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29 févr. 2012

KINO KLUB: Buvette - ”Directions" (CH)



Situé entre le bord du lac Léman et les montagnes vaudoises, le label Rowboat a vécu un hiver très studieux; ses deux fondateurs ne se sont pas engourdis, avec pour l'un et l'autre un enregistrement d'album allant de fait compléter le joli catalogue naissant à l'acronyme RB (le 01 était le premier album de Buvette, le 02 celui des incendiaires Monoski et le 03 l'excellente compilation sortie en juillet passé, disque de notre bulletin mensuel des sorties).

Encore en plein mastering de son second album fortement attendu PALAPA LUPITA (sortie prévue fin mars, distribué par Namskeïo), Buvette nous offre un jour avant sa sortie le clip du premier titre issu du LP; ”Directions” indique une orientation toujours plus synthétique sans pour autant quitter voix et structure pop. Au contraire, sa bonhomie et son rayonnement témoigne du lieu de conception, le Mexique. L'équilibre entre ces deux éléments, qui semble parfaitement fonctionner est mis ici à l'épreuve par le duo de clippers: à la réalisation du clip, Marie Taillefer et Thomas Koenig excellent en petits laborants de la pellicule craquelée, déformée, peinte et pensée les yeux fermés, avec l'espoir un peu désinvolte que l'ensemble pictural cale sur "Directions". Le clip musical devient vraiment intéressant quand il y a un dialogue non voulu entre son et image, ruptures ou coïncidences, pour ainsi former une œuvre à part entière. Nous pouvons ainsi dire qu'en 3 minutes 40, l'exercice est réussi.

28 févr. 2012

TT Books: Linus Bill, Golf Wang et Jérôme Knebusch

Photo: Golf Wang, reproduction Julien Gremaud
Ici et là, l'édition d'art recèle de belles surprises; son enthousiasme et sa plus-value lui assure une diffusion non-négligeable. Loin d'être à l'agonie comme certains le prédisent à tort, il prend même des formes inattendues. C'est ainsi que l'on retrouve pour cette nouvelle chronique TT Books les rappeurs ultra-classes de Odd Future, aux côtés d'artistes, plasticiens ou écrivains. Le livre d'art et ses artistes jeunes: l'occasion de démontrer qu'il ne circule pas que sous les noms Taschen ou Steidl, mais sous des entités multiples. Un post sous l'égide des récits.

Ainsi, nous débutons avec le petit livre gris (25x17.5 cm) de Linus Bill, Topmotiviert. Rapidement, l'artiste suisse-allemand (Bienne) bénéficie d'une jolie attention, alors qu'il étudiait encore à l'Ecole d'Art de Zürich. Bill dessine, peint, installe et photographie, souvent avec des slogans absurdes, parfois avec des Mickeys, des mains surtout. Mieux: il publie à un rythme effréné, d'excellents ouvrages d'art, jusqu'à gagner un prix lors des Plus Beaux Livres suisses, en 2007 déjà, avec Meistens macht man die im Haus, aber im Sommer gehts auch draussen, livre d'illustrations sous l'égide de l'éditeur zürichois Benjamin Sommerhalder et sa maison d'édition tip top Nieves, au catalogue plus que fourni. Sinon, Bill publie aussi ses photographies, à l'instar de Piss down my back and tell me it's Raining, reprenant des travaux issus de ses études notamment, ou encore Tu M'as Volé mon Vélo. Avec Topmotiviert, Linus Bill change d'écurie et publie son nouveau travail chez Rollo Press, mené par Urs Lehni, en pleine transition apparemment entre la technique du Risographe et le passage à l'offset. Topmotiviert est en fait la publication de l'exposition Was Nun?, tenue au Photoforum PasquArt de Bienne, associant Bill à Patrick Hari et Timm Ulrichs (*1940, Berlin), figure pionnière de l’art conceptuel. A la maison, Bill semble mener la danse et l'exposition tient le spectateur en haleine, dans un pluridisciplinarité  bienvenue. "Objets, installations, photographies et autres procédés d’impression composent un parcours en forme d’interrogation qui combine les trois positions artistiques" (Annonce de l'exposition biennoise). Le livre passe à travers plusieurs couches de l'expo: simples reproductions de toiles, déclenchements approximatifs au flash, vues de l'arrière-cour et mise en abyme de ses œuvres Topmotiviert traduit une pratique artistique vive, précise et bordelique à la fois, brut et saturée; graphiquement, les choix sont réduits au plus simple, avec des photos verticales en mirroir, sans pause, où l'on joue sur les échelles. Une belle ballade subjective du Was Nun? de Linus Bill. L'avenir lui appartient.



























































L'avenir n'est non plus pas un problème pour les Odd Future, c'est le cas de le dire. Incarnant un hip hop au top l'an passé, les OFWGTKA ont tourné sans arrêt et ne devraient pas s'arrêter avant… Avant quoi? La prison? Certains y sont déjà passés… Le crack? Pas sûr qu'ils tombent dans le piège. Le skate? Peut-être bien… Malgré tout, Tyler, The Creator et son collectif semblent garder les pieds sur terre, pas si sectaires qu'on pourrait bien penser, généreux et assez loquaces. A travers le tumblr Golf Wang, les Odd Future ont parfaitement documenté leurs premiers faits d'armes sur la route, avec bien plus d'allure que n'importe quel autre groupe à guitares: ni niaises ni faciles, leurs photographies témoignent d'une certaine lucidité, dans le travail et dans le succès, d'occupations de gens de leur âge dont, surtout, du skate et encore du skate (au point de faire la Une du magazine Trashers). A la fin de l'année passée, toute cette documentation finit dans une publication. Un groupe de hip hop publie un livre d'art, WTF? Sisi! Et voici leur réponse équivoque: "Yes! GOLFWANG Is Finally Being Made Into A Book (…) Nothing Special, Just Photos That Our Group Of Friends Took". Effectivement, ce Golf Wang n'a pas d'intention ultra-artistiques: ici, il y a de la maladresse, des films voilés, cramés, des mises en scènes pas terribles, des photos anecdotiques, pas mal de private jokes. Toutefois, ce livre publié par PictureBox n'exclut pas l'amateur de photos au détriment du simple fan de OFWGTKA. Sur presque 200 pages, la somme est suffisamment dense et honnête pour représenter un réel intérêt documentaire, témoignant d'une réalité des skateparks et de stars en puissance pas si déconnectées du monde que ça. Ni Swag ni crétins, la fine équipe joue sur ses propres codes – le studio, saint des saints des rappeurs, les groupies, les concerts, les flingues, la marque Supreme – pour mieux les désamorcer. Ce ne sont juste que des photos, rien de spécial comme mentionné. Dans la préface, Tyler témoigne: "Après tout, voici ce que nous sommes: jeunes, ignorants et passant du bon temps. PS: libérez Earl (Sweatshirt, en prison alors ndr.)". Golf Wang recèle de splendides snapshots et atteint parfois le niveau de publications de Ari Marcopoulos, fourni par le gang lui-même: ça évitera qu'un photographe de concert arriviste ne se fasse de la thune sur leur dos comme c'est bien trop souvent le cas dans la musique.





















































































"Choses lues, entendues, trouvées, inventées, vécues et autres mensonges". Après le récit d'exposition et le carnet de route, terminons ce TT Books audacieux avec l'artiste français Jérôme Knebusch. Actuellement basé à Francfort, le diplômé de Nancy travaille avec les mots et, lui aussi, avec le livre, au point de faire le médium central de sa pratique artistique. Dans cette dynamique, Notizen zu Berlin est un adorable petit livre de poche, "procédant d’une quête impossible de l’identité de la ville de Berlin". En deux langues, ce carnet de croquis berlinois est imprimé en offset argenté sur papier noir. Noir, comme la face comique de la ville, son attractivité nocturne en négatif de la grisaille quotidienne parce que ce n'est pas si facile de vivre à Berlin, malgré les apparences. Si on enlève la jaquette externe, on se retrouve avec un livre sans titre ni page de garde ou encore de nom d'auteur. Les récits débutent. "Je n'ai pas trouvé la première phrase, la première phrase décisive (…). Je me suis levé et j'ai dit: on rentre". Plus loin, on se retrouve au Berghain, forcément, mais aussi à l'étrange Postdamer Platz, à Treptow, dans des élucubrations tintées de mythes berlinois ou de simples anecdotes aussi vite oubliées. Au final, si l'on apprend quelques trucs 112 pages durant, l'ensemble est assez léger mais veut s'inscrire comme une œuvre d'art, ou plutôt une performance textutelle. Plus intéressant que les blogs de récits d'expatriés parisiens dans la capitale teutonne, Notizen zu Berlin n'est pour autant pas emphatique ou pléthorique. Sans début ni fin, pour mieux prendre quelques extraits quand on veut, aussi longtemps que l'on désire, attentif ou non. Au final, c'est un petit peu cela Berlin: on vient y faire ses courses, peu importe le contenu, sans contrainte ni impôts à payer. Notizen zu Berlin est à caser aux côtés d'un autre récit quasi-gonzo, Sandwischme, de Jérémie Gindre (paru chez Rollo Press).










































































































27 févr. 2012

Musique hantée à Londres

Photo: Julien Gremaud

Comme une lame de fond, la musique électronique moderne, complexe car ni synthétique ni humaine, tourmente chaque grandes productions. On l'appelle parfois dubstep, pour simplifier. Le cas est bien plus trouble que cela. Quelques heures durant à Londres, alors que le Grand froid arrivait à travers des fenêtres perméables, on a senti cet autre grand souffle. Musique Hantée à Londres, je prends le relais de mon collègue pour assister à une soirée d'un label majeur en 2012.

