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31 mai 2013

Kilbi 2013: jeudi

Illustration: Guillaume Dénervaud

Le Kilbi 2013 commence en douceur avec une programmation folk avant de finir avec beaucoup de bruit, pour une soirée finalement assez tradi avec comme point d’orgue le concert polémique de My Bloody Valentine : insupportable ou génial ? 



Cette édition 2013, de fait, s’annonçait moins chill et plaisance que les années précédentes. Difficile de vivre la vie de hippies, de s’asseoir par terre et de trainer au camping. Au final, cela donne un festival à la rigueur rehaussée. Pas de jupes, pas de marcel à fleur, mais une foule de disciples la tête cachée sous une capuche, armés de bottes et de gros pull. La difficulté des conditions a cela de positif qu’elle fait se concentrer sur la musique et rend le simple acte de venir un geste presque militant en l’honneur d’une programmation et d’un festival qu’on est prêt à suivre les yeux fermés et les pieds mouillés. 



La crème du jour 
Dans une soirée très rock avec un son souvent violent et sans grand coup de cœur, Tinariwen sortent du lot simplement parce qu’ils ont su jouer dans un registre plus frais. Et voir des musiciens qui sourient après My Bloody Valentine, cela détonne. Leur rock berbère séduit facilement avec ses ballades bien rythmées grâce aux chœurs masculins et aux percussions. Néanmoins, le tout reste d’une forme très mainstream pour ce type de musique, assez consensuelle pour plaire à tout le monde. On est bien loin des guitares folles et de l’inventivité mélodique de Group Doueh ou Group Bambino. 


La déception du jour 
Bien qu’un peu anticipée, la déception lors du concert de Dan Deacon fut forte. A force de vouloir jouer les entertainer, Dan Deacon en finit par oublier sa musique. Ils seront bien rares les moments où on a pu profiter des compositions bricolées d’AMERICA et des précédents opus. Tout fut noyé d’abord sous un son bourrin. Déjà la nécessité de mettre une batterie en live n’est pas évidente, des rythmes pré-enregistrés se seraient mieux intégrés à la musique en général. Alors en mettre deux : un choix inutile et néfaste pour le son. Ensuite sous l’aveuglement de Dan Deacon dans sa mission de gentil organisateur de Club Med musical. Cela ne veut pas dire que l’idée de faire des concerts participatifs soit condamnable en soi. Au contraire, tous les moyens pour sortir le public de sa léthargie habituelle sont louables. Néanmoins, il faut savoir s’adapter au public. Jouer dans un club à Los Angeles ou à Kilbi sur une grande scène bien refroidie, ce n’est pas la même chose. Ce qui devait arriver arriva : la plupart des activités furent des flops, les consignes n’étant soit pas comprises soit pas suivies. Avec une mention spéciale pour la mission impossible de lancer un dance battle : elle restera sûrement comme une des pires de l’histoire. 


Le craquage de slip du jour 
S’il fallait trouver une constante à ce Kilbi, ce serait la propension des groupes à se lâcher complètement, laissant de côté toute volonté de finesse ou de tendresse, pour jouer volontairement franc du collier et du slip. A ce jeu là, le jeudi aura déjà permis de désigner les champions. Thee Oh Sees choisirent en effet, à quelques exceptions près, de ne jouer aucun de leur titres plus mélodiques pour se concentrer sur un style bien garage rock avec chanteur qui crie des hou hou et tout ce qui va avec. Dans le genre, ce fut très bien fait. Efficace et potache à la fois. 


Le tour du monde
Pour se mettre en jambe tout en douceur mais alors vraiment tout en douceur, on commence ce Kilbi avec le concert de Kurt Vile. Seulement quelques jours sont passés depuis mais, la vérité, il est déjà difficile de se rappeler quelque chose de ce concert. A l’image des derniers albums de Kurt Vile, on retrouve une folk bien écrite mais qui perd de plus en plus le côté enfumé qui faisait la qualité de ses premiers titres. Même en live, le tout sonne extrêmement huilé et sans aspérité. Cette édition 2013 ne décolle toujours pas avec Jim Jarmusch et Josef Van Wissen. A peine débarqué de Cannes, Jarmusch donne d’abord l’impression de gratifier le public de deux chansons d’accordement de guitares pour ensuite partir sur un rock tout aussi ennuyeux. Trop tard on est déjà parti. Le concert le plus attendu et commenté de la soirée fut évidemment celui de My Bloody Valentine. La bonne surprise fut qu’il commença, à rebours des inquiétudes, avec un son pas trop fort. Pour My Bloody Valentine, cela va sans dire. Avec des boules Quiès bien enfoncées dans les oreilles, les premiers titres sont carrément séduisants. Les guitares sonnent évidemment hyper forts tandis que la voix susurre, facile de retrouver ce qu’on apprécie déjà sur leurs albums. Au point d’être subjugué par l’anti-rock attitude de Blinda Butcher. Malgré quelques problèmes techniques, on est prêt à tout pardonner et se laisser tomber la nuque dans ce shoegaze mousseux. Malheureusement, le niveau sonore monte crescendo comme si le groupe ne pouvait tenir un concert sans insupporter tous les non-dévoués. Le final en représente le moment horrifique. Même retranché au loin, l’agression est violent d’autant qu’elle paraît illégitime artistiquement. Pour s’éclaircir la tête avant de prendre la voiture, petit détour par l’after dans le Bad Bonn où le funk permettra de tester les nouveaux pas de danses. Histoire d’être prêt pour le lendemain.

