MUSIQUE      CINEMA      ART + LIVRES      POST DIGITAL

27 avr. 2012

Hip-hop is not pop

Illustration: bolos

Il y a quelques années, on l’annonçait moribond, tombé dans un son commercial sans inventivité. Pourtant, le hip-hop est en train de vivre une nouvelle ère, comparable à celle qu’a vécue le rock dix ans auparavant avec les Strokes et autres Libertines. Think Tank s’est déjà penché plusieurs fois sur le phénomène. Aujourd’hui, on fait le tour de trois disques plus ou moins récents mais tous aussi vénères et aussi peu pop : Danny Brown, La Gale et Main Attrakionz.

Les années 2000 auront été pour le hip-hop le règne d’un bling bling, voué à faire recette dans les sphères les plus douteuses. Quelques bons tubes par ci par là, qui ne suffirent pas à relever le niveau artistique d’une scène cédant plus volontiers aux sirènes commerciales qu’à la volonté de créer quelque chose de véritablement différent. S’en suivit un son monotone, lisse et surproduit, avec quelques rares réussites comme Kanye West, poussant jusqu’à ses limites ce style qui se voulait le plus pop possible sans qu’un talent musical soit nécessaire. Puis 2010 est arrivé avec un hip-hop qui recommence à être à la pointe (ASAP Rocky, Shabazz Palaces) et qui effectue aussi une forme de retour aux sources (Odd Future, 1995 en France). Ce retour aux sources ne consiste pas en un repli réactionnaire mais en un stratégique retour aux bases du mouvement, où la simplicité fait gagner en puissance.


Sur la mixtape de Danny Brown, XXX, sorti en 2011, on retrouve à la fois un flow assez old-school et une inventivité touche-à-tout. Le phrasé rapide, dramatisé, fait souvent penser à du DOOM. Il est fini le temps du vocodeur et des falsettos, la voix ici sent bon la picole et l’abus de drogues. Une gouaille qui traduit une expérience intensive de la débauche made in Detroit, racontée sur un ton potache. Ainsi Danny Brown fait fort avec son single qui se fout de la gueule des singles : "Radio Song". Sur un beat hyper minimaliste, citant les clichés du tube : basse et refrain avec piano et son planant. Mais ces derniers éléments se retrouvent tout nus, esseulés ils perdent leur côté putassier. Toutes les lyrics consistent en une critique de la recherche du tube, Danny Brown faisant mine de devoir se coller à cet exercice pour mieux s’en moquer : So they say you need a hit, a chart toppin' single/ That's why it's called commercial, because you need a jingle/ A smash crowd banger, play it all night long/ You never get on, without a radio song/ So this my radio song. Le thème des chansons oscille entre drogue et sex. "I Will" est un ego-trip portant sur le cunnilingus, tandis que le titre éponyme évoque la relation personnelle de Danny Brown avec les drogues avec autant d’humilité que d’ambition. Si Danny Brown c’est avant tout une voix et un flox incomparable, XXX est aussi un disque à la production variée, intelligente, fruit d’une connaissance boulimique de la musique et d’une inventivité sans entrave. On a déjà parlé du minimalisme de "Radio Song", ajoutons le sample superbe de "Nights Out" de Metronomy sur "30" et les sons industriels de "Baseline". Depuis, Danny Brown ne baisse pas le niveau et sort une nouvelle bombe de maturité branleuse et avec "Grown Up".


Dans la nouvelle scène hip-hop californienne, tout le monde a entendu parler des ODD Future. Après un buzz justifié au vu d’excellentes mixtapes collectives ou individuelles, le souffle est un peu retombé, la faute à un Earl Sweetshirt qui, pour différentes raisons, traine à sortir un album et un Tyler the Creator en baisse de régime et de créativité sur GOBELIN. Heureusement, il suffit d’aller un peu plus au nord, à Oakland, pour trouver un duo qui ne connaît pas ces problèmes, enchainant mixtapes et albums de qualité : il s’agit de Main Attrakionz. Leur dernier fait d’armes : 808S & DARK GRAPES II, sorti en 2011, enfin disponible sur vinyle via Boomkat et toujours gratuit sur l’internet. Le titre même de ce titre montre que le groupe se situe dans la dynamique anthropophage du hip-hop : se nourrir des autres produits musicales pour se les approprier, les déglutir à sa propre façon. Main Attrakionz parviennent à donner une cohérence et une apparence lo-fi à un rap omnivore, puisant dans différents producteurs, featurings et influences pour obtenir leur propre son. Ainsi "Bossalinis & Fooliyones Pt. 2", le premier titre de la mixtape sample "Tresory of We" de Glasser, le découpe, l’assaisonne d’une poignée de basses pour obtenir un titre lumineux. On est loin des productions minimalistes et trash d’ODD Future. Au contraire, Main Attrakionz ont plutôt un penchant pour la sensualité, leur flow se connectant au LL Cool J d’"I need love", sur des titres émotifs et à piano comme "Chuch" ou les chœurs de la très belle "Perfect Skies". Autre ambiance avec "Take 1" en featuring avec ASAP Rocky et produite par Clams Casino, où les gars de Main Attrakionz se font plus tranchant. Sur "Mondre Mo Murda", ils se la jouent plus goguenards avec un titre reggae, d’abord volontairement bêtement déchiré, avant de remettre la tête à l’endroit avec une deuxième partie beaucoup plus classe. Ou l’art du touche-à-tout illustré en un seul morceaux.


Plus proche de nous, on trouve du hip-hop tout aussi anti-mainstream et même carrément plus vénère avec La Gale qui sort enfin son premier album. Anti-mainstream mais pas anti-pop car si les textes sont politiques et sans concession, la production ne s’enferme pas pour autant dans une austérité blafarde. Une des raisons de cette qualité réside dans le choix judicieux d’avoir confié le son à Christian Pahud, d’Honey for Petzi et Larytta. Le résultat est bien sûr électro mais aussi extrêmement fin tout en gardant un aspect acéré, parfois volontairement un peu crade, et n’oubliant pas d’envoyer des beats qui tabassent de temps en temps. Déjà hyper convaincante par les concerts de la Gale, cet album vient enfin concrétiser une personnalité forte, un talent et une posture politique qui fait plus que du bien dans le monde ronronnant de la musique en général et même du hip-hop en particulier. Sur les dix titres de l’album, la Gale égraine des thèmes parfois personnels mais presque toujours sous l’angle originaire du hip-hop : l’attention portée à la dureté de la réalité sociale et la révolte face à ce constat amère. Pas de politique politicienne mais un gros coup de gueule contre les injustices et la médiocrité ; pas de sermon mais une révolte qui assume son caractère colérique et laisse aux autres les discours bien pensés des bien-pensants. Les textes et le flow de La Gale exprime cette colère et n’oublie pas de viser juste en touchant les thèmes brulants, tout particulièrement en Suisse, du racisme, de la misère et de l’oppression en générale. En se posant du côté des opprimés, des crevards, la Gale assume un texte à la portée à la fois sociale et personnelle, aux teintes sombres et au ton bien décidé à rendre les coups. Tout l’album percute avec une qualité de son et de texte presque sans baisse de régime. Les titres font monter la pression avec un son de plus en plus électro, la tuerie "Comptez vos morts", un gros featuring avec Rhynox, "On mate sur les côtés", et les sonorités arabes de "Frontières". On se réjouit de voir cet album en live et que les festivals de l’été (Paléo et surtout Kilbi) fassent encore mieux connaître un album et une rappeuse au top de la musikunterstadl et de la scène musicale actuelle.