Début du mois. Londres au soleil, pour pas longtemps. Premier soir à instruments, au mythique Lock Tavern, là où auraient joué pas mal de grandes stars, avec Stranded Horse, notamment connus pour leur reprise du titre des Smiths, ”What Difference does it Make?”. Pendant ce temps-là, nous loupons sans le savoir, venant d'arriver, la prestation de Nicolas Jaar au Roundhouse. Pas grave, notre émissaire Musique Hantée y était la semaine avant, à Milan. Londres peut bien être la maison-mère de la musique moderne, se retrouver sans plan établi ne pardonne pas: à Camden, pas beaucoup de chance de se glisser dans un endroit hanté. On finira sans trop y croire dans une des succursales sans âme du Barfly, à entendre nous refourguer toujours la même musique, entre Dizzee Rascal, Chemical Brothers et Strokes. Étonnant comme l'Angleterre à guitares ne change pas: elle ne laisse rentrer des beats dans ses murs que sporadiquement, avec une allégeance pas si désinvolte que cela. On casse ces murs en se préparant pour une enfilée de haut-vol: les spectres nous attendent dans divers endroits.


Le Corsica Studio fait plaisir à voir: après maints détours, du côté de Elephant and Castle, Southwark, l'endroit, autogéré et non-profit, rassure. Seul le line-up apparaît sur la porte. Notre expert local précise: parmi celle-ci,  on retrouve des gens pas si inconnus que cela: 2562 sous son autre apparence, A Made Up Sound, le producteur Anthony Shake Shakir, très rare en Europe, trentenaire de pratique, sous l'égide de divers labels historiques, de International Deejays Gigolos au Metroplex de Juan Atkins. Le premier est furieux, le second lumineux, mais avec un point commun: quel volume sonore! Habitué de grand son, le promoteur Plex semble anéantir toute tentative de répit, avec à son récent palmarès Sandwell District, Cristian Vogel ou encore les fournisseurs en vinyles du tout-Berlin, Hardwax. Objekt et Nightwave ouvrent les feux pour l'invité surprise. 150 clubbers londoniens le ventre à terre, les oreilles entaillées, et Jackmaster qui débarque, de Glasgow, avec son étiquette de gros poisson, immédiatement reconnaissable par les habitués. Ce mec-là a fondé le label Numbers, signe Jamie XX, ou Deadboy et s'inscrit comme un DJ hallucinant. Nous sommes au cœur de la tourmente, accrochons-nous. 


Le lendemain, on s'attend à du même acabit: le label Hotflush Recordings est à l'honneur, tout simplement à l'usine à son, la Fabric. Cet endroit possède l'amplitude à défaut du niveau sonore; dans le catalogue du propriétaire dudit label Scuba, on retrouve sur scène les très attendus Sepalcure. Un live set sans surprise, avec le sensuel "See me Feel Me" en entrée pour l'intégralité du premier LP du nom du duo. Dans notre dernier Speaches, nous avions parlé de cet album, aussi inégal que détenteur de quelques tracks savamment sensuelles et vendeuses. "Pencil Pimp" est engagé sur la boîte à rythmes et c'est le constat: ce morceau résume à lui seul l'évolution de cette musique spectrale, se rapprochant de la house pour son efficacité rythmique et brisant net des voix qu'on aurait cru entendre, à la manière des anciennes productions de James Blake. En concert, bien sûr, c'est moins probant. Qui de Mount Kimbie, de Joy Orbison ou de Sepalcure, pas facile de sonner aussi implacable sur des planches. Blake, lui, sait le faire, mais c'est différent. Il joue, et chante pour de vrai, mais cela est un autre problème. Ainsi, le duo vit encore une belle interruption d'une quinzaine de minutes, sur casse de table de mixage, pour terminer sans grande saveur. Suit Scuba dans une salle comble. Dans la grande salle, c'est aussi plein, mais très différent. Nina Kraviz, vivement célébrée lors du dernier Electrosanne, retourne la Fabric dans un set très deep house. Le public se contente de peu, on retourne dans l'autre salle, une fois que Sigha prend le relais de son patron et on prend conscience de trois choses: de un, ce label Hotflush recèle d'excellents artistes; de deux, il faut savoir rester sur ses pattes alors qu'on imagine que dehors le jour succède aux giboulées nocturnes. Et, pour terminer, cette Fabric, déjà trop chère au guichet et au ravitaillement, ne transfigurera ce line-up étrange, entre intéressant et grand-public (Radio Slave succèdera à Nina Kraviz dans la grande salle). Toutefois, en passant d'une installation précaire au Sud de Londres aux parures luxueuses de Smithfield, le souffle spectral reste comme inscrit dans les bonnes habitudes londoniennes. Pas de grandes soirées, même si le Corsica Studio reste incroyable – peut-être étions-nous trop exigeants – mais une promesse: la musique hantée n'est pas qu'un épisode et s'inscrit sur la durée. Où se passera la suite?


"On Deck" Scuba- FaltyDL RMX by FaltyDL

24 févr. 2012

La taupe de tomas alfredson, exigeant et splendide

Photo: Fred Gabioud


Après le magnifique Morse, Tomas Alfredson remet ça avec un film d'espionnage aussi respectueux du genre qu'incroyablement inventif. Un film tout simplement  au-dessus du lot.

On avait beau s'être au début réjouit du fait que le cinéma hollywoodien avait pris un sacré tournant esthétique, tout cela, notamment avec Shame, a fini par virer au vernis lisse où un cool des plus froids était censé combler l'absence de scénario, de tension et de montage. La Taupe ou Tinker Tailor Soldier Spy en version originale, vient, d'un coup de maître, faire exploser ce déséquilibre entre scénario et esthétique pour livrer un film splendide et à l'histoire passionnante. Par contre, c'est sûr que l'intrigue est compliquée. La Taupe s'inscrit totalement dans le film de genre et s'éloigne en tout point du film d'espionnage à la sauce américaine spectaculaire. Pas de coup d'éclat mais du raisonnement, de l'épluchage de dossier. Ici, un ancien agent des services secrets britanniques doit démasquer la taupe parmi les quatre hommes les plus haut placés des services. Pour démêler le mystère, il faut passer par de nombreux personnages, différents lieux, des pseudo étranges. Le tout se fait dans un contexte politique précis: la guerre froide avec son opposition entre puissances soviétique et américaine, faite de violence le plus souvent contenue. Le talent du réalisateur est ici d'évacuer tout contenu idéologique militant. Monde communiste et capitaliste ne valent pas mieux l'un que l'autre, il n'y a plus que des professionnels qui classent, qui fouinent, qui cherchent tous les moyens pour battre l'adversaire, non en raison de valeurs mais comme une routine qui a perdu toute signification. Si finalement, il fallait choisir son camp non pas en suivant la loyauté mais en tentant de trouver des avantages, c'est alors le communisme qui gagne, non pour ses valeurs mais pour son fanatisme. C'est sa faiblesse mais aussi sa grandeur: le fait que les gens qui lui sont dévoués croient encore à la valeur de ce système. Ce récit désenchanté de l'espionnage est de plus renforcé par le fait que l'intrigue se situe en Angleterre, pays où les choses sérieuses ne se passent pas. La cour des grands, ce sont les Etats-Unis et l'Union Soviétique. L'Angleterre n'est que l'allié qui se donne de la peine, mais ne récolte que des critiques de son allié et n'est attaqué que pour mieux atteindre ce dernier.