29 mai 2013

Only God Forgives : l'après Drive de Refn

Hebergeur d'image
Illustration: "Only God Forgives" (stills) / Julien Gremaud
Paradoxalement, lorsqu’un film est sifflé à Cannes, il est souvent promis à un futur radieux. Antonioni, Pialat et plus récemment Malick ont connu ce sort. Les spectateurs, toujours coltinés à un rôle dit « passif » dans le cinéma, ont alors leur mot à dire, ou plutôt un cri à faire partager : celui de la discorde et du mécontentement. Only God Forgives, le nouveau film du danois Nicolas Winding Refn fut sifflé et applaudi lors de sa projection dans le festival cannois.

« - Initialement, vous étiez réticent à l’idée de faire une suite à Pusher ? - Oh j’ai détesté ça ! J’ai méprisé l’idée, mais c’était parce que j’avais peur. Devoir revenir en arrière, que se serait-il passé si je n’y arriverais pas ? Que se serait-il passé si je ne pouvais pas faire un meilleur film ? Pouvez-vous imaginer quelque chose de plus terrible que de revenir en arrière et réaliser que vous vous êtes brûlé ? »*. C’est en effet ce qui arrive irrémédiablement à un réalisateur doué : devoir faire mieux que génial. Refn s’est retrouvé devant ce dilemme. En 2011 était sorti Drive, son premier film hollywoodien avec Ryan Gosling, l’acteur in du moment. Refn a passé des heures à rouler dans LA avec son pote Ryan, pour tenter de palper l’atmosphère si particulière des nuits de la Cité des anges. Ensemble, ils ont construits le driver. Ce qu’on ne sait pas, c’est qu’avant de venir tailler les routes nocturnes, Refn travaillait sur un autre script qui se déroulait à Bangkok, qui parlait de violence et qui devait avoir l’air d’un thriller réalisé comme un western mené par un cow-boy moderne.


Ellipse du scénario

Il n’en faut pas plus pour parler de Only God Forgives, ou du moins de ce que raconte l’histoire. Car pour comprendre le travail de Refn, il faut prendre du recul sur ce que l’on perçoit (parfois à tord) en premier lorsqu’on va au cinéma : une histoire racontée. Only God Forgives ne raconte rien, mais montre des situations, prend des personnages, les positionne dans une trame narrative faussement linéaire, extrait des bribes d’émotion pour les retourner et les faire exister, à l’écran. Le cinéaste se désintéresse donc d’un artifice essentiel de la machine cinématographique, pour exploiter d’autres chemins, ceux principalement du son (l’ambiance abstraite) et de l’image (la matière). Ce choix est bien entendu à double tranchant puisqu’il va d’une part frustrer un grand nombre de spectateurs, mais permettra l’élaboration d’un langage cinématographique trop rarement vu jusqu’ici.

Only God Forgives est ainsi un Drive abstrait, fantomatique, avec moins d’histoires, moins de personnages, moins de dialogues et pas de voiture. D’ailleurs, tous les personnages marchent dans ce nouveau film, comme si tout autre moyen de locomotion était désuet et que le seul artifice qui différencie une statue d’un personnage en chair et en os, était la capacité de pouvoir marcher. La relation à la statuette est d’ailleurs omniprésente dans le film, comme pour rapprocher l’histoire a quelque chose de fixe, d’incruster le présent dans le temps et aussi, pour ajouter une touche mythologique et organique à l’œuvre. Le temps n’existe pas vraiment, comme si Bangkok était un ailleurs, une ouverture sur un univers parallèle où l’on passe de la nuit au jour, d’une pièce rouge à la rue mouillée, d’un trottoir à un hôtel sans peine, sans explication. Il semble que pour chaque séquence – chaque scène – Refn tente de quitter le plus possible ce qui le rattache à la narration comme l’ouverture du film où Julian (Ryan Gosling) est déjà présent dans le cadre avant même que le film ne commence : le film existe avant vous semble souffler le cinéaste. Le cinéma est autour, l’histoire a déjà commencé, mais ce n’est pas ça qui est important.