25 avr. 2012

Le plat pays, ou l'usage des italiques dans la langue de Houellebecq

Illustration: Charlotte Stuby

On dira qu'il est un peu tard pour lire Houellebecq. La critique arguera qu'elle s'y est mise avant nous, que le Goncourt même l'aura reconnu et transféré du domaine des papables au cercle des papés. Vrai, en somme, rien à redire. Mais ce serait oublier un peu vite la surprise du curieux qui dans dix ou vingt ans, dénichant au hasard d'un bac poussiéreux chez un bouquiniste un exemplaire de  La carte et le territoire (2010) se replongera dans l'univers glauque du plus neurasthénique des coqueluches littéraires. Pensons à ce retardataire-là, avatar forcé de tout lecteur, pour justifier le choix de la chronique suivante.

L'aire du vide
On range régulièrement Houellebecq aux côtés des cyniques, des désabusés. De ceux qui prennent la plume pour dire les vices d'une société qui se complaît dans la facilité et le performatif, laissant l'individu résolument seul face à son destin, contraint de glaner les maigres plaisirs de la vie (sexuels, surtout) en sachant son espèce irrémédiablement médiocre et sa fin inéluctable. Bref, Houellebecq se veut d'abord le chroniqueur d'un monde qui coule. En témoignent les premiers écrits, et les poèmes. Du fantastique essai portant aux nues le brillant britannique H.P. Lovecraft (1991) au journal d'un informaticien blasé (sosie de l'auteur) enlisé dans une quête (toujours déçue) de coucheries sans lendemain que constitue l'Extension du domaine de la lutte (1994). Implacable, sans nuances, le style romanesque à ce stade déjà, marque. Pas toujours en bien cependant. Houellebecq draine en effet depuis sa naissance par le texte, toute une cohorte de critiques, l'accusant de racolage littéraire, le clouant au pilori du romancier de gare. Le souffre s'exhale, le succès suit.
C'est cependant par défaut qu'on lui attribue une pure ambition dénonciatrice. Preuve, la seconde salve par laquelle sa création est saisie, celle d'une confiance (plutôt qu'un espoir) accordée au progrès scientifique dans le triomphe contre la vieillesse ou la mort. Celle-ci s'ouvre avec Les Particules élémentaires (1998), récit opposant deux frères, l'un obsédé sexuel, raciste, et accessoirement professeur dans un lycée (confinant au paroxysme des caractères chers à Houellebecq), l'autre généticien de renom tenant très fort à sa grand-mère. Le premier finira dépressif, le second révolutionnera la technique du clonage. C'est dans cette antinomie surtout, récurrente au fil de l'oeuvre, que s'illustre l'obsession de l'écrivain. Face à la platitude répétitive des émotions et des désirs, des frustrations et des émois toujours trop brefs qu'elles engendrent, la constance et la paix ne peuvent être obtenues que de l'autre côté de l'homme, dans la science ou la raison absolue, cet appendice cognitif imperturbable et froid, capable dans un même élan de légitimer un massacre (une vie, dix vies, ne valent rien au regard d'une espèce) ou de percer par l'éprouvette les secrets organiques qui rendront le corps immortel. Pourtant, affects biologiques et quiétude de la raison ne se réconcilient jamais chez Houellebecq. Le meilleur moyen d'accéder à la seconde consiste donc à tenter d'étouffer à tout prix l'intensité des premiers : de l'utilitarisme amoureux par monnayage du plaisir, étalé dans Plateforme (2001)  à la fuite en avant futuriste élaborée dans La Possibilité d'une île (2005), et dans laquelle l'humain, reproductible en série, se décline simplement au fil de versions personnelles indifférentes à toute idée de fin, à toute souffrance suscitée d'habitude par l'éphémère du soi. Plébiscite de la technologie comme prisme sans remords, ou dissolution du sacrosaint "faire l'amour" à deux dans le mercantilisme indistinct de la baise à plusieurs sont autant de moyens invoqués par l'écrivain pour crier haut et fort son refus du précieux, du spécial, de l'individuel. L'écriture de Houellebecq chante le vide jusque dans son phrasé : dépréciateur (plutôt que dépressif), détaché, sans concessions. Le fameux style "blanc" ou "plat" qui mène le texte est à l'image de son aspiration première, annoncée déjà dans l'essai sur Lovecraft : bâtir des espaces dont la beauté se mesure à l'échelle d'une absence, celle du genre humain. On osera ici le paradoxe d'un emprunt au romantisme hugolien pour appuyer cette entente, "la forme, c'est le fond qui remonte à la surface".
De l'accusation, il y en a donc aussi chez Houellebecq, mais plutôt comme un déchet, un copeau. Issue de l'impossible moulage de l'organique dans le rationnel. À partir de là, c'est en jetant un oeil aux morceaux qui tombent quand on dégage la figure du moule que ressortent les caractéristiques de l'oeuvre.


Triomphe botanique
Cinquième roman de Michel Houellebecq, La carte et le territoire se donne à lire comme une mise en abîme autant qu'un dépassement des principes de la création houellebecquienne. On y suit  Jed Martin, photographe flegmatique lancé malgré lui  à la conquête des sommets de la notoriété artistique. Le narrateur y renouvelle une technique déjà exploitée dans La Possibilité..., celle du point de vue temporel multiple, entremêlant ainsi, tantôt du futur, tantôt du passé (brassant en cela sans discontinuer ellipses et flash backs) les regards portés sur l'existence du "héros". Emmené à la troisième personne, la méthode glisse sans arrêt des cailloux dans la chaussure du processus d'identification au personnage, creusant ainsi le fossé entre l'intimité du lecteur et l'univers romanesque. À cela s'ajoute le parcourt du protagoniste lui-même. Vaguement ambitieux, relativement passionné, moyennement talentueux, la vie de Jed Martin, fils d'un entrepreneur carriériste et distant dont les visites natales constituent le seul nerf relationnel, ne représente pas exactement un exemple trépidant. Tout juste tombe-t-il amoureux d'Olga, jeune femme d'affaire slave et envoûtante embauchée chez Michelin. Cette histoire, comme toutes les autres, finira. On cherchera en vain dans l'existence de son "héros"  des pistes de rebondissement,  des traces de suspense. Même le tabassage gratuit d'une infirmière dans les couloirs d'un centre d'euthanasie suisse apparaîtra normal, sursaut mou d'une trame monotone. Martin terminera sa vie comme il l'a menée, oscillant tout d'abord entre le désir lancinant des femmes et de la gloire pour privilégier à terme la lenteur, la solitude, le retour du même, propre à l'existence d'une plante verte. C'est à une réelle distorsion de l'espace et du temps du récit que nous initie l'oeuvre de Houellebecq, une dilution des aspirations impulsives et courtes de l'individu dans l'écho millénaire du devenir du monde, qui se moque de nous, de tout un chacun. Cette désintégration des petites volontés dans le grand tout-je-m'en-foutiste du monde, Camus l'appelait l'absurde. Houellebecq le nomme triomphe.