Se dresse alors un décor pour le moins triste, les individus se débattant pour une cause qui n'a plus de valeur, dans un jeu dont le résultat n'a que peu d'incidence. On se retrouve finalement face au visage bureaucratique de l'espionnage, fait de vieux dossiers qui passent de bureau en bureau, de vie sentimentale blafarde et de fête sordide. On pourrait penser qu'une telle trame ne pourrait ne procurer que de l'ennui mais ce n'est pas le cas. Tomas Alfredson parvient à faire transparaitre la tension et la force, que ce soit grâce une intrigue haletante, grâce à un cast irréprochable, et surtout grâce à une réalisation magistrale faite de flashbacks impromptus et  de plans tous aussi parfaits. Et au milieu de cette trame de fond, constituée par des enquêtes qui ne conduisent que d'un bureau à un autre, existent trois scènes stupéfiantes de réussite. Les deux premières rentrent dans le registre plus aventurier du film d'espionnage. On suit un agent lors d'une mission à Budapest puis un second à Istanbul. Portés par une photographie magnifique, ces deux escapades mélangent beautés des villes et maestria de la mise en scène, jouant tout en finesse sur la notion de regard. Lorsque le drame s'intensifie, c'est tout le monde qui se scrute et s'observe. Enfin, le film se termine avec un vertige proche de celui ressenti avec Morse. Dans ce dernier, l'histoire racontant la rencontre entre un garçon et une jeune fille vampire se révèle soudain être en fait le récit du temps qui passe infiniment à travers le passage d'un amoureux à un autre. De même, La Taupe se termine par une révélation: au fond de ces intrigues, derrière le sordide des bureaux et des tweeds, se cache toute la splendeur de la vie, exprimée à travers l'amour que se portent les individus, l'amitié d'inséparables jusqu'à la mort, la valeur que l'on met dans ceux qui nous cotoyent dans cette vie, à la fois sordide et splendide. Le tout porté en apothéose avec la reprise de "La Mer" par Julio Iglesias.



21 févr. 2012

Andreas Dorau, la synthwave sépia

Illustration: Giom




























En 1982, c'est-à-dire dans les années parmi les plus inventives qu'ait connu la musique actuelle, sortait BLUMEN UND NARZISSEN de Die Doraus und die Marinas. Aujourd'hui, Bureau B  réédite cet album de synthwave bien retro mais aussi un des rares véritables disques adolescents.

Le punk est déjà bien installé en Allemagne de l'Ouest en 1981, une scène large s'est développé et a mis un point d'orgue à développer ses propres caractéristiques et à chanter en allemand. Il est tellement installé que de nombreux musiciens ont déjà la ferme intention de dépasser ce stade, en retournant vers une musique plus dansante, récusant le tabou du tube, et surtout en utilisant des synthés devenus abordables, plantant les graines de ce qui allait se faire appeler la Neue Deutsche Welle. On se trouve véritablement à une croisée des chemins du punk ouest-allemand, une partie se durcissant dans les formes rigides du punk Oi, l'autre partant vers des terrains plus artistiques mais aussi plus ouverts aux influences non blanches comme la disco ou le reggae. Au centre de ces différentes tendances, un label produit sans compter, Ata Tak de Frank Fenstermacher à Düsseldorf, qui accepte presque toutes les démos qu'il reçoit. Parmi celles-là, un single envoyé par un garçon de 16 ans, Andreas Dorau. On associe souvent la pop avec l'adolescence, du fait de son public, de son image, ou de différents groupes de jeun's préfabriqués. Avec Andreas Dorau, rien de tout ça à la base. On colle vraiment à l'image type, presque trop belle pour être vraie. Pourtant, Andreas Dorau a bel et bien écrit ses chansons durant des vacances en famille et son tube "Fred von Jupiter" était à la base composé pour un devoir en classe de musique, travail qui ne fut gratifié que par un B, avant de connaitre un succès important. De même, les jeunes filles qui chantent et posent avec Andreas Dorau ne sont pas issues d'un casting sauvage mais sont tout simplement les copines de classe du garçon. 


Si tous ces éléments donnent un parfum d'authentique au groupe, il ne faut pas non plus penser qu'on se trouve face à une forme naîve de création, Andreas Dorau faisant figure de douanier Rousseau de la musique. Au contraire, sa musique et sa posture démontre une maîtrise certaine des codes de la pop, décidant de jouer avec les images et les caractéristiques des tubes pour mieux se les approprier. Et il ne faut pas oublier que le prof de musique particulier de Andreas Dorau jouait dans les influents Palais Schaumburg. Pour résumer la démarche du jeune homme, on peut dire qu'il essaie de mélanger des chansons traditionnelles allemandes avec un son de synthétiseur. Le problème, c'est qu'en l'écoutant aujourd'hui, les deux retro se confondent, donnant naissance à une incarnation d'une pop finalement très semblable à ce qui se passe aujourd'hui à l'ère de l'afterop: les différents temps de l'histoire de la musique se mélangent, la chansonette de brasserie rencontre les sons bizarres de synthétiseurs, le tout rendu encore plus sépia par la langue allemande, presque totalement absente de notre répertoire de musiques actuelles. En bon élève, Andreas Dorau joue sur les différentes cordes pop avec un première ligne le tube de "Fred vom Jupiter", vendu à 20'000 exemplaires en quelques mois . Les filles chantonnent nonchalamment un titre improbable, sur une mélodie synthpop facile, des sons de fusées, une voix de robot bien pourrie, et surtout avec un refrain irrésistible ponctué de clappement de mains. Du tube sur mesure mais ce qui le rend particulier, c'est le fait qu'il soit le fait d'une personne qui joue avec les codes du genre pour mieux s'en amuser, on se trouve véritablement dans une appréhension ludique de la musique. Deux vidéos de cette chanson emblématique montre l'évolution qu'elle connaitra en compagnie de l'ensemble de la Neue Deutsche Welle. Dans la première, garçons et filles semblent débarqués sans vraiment être préparé sur un plateau. Tous sentent l'innocence et personne n'a à être une star parfaite et impossiblement belle. C'est tout le contraire dans la deuxième. L'industrie du spectacle a supprimé tout ce que la musique avait de ludique et de sincère. Un décor est planté, des mannequins ont remplacé les copines d'école et exécutent des chorégraphie. Le groupe de potes a lui aussi disparu, Andreas se retrouve tout seul le visage peint. Cette idée venue de la télévison dégoutera pour de bon Andreas Dorau qui s'arrêtera de composer pour quelques années. 


Le reste de BLUMEN UND NARZISSEN est d'aussi si ce n'est de meilleure facture. Cela commence très fort avec "Tulpen und Narzissen". Le roulement de basse, la guitare limpide et le refrain nasillard en font peut-être le meilleure titre de l'album en à peine plus de deux minutes. "Junger Mann" se place au niveau de "Fred von Jupiter". Cette fois, la chanson est construite en duo masculin/féminin avec toujours ce son de synthé, qui rappelle D.A.F. en mille fois moins trash. A noter qu'Andreas Dorau reprendra ce titre en duo avec un autre groupe important de la nouvelle scène allemande: Der Plan. Sur d'autres titres, Andreas Dorau s'essaie à d'autres registres comme le punk mais c'est dans la complainte qu'il assure véritablement. "Nordsee"  embarque des plages sonores bizarres qui finissent par ressembler à un accordéon psychédélisé sur une basse aussi simple que parfaite. "Ernst" et "Alter Maler" sont du même acabis. Le seul reproche à faire à cette réédition est l'ajout comme souvent inutile de six titres bonus, beaucoup plus expérimentaux et beaucoup moins intéressants. Un bien maigre bémol face au fait d'avoir enfin accès à cet album en format CD ou vinyle, trente ans après et alors que même sur l'internet il restait difficile à dénicher. 

andreas dorau - blumen und narzissen (album preview) by experimedia




20 févr. 2012

Black Movie 2012 : preview et bons plans / Faust

Visuel affiche "Black Movie" 2012
Le festival « Black Movie » a débuté vendredi et continue jusqu’au dimanche 26 février. Cet événement cinématographique genevois décidé à aller « résolument à contre-courant des cinémas uniformisés », propose cette année encore une multitude de films palpitants. Mais comment se retrouver parmi cette forêt de récits et d’histoires inhabituelles pour les p’tits Suisses traditionnels que nous sommes ? Tentative d’itinéraires et quelques mots sur le long-métrage événement de Sokourov qui ouvrait le festival vendredi soir.