Continuation d’un langage

Pour une raison toute simple, Only God Forgives est inattaquable tant il constitue magnifiquement une continuation d’un langage élaboré par Refn depuis Valhalla Rising (2010) – l’œuvre qui se rapproche peut-être le plus de son nouveau long-métrage. On y retrouve cette lenteur désabusée (si rare dans le cinéma d’aujourd’hui), un personnage mystique et muet, une ambiance partagée entre l’irréel et l’imagerie absolue. L’esthétisation fétichiste du film pourrait sembler assommante, mais Refn a l’intelligence de s’appuyer sur l’image pour tenter de faire passer un message que le scénario, ici, ne peut pas. Le rouge et le bleu, rien de plus, pour poser les frontières entre la liberté sanglante et la castration froide, entre l’intérieur sang et l’extérieur bleu humide (entre la mère et le fils…). Un jeu de couleurs qui pourrait être impardonnable chez beaucoup d’autres réalisateurs mais qui fonctionne ici à tel point qu’il permet d’imaginer des lieux de l’inconscient et du rêve. Nous sommes ainsi perdus dans un film qui brise les conventions sans en faire son sujet principale. A la manière d’un Jodorowsky, ou d’un Kubrick.

Refn nous l’avait déjà fait, mais il recommence. Bronson était indéniablement un hommage à cœur ouvert à Kubrick et invoquait Orange Mécanique (ce titre est si beau en vf !) et Full Metal Jacket. Sans jamais être racoleur et fanatique, Nicolas Winding reprenait ce qui l’avait marqué dans les films de ses maîtres en essayant de faire passer cette même émotion, à son tour, dans ses propres films. Un résultat plus que satisfaisant. 


Shining à Bangkok

Et donc oui, malgré la dédicace en toutes lettres à la fin du film à Jodorowsky, Refn semble encore une fois hanté par le spectre kubrickien. Les couleurs rouges, les mouvements de caméras, la steadycam, le mal-être sensible et les sons sourds qui viennent vibrer durant toutes ses scènes ne sont pas sans rappeler les déambulations du tricycle de Danny dans Shining où l’on s’accroche au siège, à chaque minute, pour ne pas voir une avalanche d’hémoglobine déversée dans une cage d’ascenseur (sans doute la scène la plus terrifiante du cinéma d’horreur). Cette adulation, peut-être inconsciente, à Kubrick, permet justement de comprendre la direction du dernier film de Refn. Kubrick expliquait à l’époque de Barry Lyndon que ce qui l’intéressait à ce moment, c’était l’élongation du temps au cinéma et de pouvoir jouer du temps cinématographique pour moduler le temps réel. L’expérimental 2001 : A Space Odyssey utilisait aussi ce stratège. Et ce n’est pas sans surprise que Only God Forgives va jusqu’à rappeler le fameux plan de l’os qui vole dans 2001 avec celle de l’image du sabre qui tombe sans cesse et apparaît, terrifiant, durant tout le film. Il ne faut même pas chercher si loin, puisque le chef op engagé par Refn n’est autre que celui qui opéra sur Eyes Wide Shut, apportant ce teint fantasmagorique aux deux films.

Le dixième long-métrage de Refn n’est pas encore son chef d’œuvre. Mais il marque d’une très belle manière une trace, et ouvre une voie unique pour le cinéma contemporain et hollywoodien d’aujourd’hui. Il manque encore de l’épaisseur et aussi peut-être la capacité à pouvoir se détacher de son acteur fétiche pour espérer mieux, plus de liberté peut-être, et plus de grâce encore. Refn a réussi son après-Drive d’une façon tout à fait surprenante, mais cette réussite ne pourra être qu’approuvée s’il se donne les moyens de continuer dans cette veine.