Douche de sperme et autres reliefs
Mais au parti pris du rien et du néant quasi absolu, le texte, et c'est là sa force, répond par des fêlures. La recherche d'assainissement générique des turpitudes propres à son personnage peine à s'accomplir tout à fait. Elle abandonne des bosses sous le tapis, diffuse des interférences. Celles-ci sont principalement illustrées par le choix des italiques, tout au long du roman. Le carcan créé par les moyens entrepris par Houellebecq pour ne surtout pas laisser transparaître le moindre retournement romanesque, la plus petite saillie dans le caractère de son protagoniste, construit une structure concentrationnaire de laquelle certains détenus parviennent pourtant à s'échapper, se retournant ensuite vers les miradors pour y lancer un bras d'honneur malicieux avant de filer dans la nuit. Ainsi certaines expressions, certains termes, insérés dans le contexte uniforme du récit et placés en italique, émergent de l'ensemble comme des grincements dans la mécanique trop huilée du texte. Grincement c'est le mot, puisqu'il s'agit surtout d'expressions dénotant un rapport symbolique "plus vaste", une surcharge de sens, ou d'image qui contrecarre la blancheur du style (pour mieux en souligner l'implacabilité, peut-être). Ainsi, l'inspecteur de police sur lequel s'ouvre la troisième partie du roman, songeant avec nostalgie à ses problèmes d'érection se rappellera-t-il que son médecin lui avait promis qu'il pourrait bander comme un cerf avec de nouvelles pilules. Ou, se figurant la pauvreté de ses éjaculations, se résigne à ne jamais pouvoir offrir à sa femme une douche de sperme si elle le lui demandait. Le choix des italiques contient ici toute la candeur désillusionnée du phrasé et du sens de l'entreprise artistique de Houellebecq. Il souligne l'apport ironique et vain de tout symbolisme salvateur, et atteste en même temps (c'est ici sans doute qu'il creuse sa plus grande brèche) la présence et la main mise de l'auteur dans le texte. Un optimiste à la Beckett (c'est dire !) pourrait voir cependant dans le rire jaune que provoquent ces "reliefs" typographiques un infime espoir, celui de l'humour comme salut, comme bravade dernière face au silence de l'existence.


Le texte de Houellebecq est à lire comme un exemple de maîtrise triste d'expression de la condition humaine, recherche plate de sens amorcée déjà dans les romans précédents mais qui trouvent ici un point esthétique culminant. L'auteur laisse également transparaître au travers des fentes laissées par les italiques, une incitation à l'humour vis-à-vis des termes ronflants ou du lyrisme romantique de la création littéraire. Sa vision du monde.



La carte et le territoire, Michel Houellebecq, Flammarion, 2010

21 avr. 2012

Kino Klub: Andrew Telling - Sella (UK)

 
Généralement, la rubrique vidéo de Think Tank présente des clips musicaux actuels, engageant non seulement la discussion sur l'esthétique même de ce genre populaire hybride qu'évoquant simplement des nouveaux titres. Même si très formatée, la vidéo à très court métrage prend d'autres chemins. C'est ainsi qu'en avril de l'an dernier, nous évoquions par exemple le petit reportage de la marque supra-sportive Adidas sur la plateforme musicale Soundcloud. Il n'est de fait pas surprenant que nous vous proposions l'objet ci-dessus, découvert sur le blog de nos collègues très estimés d'It's Nice That. "Sella" est le nouveau film (mandaté) d'Andrew Telling, réalisateur londonien: c'est surtout l'apogée de la vidéo génération Canon 5D MKII - un esthétisme aussi particulier que référencé-, laissant sur le bas côté n'importe quelle équipe documentaire télévisuelle. Ce trailer sportif applique à la perfection cinq ans de trouvailles techniques permises par ce nouveau genre de caméra vidéo; il a aussi le chic de réunir sport de haut niveau et cinéma dans une approche aussi intime que sensuelle (les sons sont proprement stupéfiants).

20 avr. 2012

L'art et la déviance n°2: Boris Mikhailov

Photo: Boris Mikhailov, "Case History"

La déviance artistique comme thématique de ce printemps sur Think Tank; souvent exprimée en groupe, elle prend cependant toute sa signification chez les cas isolés, véritables freaks (Royal Roberton) ou simple illuminés. Né en 1938 en Ukraine, Boris Mikhailov a tout connu. Fallait-il être fou pour supporter le Communisme?

Les expositions thématiques sur l'ère soviétique sont récurrentes. Rares sont celles qui marquent toutefois. "Glasnost: Soviet non-conformist art from the 1980's" avait tout dit en 2010, au Haunch of Venison de Londres. Jonglant souvent entre art et politique, la Berlinische Galerie (BG) fait se télescoper les courants, les intentions ou les formes artistiques et prend la tangente russe; il faut donc s'essuyer les pieds sur les structures expérimentales de J.Mayer H. – son œuvre "Rapport" se déploie dans le gigantesque premier espace de la galerie  – pour atteindre le déviant. L'homme, c'est Boris Mikhailov, né en 1938 en Ukraine, autodidacte, affranchi mais étonnament humble. Son discours se résume pour ainsi dire à cette simple volonté de parler, de témoigner, un appareil à la main, construisant son approche artistique et non pas l'artiste lui-même. Cela paraît évident, mais tout commence à l'usine avec comme simple motivation de filmer ses collègues. Boris n'est plus si jeune, passé la trentaine, commence à travailler sur l'idée de dédoublement et d'esthétisme en photographie ("Superimpositions"), les expose dans les pays de l'union. Cette série est la première visible à la BG, dans des formats imposants. L'exercice paraît aujourd'hui naïf ou esthétisant; l'entreprise, à l'époque, était autrement plus complexe (techniquement et socialement). L'Ukrainien ne prend pas des jolies femmes et des enfants en photo, mais une "faune": « C'est un monde honteux, peuplé par des créatures qui étaient autrefois des humains, mais maintenant ces êtres vivants sont dégradées, sinistre, effrayant ». Il faut se méfier de cette faune. Ces deux jolies demoiselles superposées sont des anciennes conquêtes sabordées: sur l'une d'elle se trouve le numéro 15, ordre de passage de Mikhailov sur ladite conquête. Certains y voient du rêve, d'autres une réalité paranoïaque, où il est question de sexe dissimulé, de grosse déprime et de volonté de fuite.