Contemporain, asiatique, et même dorénavant plus ouvert sur l’Europe du Nord, le cinéma des Balkans et l’Amérique du Sud, le « Black Movie » nous donne la chance en Suisse de voir des films qui ne sont pas encore sortis en salle et qui, probablement, n'y verront jamais le jour. Profitons donc durant cette semaine de cette aubaine avec pour commencer l’hommage de Kim Ji-woon au genre du western spaghetti des années 60 (et plus précisément à Sergio Leone) avec The Good, The Bad and the Weird. Pour l’un des films les plus chers de l’histoire du cinéma coréen, Kim Ji-woon reprend la trame du classique de Leone pour en faire un western complètement loufoque, fou et génial. Avec un casting de luxe (le Tom Cruise coréen, Lee Byung-hun), le film est un régal dans le genre du film d’action filmé par (à mon humble avis) le meilleur réalisateur coréen à ce jour, derrière Park Chan-wook. Parce que Kim Ji-woon c’est A Bittersweet Life, A Tale of Two Sisters et l’énorme I Saw The Devil sorti l’année passée dont la présence au « Black Movie » aurait été la bienvenue.


Dans la continuité du cinéma asiatique, il y a le très beau (et applaudi de la critique française) Tatsumi, première réalisation animée de Eric Khoo, réalisateur singapourien qui rend homme dans ce film au Gekiga, le manga noir destiné aux adultes. Encore deux choses à relever pour les coréens : la projection du court-métrage de Park Chan-wook (prix du meilleur court à Berlin l’année passée), déjà vu au NIFFF, que Park a réalisé uniquement à l’aide d’une centaine d’iPhone 4. Les deux derniers films de Hong Sangsoo, le Rhomer coréen, valent le détour : Oki’s Movie et The Day He Arrives, en avant-première suisse.


Le Lion d’or en ouverture : Faust
Et quoi de mieux que de démarrer les festivités par une reconnaissance européenne certifiée : Faust du réalisateur russe Sokourov était projeté vendredi soir (la majorité des films sont projetés trois fois), qui a reçu la distinction suprême à Venise l’année passée, est à coup sûr l’un des moments forts du festival. Après avoir tourné sa tétralogie sur le pouvoir (Moloch sur Adolf Hitler, Taurus sur Lénine et Le Soleil sur l’empereur Hirohito), le réalisateur soviétique s’est lancé dans un film qu’il aura mis cinq ans à réaliser et qui n’a été terminé que la veille de sa présentation à Venise. Reprenant le mythe moderne de Faust, pièce de théâtre atypique et surréelle écrite par Goethe à l'aube du XIXe siècle, Sokourov se lance dans un film ambitieux, difficile, et dont le sujet a déjà été repris au cinéma par Murnau ou René Clair. Loin du film de Clair (plus tragicomique), le Faust de Sokourov est une œuvre somme que le président du festival, Darren Aronofsky, n’a pas hésité à féliciter : « Il y a des films qui font pleurer, rire, penser, des films qui émeuvent, qui changent la vie pour toujours. Faust est de ceux-là ». Le réalisateur de Black Swan n’est pas loin du vrai, car le film renverse tout, étonne et dérange, tant la caméra ne quitte jamais ses personnages, ne les laisse pas respirer et empêche le recul à cette histoire de pacte entre un homme qui décide de vendre son âme au Diable pour s’évader d’une vie trop difficile dans laquelle l’âme est introuvable, le bonheur aussi, et le Mal omniprésent. Pauvreté, maladies, dettes, la démarche du cinéaste russe semble être celle de montrer que le Mal entoure l’Homme et que celui-ci, pour vivre, doit faire avec, et accepter un déclin inévitable : « Regardez-les, ils sont morts. Ils sont heureux et ils vous attirent. Vous, vous êtes malheureux et vivant » lance Mauricius (alias Méphistophélès) au docteur Faust à la fin du long-métrage. Rarement ai-je été aussi dérangé et mal à l’aise au cinéma par cette image qui hésite entre les effets d’étirements et les couleurs pâles et automnales, mais l’effet est cependant immédiat : on se sent aussi emprunté que Faust, perverti par les paroles infatigables et bruyantes du Malin et, de l’autre côté, de Marguerite qui incarne le bonheur d’une vie meilleure qui s'éloigne. Le film se termine dans des paysages montagneux (le film a été tourné dans cinq pays différents), de glaciers et de roches, où les deux hommes se perdent dans des couloirs qui se ferment sur eux-mêmes, comme le spectateur, pris dans ce mouvement pervers de la fin d’une histoire, qui ne trouve plus d’autres issues que celle de la fuite.

En présentant Faust, le « Black Movie » met la barre très haut. Mais la qualité se répètera durant la semaine, avec notamment Canine (film gréc de Yorgos Lanthimos), Deadball (Japon, 2011, Yudai Yamaguchi) pour les amateurs de gore, Casanegra (Maroc, 2008, Nour-Eddine Lakhmari) un road-movie alléchant, ou encore le dernier Takashi Miike, Hara-Kiri, Mort d’un samouraï (Japon, 2011) qui plaira à tous les amateurs de films de samouraï ou bien sûr Les tortues ne meurent pas de vieillesse de Benchekroun & Mermer, film révélation du cinéma marocain en 2010.




Black Movie 2012 du vendredi 17 au dimanche 26 février / Genève cinémas du Grütli / 8.- pour les étudiants / tarifs et informations sur www.blackmovie.ch 


18 févr. 2012

Hawaï désenchanté: l'envers du décor dans The Descendants

Photo : Vincent Tille
Alexander Payne (salué par la critique après deux bons rendus – Monsieur Schmidt et Sideways) s’est remis à la réalisation, six ans après son dernier long-métrage. Le temps, les voyages et le métier de producteur l’auront finalement mené à l’adaptation du roman de Kaui Hart Hemings, The Descendant.

« Le paradis peut aller se faire foutre »
L’histoire emmène l’anti-héros Matt King incarné par George Clooney à retrouver l’amant de sa femme tombée dans le coma après un accident nautique. Matt se verra accompagné par ses deux filles à travers les îles d’Hawaï, détail géographique à ne pas négliger et sur lequel il faut s’arrêter. Car on peut trouver le scénario un peu pataud (quelqu’un dans le coma, comment lui dire pardon, les retrouvailles du père et de ses enfants, etc.), les acteurs bons (Clooney mérite en tout cas sa nomination aux Oscars) et la mise en scène assez réussie (pas faux). Mais au-delà de tout ça, l’idée géniale du film est celle d’avoir utilisée comme lieu de l’action Hawaï . The Descendants permet en effet de montrer l’importance du choix de la situation environnementale où l’action, les acteurs et le déroulement de l’histoire se font.

Le prologue tient d’ailleurs tout de suite à mettre les points sur le "i". Matt King décrit en voix-off la vie d’Hawaï à l’opposé de tous les clichés que l’on connaît de cette station de loisirs estivales. La vie aussi peut s’arrêter à Hawaï ; les cancers existent aussi et y vivre ne veut pas dire être en vacances 365 jours par an. Le paysage prend donc de l’importance et apporte une valeur ajoutée au film non négligeable. C’est la saison des pluies qui est montrée à l’écran, et ce ciel souvent couvert ravagé par une couleur grise qui bouffe le bleu ciel azuré auquel nous sommes habitués. Ce ton apporte une dimension ordinaire qui magnifie la pellicule et le spectateur est ainsi emporté dans l’histoire au rythme des rencontres que fera Matt à travers les îles d’Hawai’i et de Kaua’i. Le paysage devient d’ailleurs une partie intégrante de l’intrigue, puisque la famille de Matt doit vendre l’une des dernières parcelles encore vierges de l’île de Kaua’i encore épargnée des constructions d’hôtels ou de terrains de golf. Alexander Payne va d’ailleurs passer du temps à filmer ce paysage grandiose – toujours sous un ciel couvert – où la nature se déploie avec ce qui lui reste comme terre inexploitée par l’Homme. Ce côté gris de Hawaï accentue les difficultés qui entourent la vie de Matt King à choisir un bon acquéreur pour le terrain mis en vente, à annoncer la mort de sa femme à sa famille et ses amis et à élever ses filles comme il ne l’a pas fait auparavant. Si l’histoire s’était déroulée à New York ou Los Angeles, le film tomberait à plat. La place de l’action n’est ici pas qu’un décor passif mais élève l’histoire à un sublime de l’ordinaire, en jouant avec un lieu que les mœurs ont transformé en paradis terrestre éphémère.