*Interview de Refn en 2006, http://reverseshot.com/article/refn_interview





24 mai 2013

sisi tv: Camille Kunz et Xénia Laffely à Hyères



Alors que Cannes bat son plein, une autre institution du Sud de la France ferme ses portes ce week-end, après plus d'un mois d'exposition: le Festival international de mode et de photographie, 28ème édition, avait primé fin avril quelques proches de la rédaction de Think Tank (Emile Barret, Prix du Public notamment), et notamment notre collaboratrice Camille Kunz avec sa collection "The Boy Vanishes", avec le prestigieux prix Chloé. A ses côtés, Xenia Laffely, exposant en Provence sa collection "Tu n'auras pas d'autre icône que moi et tu mangeras ton père" (quel nom!), complète les rangs des diplômés helvétiques au top à Hyères. Retour en images et en propos avec cette nouvelle édition du médium vidéo sisi tv.

 


 

22 mai 2013

Kilbi Chéri 2013

Illustration: Burn
Dans quelques jours, Kilbi commence. Une bonne partie du crew Think Tank prépare activement son kit de survie pour ne rien rater de ces trois jours intensifs. Une fois de plus sold out mais toujours aussi innovant et ouvert, le Kilbi 2013 s'annonce comme une grande cuvée avec une programmation de tout haut niveau. Immersion non-exhaustive dans cette dernière avec les formations qu'on attend le plus.  

Pierre: La programmation du Kilbi s'affirme à chaque fois comme un savant mélange. Cela commence évidemment par la revendication d'un certain héritage rock de cette campagne fribourgeoise. On retrouvera néanmoins relativement peu d'historiques cette année. Peu mais pas n'importe lesquels: My Bloody Valentine, une des références indépassables du genre. Pas besoin de citer ici des noms de chanson ou d'album, c'est clair que cela va faire beaucoup de bruit. On aura également le plaisir de voir se promener une autre figure mythique du monde indé avec Jim Jarmush, ici en collaboration musicale avec Josef Van Wissen. Plus récent mais déjà glorieux, les Liars seront également là. Plutôt que de parler des autres têtes d'affiches, comme, Flaming Leaps Thee Oh Sees ou Grizzly Bear, relevons le choix judicieux de groupes plus récents qui promettent beaucoup en live: le punk potache de Fucked Up, la M.I.A. blanche de Skip&Die, la cold wave de Trust et surtout la violence de Death Grips. Ces derniers constituent sûrement le groupe le plus attendu de cette édition, tant on est impatient de recevoir en chair et en os (bifle?) leur musique entre hip-hop et électro-punk.


Julien: Il est vrai qu'outre les groupes et projets rassembleurs que tu viens de citer, ce sont les seconds couteaux qui font de ce festival l'un des plus cohérents du paysage musical connu et assurent trois soirs de très haute tenue artistique – pour autant que l'on se permette ici de hiérarchiser. Si l'hystérie collective des quatre dernières années s'est un peu calmée, c'est bien pour laisser place à un certain monopole de de la "pensée" Kilbi (tout est bon, tout y est parfait), une unanimité autour d'une affiche à chérir comme un ordre divin et, avant tout, un irréductible besoin d'y vivre trois jours durant, peu importe le temps. Véritable point de repère culturel – et identitaire – l'entité singinoise semble refuser la lutte des noms pour tracer son sillon dans un univers où les termes "indépendants" ou "mainstream" n'ont finalement que peu leur place. Ainsi, si Pantha du Prince, My Bloody Valentine ou Grizzly Bear sont à bien des égards la carte sécurité du festival, aucun de ces noms "accessibles" ne vient salir cette affiche – fait suffisamment rare pour le relever. Personnellement, je te suivrai du côté de Death Grips et de Trust, en n'oubliant ni les excellents Tinariwen, au succès tardif amplement mérité, ni Minimetal ou d'autres formations moins connues sévissant en première partie de journée. Tard le soir, c'est un autre univers du Kilbi qui s'ouvre à nous…


Pierre : Côté électro en effet, on est également très bien servi avec des pointures au rendez-vous. Peu de formations tournées vers le club, mais des entertainers géniaux comme Dan Deacon, peu de temps après son très bon AMERICA, toujours aussi fort en bidouillage. Les nappes et cliquetis de Pantha du Prince cotoieront les vagues plus pop et dansantes de Gold Panda. Surtout, l'expérimentation techno sera à l'honneur avec Peter Swanson, la musique club poussée au clombe du détournement bruitiste. Et celui qui a sorti un des meilleurs albums de 2012 après des précédents opus déjà très réussis sera là: Andy Stott, l'autre grosse attente de cette édition. On est juste impatient de découvrir en livre la musique hachée d'intelligence de LUXURY PROBLEMS. A noter que ces deux derniers concerts auront lieu dans la toute petite maison. Pas sur pour autant que cela sera intimiste, mais certain que l'osmose adviendra. Rajouter encore un peu de folk (Kurt Vile, Jandek, Connan Mockasin), de la musique non-occidentale (Tinariwen), les héros locaux (Dj Fett, Dj Marcelle), mélangez le tout et vous obtenez programmation pas loin du rêve.