Durant sa première période artistique (1968-1975) Boris Mikhailov travaille aussi en noir et blanc ("Black Archive"), sur des baigneurs, en obsession chromatique (la fameuse "Rote Serie", exposée un peu partout) et se fait virer de son travail à l'usine. Le sexe est de plus en plus présent, sa femme se retrouve souvent en première ligne. Pourtant, les mises en scène du couple relèvent plus du conceptualisme que d'érotisme (on retrouvera bien plus de vice dans la série rouge, les masques à gaz, les sens cachés, l'iconographie christique ou dans les panoramiques pris sous le manteau). Sans le savoir forcément, il touche l'avant-garde photographique du bout des doigts en attendant que le mur tombe. La Russie à nu révèle un désastre social latent: d'art du quotidien et audacieux, la photographie de Mikhailov va se radicaliser. Cette "faune" émergera dans les années 1990 en véritable underdog du nouveaux pays, véritable caste ignorée faute d'avoir raté le train capitaliste. La série s'appelle "Case History" (Krankengeschichte) et représente le point-clé de l'exposition intitulée "Time is out of joint". Une petite dizaine de tirages verticaux résume un travail essentiel et conséquent (il y aura plus de 400 photos visibles, chez Saatchi notamment).


Mikhailov a quitté depuis longtemps cette Russie et son Ukraine natale en stand-by social et identitaire pour mieux l'observer, ses nombreux allers et retours dans les squats, maisons de fortune et appartement miteux est son cordon ombilical, entre 1997 et 1999. La Berlinische Galerie aurait dû mettre ce travail en exergue, qui se retrouve pris en sandwich entre les vieilles séries et des portraits actuels: la laideur consubstantielle des photographies du "Case History" est loin d'être gratuite et témoigne d'un profond respect pour ces laissés pour compte, petits escrocs, gigolos ou freaks. L'interaction est visible, la fierté de dévoiler son tatouage ou les seins de sa femme sont hallucinants à l'heure où choquer devient un vrai challenge. Boris Mikhailov fait partie de ces artistes méticuleux, curieux et patients qui auront su donner son indépendance à un travail, se laissant interpréter dans le temps et repris par des contemporains, à l'instar d'Harmony Korine. Il est aussi assez amusant de voir les visiteurs contempler avec appoint ces grands tirages bruts dans un décors white cube alors que le sujet dépasse le simple reportage humaniste. Le bruit et l'odeur s'en dégagent, avec cette joie intérieure de voir du réel et du barré sans artifice. La déviance artistique de l'Ukrainien dans un pays alors totalitaire prend le pas sur sa contemplation, son humble constat d'impuissance et ironise sur les Berlinois dans ses travaux actuels "If I were a German" et "In the Street" (Berlin)".


Boris Mikhailov, "Time is out of joint". Fotografien 1966–2011 24.02.–28.05.2012, Berlinische Galerie, Berlin

Superimposition (1968-1975
Vue de l'accrochage de "Red/Rote Serie", 1968-1975
"Red/Rote Serie", 1968-1975
"Red/Rote Serie", 1968-1975
"Red/Rote Serie", 1968-1975


Vue de l'accrochage de "Case History" (1997-1999)

"Case History" (1997-1999)
"Case History" (1997-1999)

"Case History" (1997-1999)

In the Street (Berlin) (2000-)
In the Street (Berlin) (2000-)



17 avr. 2012

Twixt de Francis Ford Coppola

Illustration: vitfait
Après le chef-d’œuvre Tetro, Coppola confirme son retour en pleine forme. A son âge avancé, il oublie toute forme d’hésitation et plonge les yeux fermés dans les arcanes du cinéma. Après l’inceste et la famille, place avec Twixt à la mort et à la beauté. Coppola ou le miracle d’un cinéma savant et naïf à la fois.

Le cinéma est un monde de surprises. Qui aurait pu deviner qu’un ancien réalisateur hollywoodien, petit à petit ringardisé par sa propre fille, allait attendre de passer le cap des 70 ans pour se réinventer complètement en cinéaste se permettant toute l’espièglerie, l’expérimentation esthétique et la candeur généralement réservées aux jeunes débutants ? Coppola parvient en ce moment même à filmer des choses absolument hallucinantes pour l’histoire du cinéma : des films à la fois riches d’un savoir ancestral et d’une maîtrise technique dignes d’un vieil artisan, vivifiés par un plaisir de la réalisation toujours aussi jeune, toujours aussi frais. Ce paradoxe ne manquera pas de choquer certain-e-s spectateur-trice-s venu-e-s dans l’attente d’une nouvelle fresque pimpante ou d’un univers léché. Pour ce dernier élément, celles et ceux qui n’aiment pas être surpris-es n’ont qu’à aller voir le dernier ou le prochain Tim Burton. En voyant Twixt, le/la spectateur-trice ne peut être que décontenancé-e. En effet, ce film renferme non pas un mais trois récits. Ces derniers s’entremêlent avec malice, si bien que souvent – et encore plus a posteriori –, on ne sait plus très bien à quel niveau tel passage se situe. Le récit premier raconte la venue dans un petit village sordide d’un écrivain qui va s’intéresser à un meurtre tout aussi sordide. Les deux autres récits sont des métarécits, ayant pour base cette intrigue. Le deuxième est le roman de vampire de seconde zone, écrit par le romancier en question. Le dernier est un rêve du romancier, qui observe un massacre commis il y a longtemps dans le même village.


Les deux premiers récits sont presque indiscernables, Coppola prenant un malin plaisir à faire passer son film pour un film d’horreur de seconde zone. La différence ne tient qu’à des critères de réalisme. Ainsi, dans le roman, les gothiques sont devenu-e-s des vampires, et la victime se réveillera des morts pour se venger elle-même. C’est cette fin, assez bidon, que semble donner Coppola à Twixt, avant d’assurer un dernier retournement de situation avec un intertitre, annonçant le futur véridique des différents personnages ne faisant plus aucune mention à des êtres extraordinaires. L’entremêlement est réussi à un tel point qu’on en finit par se demander si le film ne nous a pas montré qu’un seul de ces deux récits pour nous laisser seulement deviner l’autre (je vous avais prévenu-e-s que c’était un peu compliqué). Mais si on s’extrait de la trame narrative, on s’aperçoit que les trois faces du film explorent le même thème. Et là, Coppola n’en est plus au niveau de la simple amourette ou de la vengeance ordinaire. Non, il vise directement des thèmes essentiels à l’art en général. Ici, il s’agit de la beauté assassinée, image suprême de la mélancolie. Cette trame, grâce à la multiplicité du film, sera explorée sous plusieurs aspects : onirique, kitsch, concret et même autobiographique. Chacun sera riche de sa propre beauté, montrera le massacre de cette dernière et enfin permettra à la beauté d’être vengée, que ce soit par elle-même ou par un tiers.