Haiti désenchanté
Il y a des films où l’on s’accroche plus à un paramètre particulier : un-e acteur-trice qui nous attire, une scène mythique ou un scénario insolite. Dans The Descendants, c’est la photographie et l’atmosphère qu’elle apporte en utilisant très justement les bons plans et les séquences utiles : le petit footing de Matt le matin sur la plage où il rencontre l’homme qu’il recherche, les instants banals de plage où il est assis dans le sable à regarder sa cadette se baigner, le vent dans les palmiers et ce moment très spécial de la journée que filme Payne avec amour, comme Malick dans Days of Heaven ou celui-ci recherchait alors « l’heure bleue » (un instant précis entre le coucher du soleil et le début de la nuit). Nous ne sommes pas au niveau de Malick bien sûr, mais on touche à une simplicité intelligente et qui fait mouche, une simplicité que Payne avait déjà utilisée dans Sideways mais qui dans The Descendants prend une forme originale et si vraie que l’on aimerait connaître ce Hawaï-là plus que celui des cartes postales. Un peu comme Woody Allen qui aime Paris sous la pluie, le beau temps lègue sa place ces derniers temps au cinéma à une étrange exultation des trombes d’eau que réemploie Payne avec délicatesse.

The Descendants de Alexander Payne (USA, 2011)
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14 févr. 2012

Sublime Take Shelter

Photo: Vincent Tille
Take Shelter n’est que le second long-métrage du jeune réalisateur américain Jeff Nichols et prouve déjà toute la splendeur d’un mec qui aime filmer la peur et l’angoisse d’une façon particulière, sans jamais tomber dans les gros clichés du film d’horreur. Un genre qui a de la peine à retrouver sa veine d’antan et que le réalisateur utilise intelligemment dans son film qui a remporté le Grand Prix de la semaine internationale de la critique à Cannes en 2011.

Le synopsis se résume à peu de choses : Curtis est en proie depuis quelques nuits à de mauvais rêves qui le réveillent paniqué tous les matins. Mais ces rêves ne s’effacent pas si facilement et Curtis, père de famille ouvrier dans la construction au sein d’une petite ville étasunienne de l’Amérique profonde, est persuadé qu’une catastrophe va arriver. Pour se préparer, il investit ses économies dans la construction d’un abri à tornades dans son jardin. Sa femme et ses proches le prennent petit à petit pour un fou. Dès la première scène, Curtis, interprété par l’excellent Michael Shannon, se tient devant sa maison, guettant le ciel gris et ses nuages terrifiants qui se forment dans le ciel et l’ambiance est tout de suite posée.

Autant le dire tout de suite, Take Shelter est d’ors et déjà l’un des meilleurs films de 2012, et cela est encore plus ironique quand on sait ce que les Mayas nous ont annoncé pour la fin de cette année puisque le film se focalise sur l’attente d’une catastrophe. Quoi de plus beau comme prologue à 2012 ? La grande réussite de ce long-métrage réside dans l’ambiance qu’a réussi à installer le réalisateur ; à l’instar d’un Kubrick, Jeff Nichols joue avec le spectateur en lui présentant tantôt des scènes qui semblent réels mais ne le sont pas, où qui sont bien réels mais qui sont présentés de façon à déconstruire une réalité (Shining faisait exactement ça 20 ans avant). Par exemple, Curtis a de plus en plus peur des orages et des coups de tonnerre. Lors d’une journée de travail, il entend des coups de tonnerres, mais le ciel est bleu et son ami continue à forger le sol sans voir que son ami est pris d’une crise de panique. Au fur et à mesure que le récit avance, on ne sait pas si Curtis est vraiment fou, ou s’il est doté d’un don divin, surréel, qui annonce un évènement tragique à venir. En plus d’un casting d’exception (Jessica Chastain réussit un rôle aussi bon que celui de The Tree of Life), le réalisateur nous montre une Amérique profonde, à la History of Violence, avec tous les clichés évidents et obligatoires de cet univers, sans jamais tomber dans le superflus : le frère qui vient raisonner Curtis, les après-midi tricot entre les jeunes femmes, les problèmes de couple, la bière de fin de soirée dans le vanne, l’importance de la propriété privée et de la maison familiale. Souvent, une situation est définie par un seul plan et Nichols rejoint alors Malick, de façon athée, avec ses très beaux plans du ciel, de la pluie qui s'abat sur les carreaux, des arbres ou simplement des gros-plans sur les acteurs.

Finalement, Take Shelter c’est un intelligent mélange de trois films : Shining (Stanley Kubrick, 1980) pour la réutilisation de la frontière entre le réel et le rêve qui n’est pas clairement définie et bien sûr son côté film d’horreur. Twister (Jan de Bont, 1996) pour son côté film-catastrophe et de ce qui m’avait alors effrayé à l’époque : ces ciels gris et opaques, merveilleux et effrayants. Puis, enfin, A Serious Man (2009) des frères Coen pour l’ambiance et la destinée d’un homme qui cherche une réponse et en devient obsédé. Take Shelter reprend des sujets et des situations connues dans certains types de film de genre, et en les mélangeant, en ressort avec un sublime objet qui mérite son prix cannois. Et comme le résume très bien Alain Riou, « c’est un film d’horreur pour ceux qui n’aiment pas les films d’horreur ».

Take Shelter de Jeff Nichols (USA, 2011)
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13 févr. 2012

TT Speaches / Janvier 2012

Illustration: vitfait


Premier Speaches de l'année, on en reprend pour un an. Avec le froid et les vacances, on est à l'affut du premier bon son de 2012. Pas facile mais très excitant. Parmi les sorties, du classique avec Leonard Cohen mais aussi les affirmés First Aid Kit ou encore pas mal d'électronique (Evian Christ en tête). Et puis, sale temps pour la pop: le massacrage de Lana Del Rey, l'épitaphe de Amy Winehouse et puis, on l'apprend à l'instant, la mort de Whitney Houston.

Julien: Après l'auto-critique de notre rubrique mensuelle Speaches, nous percevons nos limites et admettons qu'il est difficile voire impossible de tendre à l’exhaustivité quant aux critiques des sorties. Ce d'autant plus que Think Tank s'ouvre constamment à de nouvelles pratiques artistiques, sans compter les festivals, les sollicitations diverses ou autres projets personnels. Réaffirmant notre générosité, nous ne voulions pas que la partie musicale ne souffre d'un éclectisme certain et ne se détériore ou que l'on mente : c'est ainsi que nous accueillons dans ces lignes le nouveau curateur de la rubrique MixTTape, Raphaël Rodriguez. Think Tank évolue rédactionnellement et graphiquement: en gardant une petite structure, nous tentons de faire participer un maximum de collaborateurs réguliers ou occasionnels, à la plume ou à l'illustration. De même nous attelons-nous à un rafraîchissement de la structure du blog, plus simple et allant à l'essentiel: le texte. Pour recommencer une nouvelle année, notre illustrateur Julien Fischer, à la base du logo et de multiples choix artistiques de TT, donne la nouvelle direction aux Speaches et aux autres rubriques: exigeant et fun. Quoi de mieux, de fait, de commencer l'année par le grand malentendu médiatique Lana Del Rey?























Pierre: L'année dernière, j'avais mis le label Tri Angle au top du bilan. Mais malgré tout les bons coups de 2011, le label semblait tourner un peu en rond en fin d'année et je craignais que la routine ne prenne le dessus sur la force de l'identité stylistique. Et bien, on peut dire que Tri Angle n'aura pas mis beaucoup de temps à me convaincre du contraire, en sortant la mixtape KINGS AND THEN de Evian Christ (cover ci-dessus), que je place direct album du mois, du fait il est vrai que janvier s'est montré assez avare en sorties fracassantes. Son nom déjà, Jesus de la bouteille d'eau, fait naitre la curiosité. Surtout, avec cet opus clairement hip hop, Tri Angle élargie son territoire dans une direction attendue et donc comblée. Bien sûr, la pate du label se fait toujours sentir et il ne s'agit pas de rap qui claque à la ASAP Rocky. Evian Christ, producteur anglais de 22 ans, explore un son extrêmement expérimental, une sorte de footwork hanté, avec des samples saccadés au possible, mais ralenti par la brume sonore qui les entoure, une brume moins lyrique et évidente que celle de Clams Casino. Ce caractère travaillé de la production rend KINGS AND THEN non seulement intéressant, mais aussi plus dur, plus tough, plus trempé dans une violence hip hop originelle. Une grande mixtape de rap hanté avec des titres irréprochables comme "MYD" et "Fuck it none of ya'll don't rap". Alors, t'en penses quoi Julien, la musique hantée sera-t-elle au gout du jour en 2012?