Julien: Oui, impossible de passer à côté d'Andy Stott ces 12 derniers mois. Espérons qu'il ait parfait son approche live de son dernier LP, sa prestation cet hiver au Berghain ayant laissé le public de marbre (beat accéléré, LP mixé, son pas du tout à la hauteur). Le Club Stage devrait lui convenir davantage que l'ancienne usine électrique berlinoise. Si l'on risque de laisser nos dernières forces lors de la prestation du Mancunien, les autres DJ sets ne sont pas à oublier le samedi, entre Julian Sartorius et le "résident" DJ Fett. Sinon, c'est toujours avec pas mal de curiosité qu'on attaquera cette nouvelle édition du festival fribourgeois à la configuration optimale pour ne rien rater et vivre l'expérience au plus proche. Afin, peut-être, comme le disait Hans Ulrich Obrist dans une récent interview à Libération, de « réintégrer des rituels dans la société, à une époque où il y en a moins ». A noter pour terminer que l’Office fédéral de la culture a lancé un projet de promotion de la critique musicale destiné à de jeunes journalistes, mini-workshop qui se tiendra durant les trois jours du festival. N'hésitez pas à aller jeter un coup d'oeil au projet Where The Hell Is The Press? sur Internet.


14 mai 2013

Musikunterstadl: Soften, Big Pants et Kassette

Photographie: Nils Aellen (archives)


Connoté ou idéalisé, le rock helvétique ne sort ni de chalets retirés ni de sinistres caves zurichoises. Il est pourtant doublement pris à parti, entre condescendance maladroite et tentatives aveugles de protectionnisme d'une part, confrontation face à des machines que trop bien huilées pour l'International d'autre part. Musikunterstadl prend son temps et met en perspective trois projets musicaux confirmés, passionnants dès leur création la décennie passée. Le temps passe vite mais ce n'est pas une raison pour faire du rentre-dedans; après le livre Heute und Danach, approchons les romands Soften, Big Pants et Kassette. 

En plein Salon du livre, la sentence est ritournelle: comment la Suisse peut-elle sauver son marché (du livre)? A chaque semaine du cinéma, comment la Suisse peut-elle exporter (ses films)? A chaque programmation musicale, comment la Suisse peut-elle promouvoir (ses musiciens)? Musikunterstadl ne désire pas répondre traditionnellement de ces questions promo-marketo-existentielles et préfère situer sa thématique en articulant la scène musicale helvétique avec d’autres ressorts et points d’ancrages. On pourrait d'abord, par exemple, envisager une Suisse aussi innovante culturellement que scientifiquement; à contrario, on pourrait beaucoup discuter, réorganiser des Assises des musiques actuelles afin d’évoquer les « problématiques liées à la production et à la diffusion (de celles-ci) »; on pourrait de même évoquer les raisons économiques et les parts de marché d’une Suisse minuscule sur l’échelle mondiale; on pourrait pour finir invoquer une désolidarisation – ou désorganisation – des actions de soutien aux musiques actuelles.


Le SAI (Swiss Artists Index) montre une Suisse au top dans l’art contemporain avec des artistes de premier ordre (Urs Fischer, Ugo Rondinone, Fischli et Weiss ou encore, plus loin, John Armleder). Acteur-vendeurs certes d’un circuit parfois déraisonné et non comparable à celui du livre ou de la musique, si ce n’est qu’on remplace des Majors, grands éditeurs par des (réseaux de) gros acheteurs. Vendeurs donc, c’est une chose, mais avant tout influents artistiquement et reconnus par la critique (tout ceci n’est-il toutefois pas étroitement imbriqué?), si bien que les musiciens suisses les plus connus mondialement furent eux-mêmes … des artistes ou des proches de scènes artistiques contemporaines (Christian Marclay, Dieter Meier, Young Gods, ). A l’exception de Urs Fischer, Honey for Petzi, Larytta ou encore Sinner DC, la tendance n’est presque plus observable aujourd’hui; peut-on ainsi affirmer que le sentiment d’abandon d’attention médiatique et de dèche permanente soit le fruit de cette certaine fraction artistique (musiques actuelles vs arts plastiques ou appliqués) opérant à l’échelle mondiale, appuyée par des blogs globaux comme Pitchfork, des groupes majeurs plus occupés à tourner qu’à se positionner dans la discipline et des festivals alignant les noms plus que de raison? A la cohérence artistique de ces derniers sont venues s'ancrer les notions de rapidité, d’universalité, de coups d’éclats et de spectacularité. Des perspectives acritiques qui n’aideront en rien les groupes helvétiques à oser, à faire, à se développer et à opter pour une certaine direction artistique choisie; on leur préfère l’ambition, la participation aux concours, la création de clips percutants et, de fait, l'alignement dans des circuits et des plateformes qu'on veut croire participatifs et donnant sa chance à tout le monde. 