D’un point de vue formel, Coppola maîtrise le tout avec beaucoup de grâce et ce qu’il faut de maladresse pour rendre le tout sympathique. Laissant le noir et blanc de Tetro de côté, il se rattrape en utilisant un contraste de gris pour filmer les nombreuses scènes de nuit ou de rêve, rehaussées de quelques touches de rouge bien pimpantes. Quelques fois, cette effervescence se trahit par une forme de maniérisme pas toujours très agréable. Néanmoins, ce dernier se trouve très vite compensé par l’autodérision dont fait brillamment preuve Coppola en laissant son film se confondre avec un roman de seconde zone et en donnant le rôle du personnage principal à un Val Kilmer émouvant par sa force pataude et sa naïveté. Face derrière laquelle se glisse l’enthousiasme artistique d’un Coppola,  l'improbable candide. 


15 avr. 2012

L'Enfant d'en haut d'Ursula Meier

Illustration: Pierre Girardin
Ours d’argent au Festival du film de Berlin en 2012, Ursula Meier peut se vanter d’avoir réussi à obtenir un prix majeur dans un festival européen, ce qui n’était pas arrivé à un cinéaste suisse depuis 1981 et La Barque est pleine de Markus Imhoof. Après l’excellent Home (2008), la réalisatrice franco-suisse présente un film aérien et intelligent, réutilisant ses thèmes précieux, comme ceux de l’enfance et de la désolation.

Simon est un petit garçon de 12 ans qui vit dans la plaine industrielle et grisâtre avec sa grande sœur Louise. Ils partagent ensemble un appartement. Pendant que Louise foire ses relations et ses jobs sans avenir, le petit Simon prend le téléphérique et monte dans les stations de ski où le soleil se reflète gaiement contre la belle neige blanche. Les touristes riches, pour la plupart anglais et étrangers, viennent y passer leurs vacances. Simon parcourt les restaurants d’altitude et volent le matériel de ski de ces gens aisés qu’il revendra une fois redescendu en plaine à son entourage, principalement aux copains de son âge. Simon endosse ainsi le costume du Gavroche des temps modernes, voleur et empathique, qui se bat pour survivre dans un pays que le monde entier croit être un lieu où tout le monde a la belle vie.


Au niveau des prestations, les deux jeunes acteurs sont irréprochables. La musique de John Parish (producteur remarqué pour ses collaborations avec Eels ou PJ Harvey) quant à elle n'élève pas vraiment le film qui aurait presque bénéficié d'une bande-son plus silencieuse, voire totalement inexistante (Sleeping Beauty par exemple). La force du film est bien dans sa réalisation et son scénario. Ursula Meier exploite deux mondes dans son film : celui du haut, des riches, et celui du bas, des travailleurs de la plaine. Elle tente, avec son petit héros, de lier les bouts, de tisser une ligne qui joindrait ces deux espaces antinomiques. On ne sait pas grand chose de Simon et Louise, sauf qu’ils font partie de la même famille, et que Simon semble plus mature que sa sœur pour survivre avec son commerce illicite. Le film est extrêmement réaliste dans sa captation du vrai, de la négligence du haut sur le bas et de l’ambiance terne des plaines industrielles. La réalisatrice a choisi la pire période pour film le paysage alpin : la fin de l’hiver, qui rime alors avec la fin des escapades de Simon dans le monde du luxe. Là-haut, il fait la rencontre d’une mère américaine et, en manque d’affection, Simon cherche à lui donner le rôle de mère ; il la retrouvera plus tard lors d’une scène en temps-mort avec Louise.


Entre ces deux mondes, Simon se trouve à chaque fois surveillé constamment et trop demandé. En bas, sa sœur lui demande de l’argent et il doit négocier son commerce, vendre, acheter, survivre, accepter. En haut, Simon se transforme en pie voleuse qui l’oblige à manger les sandwichs volés dans le pire endroit des stations de ski : les toilettes des restaurants d’altitude. Même en haut, Simon reste en bas, et c’est cette dualité sévère que subit Simon et que nous traversons avec lui. Même au sommet, Simon se retrouve caché et recroquevillé dans les immenses machines des cuisines et des téléphériques. Finalement, le seul endroit où Simon se sent bien, c’est justement dans ce passage, dans la jointure : c’est le téléphérique, coquille fortifiée dans laquelle il n’est qu’avec lui-même et où il peut dominer le Bas et quitter fièrement le Haut. Tout réside dans cet entre-deux qui apporte au film une magnifique touche poétique. Scène puissante, celle de la fin de l’hiver, où Simon remonte une dernière fois au sommet pour voir la Nature reprendre le dessus sur les loisirs éphémères de l’Homme. Simon se confesse, fait le gamin, pisse sur un télésiège et pleure. Tout est concentré dans cette séquence émotive, triste et conclusive. Dans le film réside deux moments forts qu’on ne peut pas raconter ici, qui retourne l’histoire et confirme la qualité justement applaudie à Berlin en début d’année. Aucune hésitation, Meier tient là une œuvre de très grande classe.

L'Enfant d'en haut, Ursula Meier (Suisse 2012)
*****

11 avr. 2012

L'art et la déviance n°1: You Killed Me First

Illustration: Richard Kern, The Manhattan Love Suicides: Thrust in Me" (screeshot), 1985


L'art et la déviance à Berlin: en trois étapes et bien plus d'expositions, nous aborderons la thématique de la déviance dans l'art sous des formes diverses, entre avant-garde, performances, transgression, fun et expérimentations. A l'heure du mouvement Occupy, on s'interroge: que peut donc bien faire l'art pour le monde, alors que les prix des œuvres flambent? A peine un mois avant la nouvelle Biennale de Berlin, le centre d'art KW (Kunst Werke) lance les hostilités avec du cinéma et la scène transgressive new-yorkaise.