Julien: Nous pourrons y répondre d'ici quelques semaines, quand les principaux festivals auront dévoilé une partie de leur programmation. Mais je suis sûr qu'ils ne laisseront pas passer la bonne affaire 2011. A moins que la vague trance ne déferle sur toute l'Europe cet été (ça risque bien de revenir, comme nous en parlions en fin d'année 2011)… Vu à la Fabric de Londres la semaine passée, Sepalcure pourrait bien être un acteur majeur en 2012, en reprenant les bonnes ficelles partagées par l'écurie du chic R&S ou Tri Angle. Signés chez l'excellent label Hotflush Recordings, le duo vient de sortir son premier LP. S'il n'est pas un classique comme le sont CROOKS AND LOVERS de Mount Kimbie ou TRIANGULATIONS de Scuba – tous deux camarades de label – cet album du même nom n'est pas anecdotique et possède ses quelques tracks essentiels pour durer, à l'instar du tubesque "Pencil Pimp", assez proche des vieilles productions de James Blake, ou encore "See me Feel Me" à caser dans ta rubrique Sensuelle Seduction mon cher Pierre. Nous reparlerons assez rapidement de ce concert de Sepalcure à Londres dans un récit de voyage clubbesques. Sinon, hors actualité, je suis récemment tombé sur ce titre complètement dingue, "Ever or Not" de l'Allemand John Roberts sorti en 2010. Le reste du EP, GLASS EIGHTS, n'en est pas moins formidable; étiqueté Deep House, il démontre qu'on peut faire danser la foule sur autre chose que sur du Cassius ou la Swedish House Mafia. Pour terminer dans le rayon Musique Hantée, j'avais trouvé ces titres de Magnum, "All Over Me (Monster Playground Remix)", "Fine Fright" de TreeFNGR ou "Never (Close Remix)" de Sbuba, pour boucler la boucle Hotflush.


Pierre: Il n'y a rien de pire dans la musique que d'en rajouter des tonnes dans le pathos. On croit s'élever dans l'épique et faire pleurer les coeurs, alors qu'on patauge seulement dans la mièvrerie. Cette erreur, deux groupes la commettent ce mois. D'abord, The Big Pink dont le premier album ne m'avait déjà pas convaincu, seul un remix de Gang Gang Dance les sauve dans ma playlist. Mais avec FUTURE THIS, on touche le fond. Il fallait s'y attendre en écrivant des chansons aussi lourdingues. Des intro qui ose citer True Romance pour partir sur des refrains que même dans la pop la plus mainstream on oserait plus faire ("The Palace"), des changements de tonalité cucul la praline ("13"). Tous les titres de FUTURE THIS sont écrits pour être des tubes intemporels et sentimentaux, cela se sent à un point que la migraine et la nausée se cotoient très vite. Le premier album de Perfume Genius avait su par contre me toucher. Mais le problème avec son deuxième album, PUT YOUR BACK N2 IT, c'est qu'on a l'impression d'avoir déjà connu de cette fragilité boulversante dans LEARNING, et en mieux vu que c'était alors la première fois. Bien sûr ceux qui ont adoré adoreront encore, la plupart des chansons restent très belles et Perfume Genius n'a perdu ni sa voix ni son style. Mais pour ma part, cette musique aussi larmoyant, je n'ai pu l'apprécier que le temps d'un album.
























Pierre: Au rayon "le rock est mort en ce moment, mais de bons albums rocks se font encore", ce mois-ci sort ATTACK ON MEMORY (cover ci-dessus) de Cloud Nothings. La voix rageuse fait penser à plusieurs formations. Cloud Nothings pourrait ainsi passer pour un Wavves en moins petit branleur, le moins s'appliquant à la première des qualifications de ce groupe nominal. En effet, la nonchalance et le dédain font partie des éléments forts de ATTACK ON MEMORY, "No future/No Past" étant le symbole même de cette sorte de spleen grunge. Le grunge et les Pixies étant bien évidemment les deux grands héritages dans lesquels Cloud Nothings va puiser. Plus précisément, la forme de grunge ici présente est celle qui fit les beaux jours de The Vines: une voix hargneuse, des explosions brutales sur les refrains mais portés par des mélodies power-pop très efficaces. Personellement, ce n'est pas le genre de musique que j'aime mais ma foi, à un moment où un genre est aussi moribond, on se sent presque obligé de complimenter les revival bien charpentés.


Julien: Dans la catégorie revival je fais un aparté avec une petite soirée passée jeudi passé au fameux bar The Lock Tavern à Camden, Londres: quatre groupes, avec notamment les excellents Stranded Horse, un public connaissant toutes les paroles par chœur, du rock acoustique dans la plus pure lignée Doherty et compagnie, rien d'extraordinaire mais suffisamment de conviction pour séduire. Nous tous sommes les enfants d'un énième revival et pourtant ça marche toujours: tôt ou tard, on y croit, certains ayant plus de chance que d'autre quant à l'époque vécue. Ainsi, de revival, on parle aussi forcément de Lana Del Rey, considérée comme une "obsédée des sixties". Avant d'y consacrer une grande partie de notre Speaches, n'oublions pas une autre dame, autrement plus conséquente, de la pop music. Avec HDDEN TREASURES, les proches et producteurs de Amy Winehouse entendaient clore le chapitre discographique pour mieux laisser la place aux souvenirs de la petite. Ce disque est sorti mi-janvier et pourtant j'ai l'impression qu'il date de plusieurs années. Et ce n'est pas les productions qui me diront le contraire, avec de vieux titres inclus, comme "Tears Dry" ou "Wake up Alone" (c'est un peu le but du disque me direz-vous, "trésors cachés"). C'est con à dire, mais quand je me baladais une nuit dans Camden, fuyant le sud de la ville, j'étais tourmenté à l'idée qu'elle y avait passé pas mal d'instants de sa vie (en principe, je ne suis pas du type "fan"). Camden la nuit, sans les touristes, les boutiques fermées, la bise dans la tronche, se laisse justement déguster. Après je raconte toute ça et finalement, le seul titre que l'on retiendra de ce HIDDEN TREASURES, ce sera le featuring avec Nas, "Like Smoke" - Nas fait partie de l'histoire du hip hop, avec des albums aussi excellents qu'influents dans sa première période artistique. Et hop, titre du mois, pour tourner la page et se rappeler que Winehouse était tout de même quelqu'un, même si elle n'a jamais été exempte de tout reproche. Artistiquement, ce LP est un petit album. Historiquement, par contre… Allez, on a hâte d'en découdre avec la demoiselle suivante, au chœur de toutes les critiques.
























Pierre: Impossible en effet de ne pas parler de l'album de Lana Del Rey, BORN TO DIE, même si la haine que la chanteuse provoque donne avant tout envie de refaire le point. Premièrement, insulter une artiste en la réduisant à son corps, en pornographiant son anatomie, relève du sexisme le plus primaire. Deuxièmement, rejeter une musique d'emblée parce que l'on considère, sans raison évidente, comme hipster, est le signe de personne obsédée à tel point par l'avis social qu'elle développe de l'urticaire dès qu'elle pense que quelque chose serait branché, par une sorte de poujadisme ou d'élitisme musical, c'est selon. Surtout avec ces deux points, on évite de juger honnêtement la musique elle-même. Et là, c'est clair que le jugement de BORN TO DIE peut difficilement être positif tant l'album est bâclé et insipide. Au delà des premiers singles, on ne retrouve que la même chose en moins ou des tentatives d'aller vers autres choses qui ne marchent pas. Les raisons de cette déception peuvent être cherchés dans différentes raisons. Peut-être que les producteurs impatients de faire fructifier le buzz autour de Lana Del Rey ont hâté la sortie d'un disque, qui sent le monté à la va-vite. Peut-être aussi que sortir un tire aussi parfait et directement envoutant que "Video Games" ne peut conduire qu'à sortir des titres souffrant toujours de la comparaison avec ce coup de maitre originel.


Raphaël:  De mon côté, j'ai à vrai dire un peu de peine à saisir l'extrémisme des réactions que Lana Del Rey provoque: il s'agit pourtant à priori de quelque chose d'assez mineur: un album pop pas si mal ficelé, trop insipide pour éveiller un réel intérêt et assez peu consistant, fantôme FM de Mazzy Star, mais pas d'un fondamentalement mauvais album. La réelle supercherie me semble avant tout le "packaging" qui entoure cette sortie: on a tenté de nous vendre un produit branché, presque subversif, arty, audacieux, alors qu'il s'agit avant tout d'une énorme machine: une machine à argent, une machine à fame, un produit consciemment créé, conçu du début à la fin. Quelque part, l'enjeu de BORN TO DIE -et c'est plutôt à ce niveau qu'une controverse devrait exister- dépasse complètement Lana Del Rey: il génère un véritable débat de fond sur la musique actuelle. Ces dernières années, en particulier en 2011, des labels comme Tri Angle et, plus généralement, le monde de la musique a semblé évoluer vers un affaiblissement des limites entre underground et mainstream, entre majors et gros labels indépendants. Cet album mène peut-être, mais la question est encore ouverte, à un constat d'échec du processus: malgré toute l'image, toute la communication, Lana Del Rey sonne résolument et rigoureusement pop: son disque sent l'argent investi, l'absence de véritable personnalité artistique ainsi que la rage d'enterrer une Lizzy Grant par trop ringarde. BORN TO DIE est une arnaque, un faux semblant, mais reste malgré tout un produit pop acceptable pour autant qu'il soit considéré comme tel.