Dans leur bulle, trois projets musicaux semblent participer au refus actif de cette hégémonie de pratiques et de complaintes légitimes, court-circuitant d'une certaine façon cette tendance à la systématisation étatique des programmes d'encouragements, des réponses par le haut de problèmes qui souvent viennent simplement… des artistes eux-mêmes et, de fait, de cette attitude attentiste paradoxalement nationale alors que la visée est elle internationale. Big Pants tout d'abord, auteur du très remarqué LAZY & VERSATILE en 2004. Un morceau d'ouverture, ”Sorry Soul”, clippé par  des membres de Körner Union alors étudiants, annonce un projet singulier, élégant et… versatile. Thomas Grandjean défend son LP sur scène armé d'une guitare fragmentaire et d'un lecteur CD faisant office de boîte à rythme sommaire. Une pop de chambre brute et fière qui ne procède pas de simples variations du titre susnommé, accessible et définitif, relevant du tube. Sous le Suicide se trouvent les Byrds. Sous ces titres qu'on nomme par commodité foutraques se trouve non pas un amuseur publique, mais bien un Songwriter d'envergure (rappelant Brett Anderson sur "Closed Doors & Bad Weather" ou Neil Young sur "Eyewear" par exemple). Précédant toute une génération disloquée et douée (Bradford Cox, Kevin Parker, Kurt Vile, Ariel Pink, Baxter Dury), Thomas Grandjean aura pris huit printemps pour donner un successeur à ce premier LP – évitant au passage de devenir le Beck helvétique et d'enchaîner les festivals du coin – et nous même une année pour en parler. BPII  présente désormais un groupe international sans pour autant que la direction musicale ne vise les grandes sphères du rock; BPII réactive les éclairs de génie et petits tubes du Genevois ("Your Pain Wasn't Some Sort of Dream", "Lovers in Disgrace") tout en affirmant des titres carrés et tenaces ("Shout", "You Can Have it All"). Entre ces deux versants s'agitent des éléments pluriels, entre Indus et No Wave ("Shining Through Sick and Sore", "It Never Works"), synthétisant foi pop et trip hagards. Un excellent 11-titres à écouter ci-dessous.


De l'autre côté du Lac Léman, Nils Aellen présenta le troisième album de Soften en septembre 2012, ROCKET SCIENCE, et s'affirme lui aussi comme une figure d'une pop remarquable. En 2006, "Invisible Fences" le révèle dans un paysage musical alors plus saturé que mélancolique, seul maître à bord pour son premier album, JUST LIKE LONESOME JIM; trois ans plus tard, WE WERE CHALLENGERS intervient de façon plus sophistiquée dans ses structures délicates. Le nouveau LP ne réforme pas Soften, il semble parfaire cette pop élégante, humble, mais pas complexée tout en restant critique: "(Il) est un peu ce que je peux faire de mieux avec mes moyens limités - ce que je veux dire par là, c'est que je vais devoir changer de formule pour la suite, sinon je vais réutiliser toutes les ficelles que j'ai apprises en enregistrant en solo sur ce matériel et je vais tourner en rond." La production (signée Sacha Ruffieux) y est juste, discrète et précise comme il le faut pour ce genre d'album de mélodies: "Le premier (LP, nda )sonnait comme des démos faites sur Laptop, le suivant était une prod' studio avec un angle sans compromis dans les prises de sons qui pouvait sonner un peu distant" relève Nils Aellen. Toujours sous fort patronage Elliott Smith ("Take The Blame", "Revenge"), les compositions de Soften jouent sur la corde, évoquant sentimentalisme et lyrisme sans tomber dans ces écueils. ROCKET SCIENCE est le genre d'album qu'on aurait tort de juger trop hâtivement sous peine de passer à côté de ses subtilités. En ce sens, on peut évoquer les belges de Girls in Hawaïi agissant dans la même veine de cette pop qui ne vend que très peu. Le disque est signé chez Saïko Records, hébergeant de nombreux compatriotes d'excellente facture (Meril Wubslin, Hubeskyla, Beautiful Leopard). Avec une préférence pour le splendide final ”The Middle of The End"…