Le KW reste une étape incontournable dans une ville d'institutions (Gropius Bau, Haus der Kulturen der Welt, Daimler, Guggenheim, etc.) et d'attrapes-vie. On se souvient notamment de Petri Halilaj, Richard Serra mais aussi des expositions collectives aux thématiques fortes (politique, post-Fukushima, le renouveau artistique polonais). L'institut du Mitte organise en outre une Biennale de Berlin qui s'est radicalisée au fil des éditions. Cette septième édition est en effet curatée pour le coup par le très engagé Tomas Rafa, nouvelle égérie du reportage des mouvements post-altermondialistes. "Art covers politics" est le slogan. Les outils? De l'art et du non art, des perspectives sur les nouvelles façons de s'engager, de polémiquer, de faire réfléchir. Du 27 avril au 1er juillet, cette biennale s'annonce explosive et devrait prendre toute sa signification quand s'ébroueront les deux énormes foires d'art contemporain en juin (Art Basel et la documenta de Kassel). La déviance n'attend cependant pas cet événement: en parcourant différents lieux de la ville, rarement aurons-nous senti cette récurrence anti-conformiste, anti-constitutionnelle ou simplement punk.


Le gros doigt d'honneur est ainsi notre première étape: au KW, "You Killed Me First" s'établit comme la première exposition sur le cinéma de transgression. Il y a évidement peu à redire dans un Kunst Werke complètement décoré pour l'occasion pour ainsi devenir un motel de dark rooms bruitistes, sales et barrées. A l'entrée, le statement interpelle, forcément: "We propose ... that any film which doesn’t shock isn’t worth looking at. ... We propose to go beyond all limits set or prescribed by taste, morality or any other traditional value system shackling the minds of men. ... There will be blood, shame, pain and ecstasy, the likes of which no one has yet imagined.“ Dans un Lower East Side dont personne ne voulait dans le New York des années 70, émerge une scène cinématographique improbable autour de Nick Zedd (auteur des mots ci-dessus). En collision avec des normes que s'acharne à propager l'écure politique de Reagan, ce cinéma transgressif s'entoure de futurs grands noms (Lydia Lunch, Richard Kern, Karen Finley), jouant les uns pour les autres comme des Monty Pythons cramés, se permettant absolument tout, des veines coupées aux bras arrachés, en passant par l'éjaculation post-mortem ou l'homicide en plein repas de famille. Le tout est volontairement mal coupé mais garde toute sa substance 40 ans plus tard: qui pourrait se permettre cela aujourd'hui, alors que Jan Kounen s'est retrouvé évincé des Infidèles et que les kids préfèrent écouter Skrillex sur leur iPhone? A propos de musique, celle-ci n'est non plus pas ridicule dans l'exposition "You Killed Me First": qui de Sonic Youth, The Dream Syndicate, Claude Debussy, Swans, Wideblood, Hendrix, ou de J.G. Thirlwell, rien n'est à proscrire.



De la déviance, "You Killed Me First" semble même s'en foutre, dans une partie d’épate nihiliste. Outre l'entrée "Death Valley' 69", Richard Kern sert le vice dans la première grande salle, avec le diptyque de Manhattan Love Suicide, "Stray Dogs" - sympathique ballade entre un artiste et son fan lubrique (à voir en haut de l'article) - et "Trust in Me" - dans la peau d'un punk pas content.Tessa Hugues-Freeland joue elle avec les codes d'un cinéma fantasmatique sur l'incroyable "Nymphomania" où Peter Pan règle son compte à la nymphe. C'est souvent gratuit, mais cette partie de jambes en l'air grotesque sur fond de Debussy rappelle les horreurs musicales de Sid Vicious une quinzaine d'année auparavant avec son sommet "My Way". Ici, nous sommes en 1993 donc, mais le choc visuel nous catapulte en 1950. Jeu stylistique donc, de références et de violence dépassant son cadre purement transgressif. Si au deuxième étage, "I Hate you Now" reprend les ébats: de retour à Manhattan, Kern la caméra à l'épaule, on assiste à une séance d'haltères sur fond de drapeau américain et de graffiti "I owe you noting", de repassage barjot et d'un punk à l’œil droit pas content. Les retrouvailles entre blonde au foyer et conjoint dépassent le nihilisme non-sensique présent dans "Trust in Me". Reste que ce sont les haltères qui auront le dernier mot. Ces quelques films ne sont que le début d'une sacrée embardée sur quatre étages et 28 films, où naturellement c'est le film éponyme "You Killed Me First" qui concentrera le plus de spectateurs (une emo pas contente tue ses parents et sa sœur). Aux côtés de Kern, Zedd et Hugues-Freeland, les réalisateurs David Wojnarowicz, Tommy Turner, Casandra Stark, David Rutsala et Phil Zwickler ne sont pas à négliger



Cette somme - manifeste dépasse ainsi le cadre du simple cinéma underground pour s’immiscer dans la grande histoire du cinéma, citant autant Hitchcock que les vidéos de propagande islamistes. Aujourd'hui, Richard Kern photographie Sasha Grey et une belle palette de petits minous tout en étant à l'honneur d'un DVD monographique "Hardcore Extended" (vous retrouverez les courts-métrages évoqués ici et présents ci-dessous en piètre qualité). Tessa Hugues-Freeland produit elle encore des films à l'heure actuelle; Nick Zedd officie maintenant dans le proto-documentaire ("Blank City" en 2011 avec Jim Jarmush, Deborah Harry et l'incroyable Steve Buscemi). Les descendants sont multiples: Hamony Korine forcément ou encore Terry Richardson, quasi-contemporains d'une Hugues-Freeland, mais aussi un Nicolas Méndez clippeur d'El Guincho dans le clip à succès "Bombay" en 2010 et pas mal de réalisateurs dont on ne saura jamais le nom. La future Biennale de Berlin invite des dans le champ artistique des "non-artistes": l'embourgeoisement et la reconnaissance, c'est bien ce que combattaient tant l'avant-garde que le punk semble-t-il…





   

 

10 avr. 2012

Alain Chabat: sur la route du Marsipulami

Illustration : Charlotte Stuby
Un journaliste raté (Alain Chabat) voit une dernière chance de se racheter aux yeux de son producteur de père quand on lui propose de partir en Palombie pour faire un reportage sur la tribu des Payas. Un vétérinaire du coin (Jamel) doit l’accueillir à l’aéroport pour le servir de guide et espérant toucher assez d’argent pour rembourser ses créanciers. Il profitera de cette expédition pour prouver que le Marsupilami n’est pas un animal imaginaire.