Julien: Dans sa chronique hebdomadaire au magazine Die Zeit, Harald Martenstein, en s'offusquant elle aussi des délires médiatiques et pseudo-critiques, avait l'excellente vue d'esprit en déclarant: "si Lana Del Rey est le plus grand espoir de la pop music, l'ère de cette même pop music touche donc à sa fin". Je pense qu'en une phrase, elle dit tout: Del Rey tente, mais n'a pas encore les capacités pour tenir sur la durée. Si j'ai parlé d'Amy Winehouse ci-dessus, ce n'est pas pour rien: cette dernière n'y est pas arrivée du premier coup, et encore moins sans ses producteurs. Quand "Video Games" est sorti, j'émettais déjà des doutes quand à la construction sonore du titre, qui, au fond, n'était pas des plus dingues et sentait pas mal l'amateurisme – en aparté,  la politesse de ce titre, jouant sur une proto-atmosphère, rappelle le succès de "Iron" de Woodkid, ici aussi plus que servi par un clip qui en balançait. BORN TO DIE ne fait qu'amplifier cette prod si importante dans les annales de la pop music: sans sorcier du son, pas de salut. C'est triste mais c'est comme ça.
























Julien: On reste dans le registre féminin avec First Aid Kit, qui s'était fait connaître en 2008, année sainte de Fleet Foxes. Avec pas mal de candeur mais aussi d'opportunisme, le duo suédois avait repris "Tiger Mountain Pleasant Song" de l'unanimement salué premier LP du groupe de Seattle. Résultat? Plus de 2 millions de vues, et pas mal de buzz du coup, forcément. On aurait pu en rester là avec les sœurs Soderbergh, télescopant les époques avec leur chemise à carreaux. Si THE BIG BLACK AND THE BLUE (2010) était honorable, au point d'être sorti chez Rough Trade, que dire de ce second album, THE LION'S ROAR? Eh bien, si l'on parle parfois de la mort de la pop music, il est toujours avisé d'aller regarder du côté de la Suède (Lykke Ly récemment, entre autres petits malins des mélodies). Ce 10-titres est quasi parfait et s'impose comme le palliatif idéal aux déçus du second album de Fleet Foxes. Tiens tiens, affiliation forcée? Il n'en est rien, tant ce duo maîtrise les harmonies et les envolées admirables, aidées de plus par l'apport de Conor Oberst (Bright Eyes) et les Felice Brothers, pour un second LP mémorable. S'il y a des titres simples d'accès ("This Old Routine", le single "The Lion's Roar" ou le tip top "Emmylou"), permettant par exemple à ce LP de figurer en première place des charts suédois, on retiendra les moins évidents "In The Hearts of Men" (étonnant de maturité pour des filles à peine majeurs), "To A Poet", ultra americana (et remportant haut la main la palme du meilleur titre) et "Dance to Another Tune", aussi appliqué que contemplatif. Pas mal attendu, ce disque ne déçoit pas, même s'il pourrait facilement s'intégrer dans le registre "pop lascive et jolie". Ici, on sent la maîtrise à tous les niveaux. Et la production suit.


Julien: Je poursuis avec le parrain Leonard Cohen, forcé de se remettre sur la route voilà déjà quatre ans, chose qui semble bien lui aller finalement: mis à part "Going Home" ou d'autres titres aux chœurs un peu trop affirmés, OLD IDEAS fout les jetons à des générations nourries au biberon Cohen et qui pensaient que ce mec là, c'était le passé. Sans nostalgie ni fautes de goût flagrantes, OLD IDEAS est moderne et guilleret, affirmant un jeune homme de 77 ans aussi cynique qu'impertinent ("Amen" qu'on prendrait pour un "Hei men"), son 12ème album sous le bras. 44 ans après l'inaugural SONGS OF LEONARD COHEN, on aurait pu attendra vachement plus introspectif. Notre confrère Christophe Schenk parle de "retour en grâce miraculeux": c'est effectivement le moins que l'on puisse dire. Il est d'ailleurs toujours un peu gênant de tenter de critiquer des disques de fins limiers, actifs sur la scène musicale alors que nos parents n'étaient encore que des gamins, on se sent tout petit, surtout quand ce mec au costard nickel te fout une leçon. Le public ne s'est pas trompé: OLD IDEAS se vend comme des petits pains.


Pierre: Signalons encore la compil' de mix d'un musicien que j'apprécie beaucoup: Pictureplane. En fait, DIMENSION RIP 7 est plus précisément une addition de différents remixes des titres de la mixtape que Pictureplane a sorti en 2011: THEE PHYSICAL. Elle se trouve gratuitement sur l'internet et c'est chose normal tant aucun effort de sélection n'a été fait. Sur les 18 morceaux, on retrouve jusqu'à 7 fois la même chanson remixée. Surtout, il y a de tout. Du bon, des moments de grâce mais aussi d'autres bordéliques. Le tout en devient assez indigeste. Cela ressemble à ces gros tas d'habits soldés dans un magasin, le tout ne donne pas très envie mais celà vaut la peine de fouiller pour dénicher des merveilles. Celles-ci ne sont pas le fait de la seule remixeuse connue de nos services: Grimes, qui signe un titre sans grand intérêt. Mes coups de coeurs vont à deux remixes de "Body Mob", le premier signé Extreme Animals, qui sample la musique de Twin Peaks et rien que ça ça fait plaisir. Le second est le fait de Teamns, étrangement ressemblant à un Buvette hanté. Sisi.


Julien: Autre groupe apprécié jadis de la rédaction: on avait laissé The Maccabees en 2009 avec un splendide WALL OF ARMS dans la plus pure tradition pop excessive servie en Grande-Bretagne, avec ce genre de refrain à se balancer sur les tables. Récemment, The Futureheads avaient défriché le terrain au mitan des années 2000 avant de s'effacer, pour mieux laisser la place à ce quatuor hyper précis et mélodique: avec des titres comme "Love You Better" ou "Young Lions", les Londoniens plaisaient autant aux kids qu'à la scène gay, rappelant ici et là un Bronski Beat taillé pour les stades, des Smiths contemporains, les guitares et les paroles en moins mais forcément mieux que toute une génération de groupes promus rois par le NME (Rumble Strips, The Automatic, Two Doors Cinema Club, etc.). En concert, c'était non plus pas trop mal. En Angleterre, The Maccabees ont terriblement marché. Ici un peu moins: GIVEN TO THE WILD devrait corriger le tir, avec le titre "Pelican" sous le bras, les guitars aux premiers rangs, la voix ultra-produite. A part ça? Pas vraiment de profondeur. L'intro éponyme présente un clip aux ambitions mégalos. Les Londoniens se voient-ils trop grands – ce n'est que de la pop rock? Dans l'enchaînement, "Child" est étonnamment placide et sonne comme du Foals dernière livrée, au point de se demander ce que peuvent bien avoir tous ces nouveaux groupes de rock à ralentir leur tempo une fois le succès venu. "Feel To Follow" reprend les breaks de batterie typiques sur WALL OF ARMS, mais ce non plus après des envolées mais malheureusement de l'emo-rock. "Ayla" est un pur Maccabees, mélodies et trompettes en avant, gimmicks pas franchement nouveaux mais rassurant au milieu des daubes sonores de ce GIVEN TO THE WILD ("Heave", "Unknown", "Slowly One"). Après avoir connu la joie avec le précédent LP, il est difficile de parler autrement que négativement. Et, si on était vraiment méchant, on dirait "Next!". Après tout, on a Metronomy, c'est suffisant… Pierre, nous devrions consacrer une rubrique entière à ces groupes qui se perdent après un album, tu ne crois pas (je suis le premier à en être triste)? Non mais entendez ce "Grew Up At Midnight", on dirait le dernier Coldplay…



