûrement pas une réalité de tous les jours, mais elle a des danseurs depuis 20 ans, même s'ils sont vieux elle les garde. Ils ont une relation d'amour à elle tout comme elle a une relation d'amour avec eux qui est hyper pure et saine.

Voici peut-être la différence entre cinéma américain et cinéma européen, où ici on est plus dans le psychologique…
C'est aussi représentatif d'une compagnie saine, où tu pourras y apprendre l'amour. Dans Black Swan, il est inexistant. Mais cela n'a rien à voir. Deux dimensions différentes. Et il est en 3D en plus (rire). Tu crois pouvoir toucher les danseurs! Pina Bausch est spéciale, aussi étrange que charismatique. Ce n'est pas le même monde cependant, on ne parle pas de la danse classique proprement dit.