Parmi plus de vingt magazines français (Crikat lui donne 4/5, Les Inrocks de même et la pire note est de 3/5), la moyenne des notes attribuées au dernier film d’Alain Chabat est de 3,8 sur 4 – une réussite donc, à 2 décimales de la perfection et aussi bien que Titanic 3D ! Désirant retrouver la température décalée qu’avait réussi à apporter Chabat dans Astérix et Cléopâtre et voir l’animal imaginé par Franquin en synthèse et en poils, me voici entouré d’une centaine de mioches parés pour une bonne tranche de rigolade ! Après une bande-annonce qui m’avait laissé perplexe, les critiques dithyrambiques en France m’avaient poussé à aller voir Sur la piste du Marsupilami, film dans lequel (dixit Les Inrocks) on retrouvait l’humour « second degré » de l’ex-Nul dans un « spectacle complet, imaginatif, drôle et bon enfant ». Je ne sais pas ce que le journaliste des Inrocks a vu ou ce que Chabat a mis dans le verre des journaleux français lors de la projection de presse, toujours est-il qu’on est loin du « spectacle complet » et des explosions de rires promises. La petite fille de 8 ans sur le siège de devant qui se lève à chaque fois que le Marsupilami apparaît à l’écran valait heureusement le déplacement.



Sur la piste de Franquin
On retrouve certes quelques bonnes idées, comme celle de ne pas divulguer l’apparence du Marsupilami trop tôt et de faire ainsi patienter le spectateur devant l’animal mystérieux sorti tout droit de l’imagination du génial bédéiste français, André Franquin. L’auteur avait dit que faire une histoire avec le Marsupilami en héros principal était difficile (il lança pourtant une série où l’animal jaune à poids noirs en est la vedette) et avoua par après que ce personnage était plus facile et agréable quand il reste un personnage secondaire. Chabat a fait gaffe, et la bêbête sait ne pas trop être présente dans son film. Par contre, on sent que le scénario dévie dans tous les sens et que les plein-pouvoirs de réalisation offerts à Chabat nous donnent le tournis : les situations qui sont vraiment drôles passent en coup de vent alors que certaines séquences sur des personnages secondaires ne demanderaient pas tant d’attention. L’humour des Nuls semble bien loin et on fait face à une méga production en couleur qui n’arrive même pas à rendre le Marsupilami réel. Les répliques cultes sont à chercher à la loupe et la séquence du chien qui s’amuse avec la tête de Jamel fait rire uniquement par manque d’autres idées plus loufoques et absurdes. La venue d’un Farrugia aurait peut-être permis de sauver les meubles et d’apporter l’humour franquiniste qui manque cruellement au film.



Pas si Nul
Car Chabat a été le seul à réussir un très bon film tiré d’une bande dessinée comique. Dans Astérix : Mission Cléôpatre (seul bon métrage de la série), Chabat emploie l’humour absurde des Nuls à bon escient, et rejoue des scènes phares de l’album de Goscinny et Uderzo en lui redonnant une jeunesse nouvelle. L’humour des Nuls est basé sur ce que j’appellerais la « blague zéro » : le gag n’existe pas et réside dans son utilisation inédite de le faire tomber comme un bide, à la mode pipi-caca qui fait mouche. Dans Sur la piste du Marsupilami, l’ex-humoriste de Canal+ exagère le gag facile ; ce qui lui enlève tout son côté « bide » et le rend du coup inutile et surtout inutilisable. Alors évidemment, Chabat n’est pas bête et il sait qu’il peut compter sur Jamel, assurance tous-risques au bide complet, réemployant la langue de Balzac de manière parodique et hilarante. Les seuls moments véritablement drôles bondissent quand les répliques de Jamel traversent l’écran ; mais ce n’est pas assez pour nous faire oublier les nombreuses scènes pénibles comme les gags envers Céline Dion et le personnage de Fred un peu encombrant. Heureusement, Chabat réussit à recréer durant quelques minutes tout le meilleur qu’on connaît de lui : c’est la scène où l’on apprend, par un film projetée contre la paroi d’une caverne, pourquoi le Marsupilami est si important pour l’écosystème de la planète. On y retrouve les brillantes idées de ses premiers sketchs et de ses productions comme les Savez-vous que où l’humour marche à merveille. La médiocrité du film se transforme alors en hommage au génie de Franquin et de l’invention de ce super marsupial jaune et noir. A la fin, le film aura même un geste envers les fans de la BD… Houbba !

Sur la piste du Marsupilami (Alain Chabat, 2012)
*****




6 avr. 2012

TT Speaches / Mars 2012

Illustration: vitfait


Les premiers barbecues et apéros sur pelouse s’organisent. Des premières sueurs qui ont tendance à nous pousser à ne plus écouter que de l’Italo disco ou du hip hop. Le Speaches de mars s’en fait l’écho avec Chromatics, Rusko, ASAP. Mais c'est aussi un mois où pas grand chose semble se passer au niveau de l'innovation (ce Speaches est placé sous le signe du revival), peu de sorties marquantes et un désert au niveau des concerts: on ne perd pas espoir à Think Tank, le printemps finira par être beau.

Julien: Débutons avec un objet très bizarre: le troisième LP de Rusko, SONGS, est une somme d'euro-dubstep, de ragga-trance, de Scooter skwee, signée chez le label Mad Decent. De Los Angeles, cette institution menée par Diplo abrite dans son catalogue autant Azealia Banks, récemment connue pour avoir rappé sur l'électro minimale de Lone, les italiens Crookers ou encore les portugais de Buraka Som Sistema. Si vous aviez détesté la trance-hip hop de AraabMuzik ultra sensuelle, vous mourrez avec SONGS. Actif depuis 2006 dans le milieu de la dubstep, Christopher Mercer a autant fait évoluer ce style qu'il semble s'en détourner maintenant (ce que l'on peut comprendre…). De fait, si l'on retrouve une base de subs et de beats heurtés, SONGS ouvre le propos aux ondes FM avec pour débuter "Somebody to Love", tube massif, jungle lyriques enchâssée dans des basses sans équivoques. A l'instar du clip, montrant Rusko dans un registre désormais classique pour des acteurs d'une dubstep maximale à l'instar de Skrillex, les kids vont kiffer. Même si Rusko aligne des associations quasi-douteuses de ragga et de trance, il sait aussi garder cette fameuse fluidité de l'électronique britannique, aussi dansante et légère qu'élaborée ("Pressure", splendide). Reste qu'avec 14 titres dans des registres aussi séparés pour les non-initiés, SONGS est difficilement écoutable en une traite. Outre-Manche, le disque devrait faire cependant un carton, là où l'on sait mieux que quiconque mixer tout et n'importe quoi.





Julien: Ce mois de mars a vu une grande quantité de productions électroniques. Toujours dans le registre britannique, Scuba a lui créé son propre label, Hotflush Recordings, héberge des noms très actuels d'un post-dubstep assez bien fait (Mount Kimbie, Sepalcure) sous oublier de faire avancer son projet plus que suivi. TRIANGULATIONS (2011) avait fourni son lot de tubes pour dancefloors ("You Got Me", "Before", notamment) alors que SUB:STANCE avait assis Paul Rose au siège des décideurs d'un style parfois trop caricatural. De fait, on ne pourra pas reprocher à Scuba son attitude sur son nouveau LP, PERSONALITY, ouvrant le spectre à d'autres références: "Ignition Key" et "July" tirent à fond dans les 80's à la limite du trop, "The Hope" et "Ne1butu" rappellent eux 808 State (et donc les 80's aussi), Cognitive Dissonance regarde lui vers Roni Size alors que d'autres ("Gekko") raffermissent le propos en boucles techno. Il y a sans doute un peu de nostalgie à plusieurs niveaux sur cet album d'un goût assez douteux: la période love de l'Haçienda, la techno première monture et des tentatives d'eurodance. Je ne sais trop quoi dire, si ce n'est qu'après notre séjour Musique hantée à Londres en compagnie de Scuba et de son label Hotflush, je n'eusse pas espérer un tel disque iconoclaste.