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Raphaël: Après réflexion, je cède à la tentation et m'arrête sur ce qui sera mon disque du mois, voire plus: J'ai nommé John Talabot. La sortie, très attendue, de son premier LP, ƒIN (cover ci-dessus) surprend mais ne déçoit pas. L'espagnol, déjà auteur de plusieurs EPs remarqués, notamment sur Young Turks (The xx, Holy Fuck, SBTRKT) nous a pourtant habitués aux surprises: premièrement par ses choix de labels plus indie qu'électroniques, deuxièmement par ses collaborations (Glasser par exemple). On s'attendait pourtant, à l'annonce de ce disque sur Permanent Vacation, à une house tropicale, naïve et légèrement mélancolique, quitte à stéréotyper. Ici, le refrain est autre, et l'artwork factory-esque l'annonce d'emblée: L'album s'ouvre sur l'un des meilleurs morceaux, Depak Ine, étrange bloc sombre et tribal, organique, dont la structure est, comme bien souvent sur ce disque, déroutante. Les éléments caractéristiques s'emboîtent ensuite, se retrouvent, se miroitent dans une parfaite cohérence, toujours marqués par un sceau bien particulier, tant lorsqu'il réalise (en collaboration avec l'excellent Pional) un quasi-hymne disco house comme "Destiny" que lorsqu'il délivre le presque footworky "H.O.R.S.E" ou encore des plages plus oniriques comme "El Oeste" ou "Missing You". Sans tapage ni pédanterie, il définit les contours d'une house extrêmement contemporaine (On pense à ces choeurs à la fois sexy et fantomatiques qui sévissent sur plusieurs morceaux), dont les sonorités comme les harmonies semblent d'un autre monde: sur la tangente, il réussit l'ambitieux pari de livrer un LP dont la beauté réside dans l'ambivalence étrange entre dureté et tendresse extrême, un disque gentiment sombre, surligné de mélancolie, un disque qui rend heureux sans être extatique tant il respire la modestie et le travail. Sans génie tonitruant, donc, excellent album dont la témérité et le charme laissent une trace indélébile. He's got Balls.


Julien: On termine dignement avec le roi Sufi de la fumette, le sacré Gonjasufi. MU.ZZ.LE nous est arrivé un peu trop tardivement pour l'écouter plus d'une fois avant le bouclage. Pour rappel, avec A SUFI AND A KILLER, le Californien avait livré l'OVNI de 2010, entre trip hop 2.0 ("Kobwez", "Change"), comptines barrées ("Sheep") et garage ("SuzieQ"). D'aucuns l'avaient considéré comme l'album de l'année, aussi stupéfaits qu'éreintés à la fin de l'épreuve de l'écoute. S'il n'abuse pas trop de l'herbe, il pourrait bien s'imposer comme le digne héritier de Bowie: c'est du moins ce qui se murmurait dans les coulisses des suiveurs. Donc, déception et frustration de n'avoir pu suffisament écouté ce nouvel album de Gonjasufi. Nous commençons avec un proche du hip hop, Evian Christ, nous terminerons avec un autre amateur de grosses basses (outre son premier groupe, Masters of the universe, il a aussi joué avec Flying Lotus). "White Picket Fence" semble reprendre les choses là où A SUFI AND A KILLER les avait laissées: dans un folk lunaire, orchestré à mille d'altitude, souvent saturé et comme en écho constant. Sur "Feedin’ Birds" c'est Martina Topley-Bird qui chante ensanglantée sur un Massive Attack vieille époque, avant de hurler la mort, un sac sur la tête, sur "Nikels and Dimes", les bruits cachés par un autre chant stellaire. Plus que sur le précédent LP, les voix tournoient autour de la musique néo-psychédélique, apprêtée pour une fête d'enfer, avec au choix, Shabazz Palaces qui auraient pris les instruments, ou un Matthew Dear qui n'aurait pas dormi pendant une semaine. Le reste de l'album se révèle excellent après la première écoute, où "The Blame" s'impose comme le grand morceau de cette fin d'album semble-t-il moins extravagant que le dernier: d'expérience sonore, Gonjasufi ne délecte que quelques pistes pour l'avenir avec un 10-titres court et peut-être moins marquant que A SUFI AND A KILLER. Je vous promets, en on reparle le mois prochain, histoire de donner du fil à retordre à cette pop music bien mal en point.


Disques du mois
Pierre: Evian Christ, KINGS AND THEN
Julien: First Aid Kit, LION'S ROAR (pour la jeunesse, au détriment de Leonard Cohen)
Raphaël: John Talabot, ƒIN


Singles du mois
Pierre: Sophia Knapp, "Close to me"
            Francis Bebey, "The Coffee Cola Song"
Julien: Leonard Cohen, "The Darkness"
           Amy Winehouse feat Nas, "Like Smoke"
Raphaël: Raime, "Hennail"
              


La mixtape de Evian Christ, KINGS AND THEN ci-dessous



Clip du mois

12 févr. 2012

Nicolas Jaar au marché

Illustration: Lapiaz / Adrien Chevalley
Le concert de Nicolas Jaar au Sonar nous avait déjà fait chavirer. Par contre, celui du Montreux  Jazz nous laissait sur notre faim, à tel point que nous avons repoussé les limites jusqu'à prendre le train de 8h20 un dimanche matin pour Milan. Dur, mais on ferait tout pour un bon concert et aussi de la focaccia et ces trucs à la crème dans de la friture.

Ce concert était organisé par l'association Elita, dont Think Tank avait déjà goûté le festival. Une fois de plus, ce dimanche milanais s'annonçait hyper love malgré le froid et la légère gueule de bois. Tout ça se passait dans le Teatro Franco Parenti. Avec pour antichambre un marché dominical à coup de fripes qui puent pas la fripe, de hot-dogs dégueulasses et de DJs ambiançant une population jeune et jolie, quoique trop poilus et trop petits en ce qui concerne la gent masculine, selon les dires de notre experte en faune locale. Au moment de passer au concert, on se sent crevé au point qu'il est bien possible qu'on se soit en fait endormi lorsqu'on a pensé juste cligner des yeux entre deux gorgées. Mais la destinée s'est montrée clémente et les conditions de ce concert furent parfaitement adaptées à notre humeur en mode chill. Les sièges et les gradins de la salle de théâtre n'ont pas été retirés, on peut donc trôner dans du velours, surplombant la fosse où le sol remue.


Contrairement à Barcelone et Montreux, Nicolas Jaar apparaît cette fois seul sur scène avec son ordinateur, ses claviers et autres instruments à rythme alors que le rideau rouge s'ouvre. Derrière lui, un visuel en noir et blanc, en forme de miroir, produit un effet des plus jolis sans apporter grand chose, hormis nous rappeler un super jeu des 4 différences sur l'internet. Le début du concert confirme une fois de plus le talent de Nicolas Jaar, avec un set qui se fait intelligent, fin, avec des touches de piano magnifiquement claires, sans qu'il n'oublie de ménager quelques montées pour ravir un public italien qui, à son habitude, fait plaisir: c'est bien les vingt premiers rangs qui lèvent les bras au ciel à la moindre accélération. Surtout, impossible de ne pas secouer au moins la tête lorsque retentit la marque de fabrique du musicien, ces basses épaisses individuellement mais s'enchaînant sur un tempo irrésistible. Deux rangs devant nous, ça secoue gaiement du popotin ; mais pour la dernière partie du concert, c'est toute la salle au complet qui se doit de se lever pour un finish de folie, pour lequel Jaar est accompagné d'un guitariste. Une fois de plus, cet ajout se fait avec mille fois plus d'intelligence stylistique que dans la presque totalité des autres cas. Ici pas de solo horrible, pas de riffs pour "faire rock", mais une intégration discrète de la guitare et une adaptation rythmique et structurelle des chansons.


Ce final extra commence par le dernier titre de Nicolas Jaar, qu'on rêvait d'entendre: "And I Say" avec Scout Larue, fille de Willis et Moore. Comment une chanson qui s'appuie sur une voix et un saxo aussi lancinant peut être aussi dansante? Peut-être parce qu'elle sonne hyper sexy, comme une sorte de forme collective du tango. Après ce titre jouissif, l'assistance ne connut plus de répit dans son extase. Nicolas Jaar enchaîne sur l'excellent "Variations" avant de finir sur "Space is only noise if you can see". Un titre toujours aussi incroyable et pourtant entièrement différent de la version de l'album ou de celle entendue au Sonar. Lors de ce dernier, Nicolas Jaar avait utilisé son groupe plus complet et l'ambiance très club du festival pour allonger à l'envie cette chanson, partant dans du tempo reggae pour mieux relancer des accélérations démentielles. Ici, il s'appuie sur le seul guitariste pour réduire la longueur du titre, rendu plus tendu par un début au riff post punk, mais qui n'oubliera pas de partir dans une explosion qui ne laissera personne frustré. Un concert de rêve qui prouve tout le talent de Nicolas Jaar, qui ne se contente pas de se reposer sur la qualité de son album, mais parvient à chaque fois à l'articuler parfaitement aux conditions du live. Vivement la prochaine fois.

Nicolas Jaar - And I Say (feat. Scout LaRue and Will Epstein) by brooklynvegan