Laure Betris opère elle dans un registre plus dense et blues avec son projet Kassette, actif depuis 2006 – 2007, une fois les instruments de Skirt débranchés. Aux commandes de l'enregistrement du troisième LP de la Fribourgeoise, le même homme que pour Soften (Sacha Ruffieux, aux côtés de Christian Garcia pour la production), ainsi que le guitariste Michel Blanc (Polar, Honey for Petzi) et le batteur Nicolas Pittet (Junior Tchaka). FAR présente une musicienne devenue adulte, osant brillamment les grands trips ("Dead End") comme les titres délicats ("By the Sea"), dépouillés ou interprétés en chaldéen – "Imori (Tell Me)", un dialecte parlé dans le nord de l'Irak. A l'instar de Big Pants et Soften, Kassette garde une ligne de conduite exigeante avec un album habité et pas avare en titres accessibles ("Big Sur"). Des projets complexes, personnels sans être exclusifs et arrivistes; des preuves exemplaires d'une musique suisse - presque - au top, ancrée certes dans un registre anglo-saxon, mais participant de la consolidation d'une scène artistique de qualité. L'impulsions et les initiatives venant des artistes et acteurs actifs des scènes locales eux-même, l'exemple le plus probant étant la tenue dans une dizaine de jours de la première édition du Swiss Psych Fest à Yverdon, festival qui programme Kassette parmi une pléthore de formations du pays. C'est seulement en renforçant cohésion, ouverture à la critique et consécrations d'idées originales que nous pourrons prétendre, une fois encore, à montrer une Suisse riche musicalement, pertinente comme le furent certains de nos prédécesseurs et non pas colonisées par les projets peu identifiables. Ces trois albums sont des chemins possibles et peuvent se voir comme les canevas de scènes artistiques intransigeantes qualitativement et débarrassées de ces protectionnismes et fractions disciplinaires.









 

9 mai 2013

L'Ecume des Jours : adapter l'impossible

Illustration: Charlotte Stuby
Michel Gondry était peut-être le réalisateur le mieux placé pour adapter le roman de Boris Vian au XXIe siècle. Pourtant, quelque chose cloche, et l’indigestion visuelle que provoque L’Ecume des Jours dans ce bric-à-brac en mouvement est à des années-lumière du style littéraire de Vian : léger, poétique et naïf. Ce paradoxe met en lumière l’impossibilité de retranscrire au cinéma certaines œuvres littéraires.

Pourtant, Michel Gondry fait son taf. Et il le réussit plutôt bien si l’on prend en compte le niveau d’adaptation que le cinéaste a choisi pour adapter le roman : la fidélité à la lettre, mot pour mot. On y retrouve les plus petits détails, la moindre invention et les plus folles idées imaginés par Boris Vian lors de l'écriture de son roman en 1947. La scène d’ouverture (la toilette de Colin) démontre à elle seule très facilement le défaut du film : un trop plein d’idées difficile à faire rentrer dans le champ cinématographique. La souris, les paupières coupées, le comédon sous la peau, la baignoire qui se vide et les rayons de soleil avec lesquels Colin s’amuse à tirer des arpèges sont autant de détails qui remplissent les pages de l’incipit de L’Ecume des Jours et que l'on retrouve chez Gondry. Sauf que l'œil a du mal à suivre, que notre cerveau a besoin de pause et qu'il n’a pas le temps de s’attarder sur chacun de ces éléments et sur l’exagération du monde surréaliste que le livre s’amuse à décrire. A l’écran, tout s’écrase sur soi et engorge avec trop d’épaisseur l’image et les acteurs, ces derniers n’ayant tout simplement pas assez de place pour s'exprimer. 


L'entourloupe de Vian

Pourtant, il est vrai que Vian passe peu de temps à décrire ses personnages. Il lance en une ligne la description primaire de Chloé : "Chloé avait les lèvres rouges, les cheveux bruns, l’air heureux et sa robe n’y était pour rien", et c'est tout. A partir de là, c'est le récit, le décor, les séquences surréalistes, les personnages étranges, les inventions foldingues et le mélange de tout ça qui fera vivre (et mourir) ses personnages.

Dans son prologue, Boris Vian se vante d’avoir écrit son livre en quelques jours à la Nouvelle-Orléans, alors que l’écrivain n’a jamais quitté, à son grand désarroi, l'Europe. Vian, avant même le commencement du récit, met le public en garde : "l’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre". En partant de ce principe, Vian créé un monde où l'amitié, l'amour et la liberté sont ce qu'il y a de plus important et où les règles de vie sont accordées sur le mode de l'absurde. Un peu naïf ? Pas si sûr. Car si Vian exhibe joie et bonheur dans ses premiers paragraphes, ce n'est pas sans intention. A partir du mariage de Chloé et Colin, le monde entier va se dégrader autour de Colin : Chloé va tomber malade, Colin devra se mettre à travailler et Chick, son meilleur ami, sombrera dans la folie du fanatisme avant de mourir. Le roman se lit comme un conte de fées lu à l'envers, où la critique des thèmes comme la religion, le mariage, le monde moderne et même l'amour est au centre de l'histoire.


Chercher l'erreur

Gondry aussi est un génie de l'invention, du bricolage et d'un monde construit de toutes pièces qui semble bien vivant. Les bons coups existent : la séquence du partage d'écran après le mariage est admirable, la consultation du docteur est réussie et les plans du nénuphar dans la poitrine de Chloé auraient sans doute beaucoup plu à l'écrivain. On le sait trop bien, l'appartement de Colin n'est pas un simple habitat. Il est une partie de Colin qui, voyant le mal pénétrer petit à petit Chloé, s'assombrit et se replie sur lui-même, devenant lui aussi lugubre et poussiéreux. Cet effet est bien repris dans le film et le mal-être est tout à fait palpable. Les décors sont d'ailleurs le principal point fort du long-métrage – un point fort qui prend malheureusement trop de place et écrase tout le reste.

Même si l'on pouvait craindre le pire au vue du casting concocté par Gondry, les acteurs ne peuvent rien faire contre tant d'artifices. Du coup, même Gad Elmaleh devient une âme en peine, un personnage que l'on voudrait prendre et secouer pour le faire réagir. A noter que Omar Sy sied parfaitement le personnage de Nicolas et que l'apparition de Chabat en chef Gouffé est séduisante. Alise est peut-être le rôle le mieux représenté. Quant au couple, il faut avouer que Duris fait ce qu'il peut malgré qu'il ne soit physiquement pas vraiment conforme à la vue que les lecteurs pouvaient se faire de Colin (une tête ronde, les cheveux clairs, de petites oreilles), et que Tautou est fatalement de moins en moins insupportable plus la maladie de Chloé évolue.


Tantôt Tautou

Et si l'erreur de casting venait finalement d'un mauvais choix de réalisateur ? Bien que Gondry ait bien restitué l'univers de Vian, le passage du livre au grand écran n'est pas à l'abri de mauvaises surprises. Je me rappelle que quand j'avais revu à la télévision Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain quelques temps après sa sortie en salles, je m'étais dit que si un jour L'Ecume des Jours devait être adapté au cinéma, ça devrait être avec les yeux de ce réalisateur. L'ambiance créée par Jean-Pierre Jeunet me faisait indéniablement penser à l'atmosphère du roman de Vian : la magie incrustée dans le réel, le retour à une simplicité brute, l'emploi à contre-courant des objets (le photomaton, le nain), le contraste des couleurs, une écriture poétique naïve et nostalgique. Bien sûr, il y manquait la satire du monde moderne, le travail et la guerre et tout ce qui se retrouve dans la deuxième partie du roman. Mais, à un niveau strictement formelle, Jeunet avait réussi sans le savoir à peindre l'univers de l'écrivain moderne qu'était Vian (en espérant un jour, une adaptation de L'Herbe Rouge par exemple).

Donc Vian vs Gondry ? Bien sûr que non. Heureusement. La rivalité n'existe pas. Mais il faut avouer que quand on se régale devant le pianocktail en action ou devant une anguille qui sort d'un lavabo, il ne faut pas se leurrer : toutes ces trouvailles viennent de Vian, et de lui seul. A croire que le cinéma ne la lui fera pas. Pourtant, Vian rêvait de voir ses œuvres être adaptées au cinéma et il est vrai qu'elles sont la plupart des champs ouverts à d'extraordinaires inventions pour le grand écran. Mais il semble qu'une sorte de fatalité existe entre le cinéma et Boris Vian, lui qui mourut durant la projection de J'irai cracher sur vos tombes en 1959. Ou comment parfois la littérature se défend, avec violence et comme un nénuphar, du cinéma.