Julien: Les rythmes électroniques ne tirent toutefois pas la tronche sur toutes les sorties mensuelles. Pour autant qu'on puisse la classer dans cette catégorie-ci, Julia Holter a donc signé l'album imparable de ce début d'année, nivelant ce Speaches vers le très très haut. Pour faire simple, la Californienne a tout: les arrangements, les structures incroyablement élaborées, la voix (ou ses reliques) et l'aspect inatteignable. On n'avait que très peu écouté le premier volet de sa discographie, TRAGEDY, mais ce EKSTASIS est inoubliable, d'une beauté indescriptible, aux résonances lumineuses mais pas candides, en phases multiples. "Marienbad" évoque d'entrée ce que nous décrivions avec le second album de Buvette, PALA LUPITA: où la voix s'impose comme un instrument à part entière, où d'autres jouent de lyrisme et de postures douteuses, le morceau brisant cette idée-même de pop classique aux refrains incontournables, empruntant aux Beach Boys et ses plus fidèles descendants Animal Collective cette force de caser 10 chansons en une. Ici, Julia Holter semble même faire rentrer le séquenceur et le sound-system dans "Marienbad" avant de terminer son périple sur une ritournelle stupéfiante.  Les titres de l'album développent ces axes stratégiques de la musique de Julia Holter: la pop héroïque et la folk cubiste, plus contemporaine elle (de "Our Sorrows" à "Für Felix" ). L'ambiant psychédélique ("Boy In The Room", on dirait du Brian Eno!) se chevauche à l'avant-gardisme synthétique de "Four Gardens" ou de "Goddess Eyes". EKSTASIS ne faiblit aucunement dans sa deuxième moitié; s'affranchissant donc des structures usuelles, Julia Holter semble pouvoir tout se permettre, entre les accessibles "Moni Mon Amie" - classique-, "Godess Eyes I" - délaissant -, avant de porter son second LP dans les bons offices avec le sommet "This Is Ekstasis", où il n'est pas simplement question de sonner comme les quêtes sonores planantes de Juliana Barwick ou d'une Grimes sous Xanax: après plus d'un mois d'écoute, ce titre valide les premières thèses et impressions, celles de se retrouver devant quelque chose de spécial, sans réelle étiquette ni destinée. Quand arrive la batterie sur ce morceau d'épilogue, on se prend à rêver d'une réunion intemporelle entre jazz et romance doucereuse. Mais quel album (du mois, forcément pour moi, de l'année, on verra)! Quel choc, au point de n'avoir plus grand chose à dire…






Pierre : Très attendu, notamment suite aux différents titres qui avaient déjà été lancés sur l’internet en 2011, le nouveau Chromatics, KILL FOR LOVE, sort enfin en ce mois de mars. Leur précédent album, NIGHT DRIVE sorti il y a cinq ans, reste une merveille, un album encore trop méconnu, parfait du début à la fin, construisant une ambiance pleine de mélancolie nocturne au volant, en forme de prophétie du Drive de Refn. Face à tant d’attentes, la vérité est que l’on ne peut qu’être un peu déçu à la première écoute. Ce ne sera pas un second bijou à chérir d’années en années. Mais il serait injuste de reprocher à un groupe de ne pas réussir un chef d’œuvre à chaque fois. KILL FOR LOVE tente de laisser derrière lui ce passé en dégainant un disque extrêmement dense : 17 titres dont plusieurs dépassent les cinq minutes. Cela commence très timidement avec une reprise de "Hey Hey My My" de Neil Young, plutôt fidèle, pas très intéressante mais quand même dix fois mieux que ce qu’avait fait Oasis. Mais tout de suite après, vient la chanson éponyme rassurant tout le monde : Chromatics n’a pas oublié ses fondamentaux : refrain épique, productions italo-disco (normal c’est du Italians Do It Better avec Johny Jewel à la baguette) et voix sensuelles. "Kill for love" bouleverse d’emblée avec des guitares qui pleurent, tout en étant beaucoup plus accrocheur que tout ce qu’a pu sortir le groupe jusqu’à présent. Tout l’album parcourra, avec toujours beaucoup de qualités, ce son fait de plages sensuellement étouffées et de refrains à faire se fermer les yeux. De "Lady" à "Back from the Grave" délivre une musique, dont le caractère exquis en a fait la signature d’un groupe et d’un label souvent irréprochable.


Pierre : Un des titres de KILL FOR LOVE dont il a été fait mention plus tôt, le magnifique "The River" se trouve également sur un autre projet signé Italians Do It Better : Symmetry, THEMES FOR AN IMAGINARY FILM, avec toujours Johny Jewel en chef de chantier. Cet assemblage de musique sur près de deux heures a parfois été faussement pris pour un projet de bande originale refusé pour Drive. Il n’en est apparemment rien, même si évidemment les ressemblances existent avec le travail de Cliff Martinez et que la fourre du vinyle montre un volant d’une voiture se dirigeant vers un horizon rosâtre. Sur ces deux heures, presque aucune voix, seule cette clôture avec le titre des Chromatics. Ce genre de projet, s’il surprendra peu les habitués des recettes Italians Do It Better, pousse à l’admiration sur la maitrise d’une telle identité sonore, permettant d’en explorer les diverses facettes de manière brute sans provoquer ni ennui ni répétition. Ce disque prouve que derrière ces albums disco existe bien un producteur surdoué, retriturant les influences italo disco avec talent et intelligence.



Pierre : Au rayon rock plus tradi, mars ne change pas grand chose, à nouveau des déceptions. On commence avec Alabama Shakes et son BOYS AND GIRLS. C’est bien l’inverse du tube déjanté de Blur. Je n’ai pas franchement envie de trainer sur un énième disque franchement réactionnaire : à nouveau, de la bonne vieille musique plan-plan qui ne redécouvre le bayou américain que pour le laver plus propre que propre. Les Kings Of Leon avaient montré la voie dès leur troisième album. Ma foi, il se trouve que plein de groupes ont eu le mauvais goût de les suivre. Je détesterai encore plus ce groupe si le chanteur était un petit blanc qui se la joue soul. S’il se trouve que dans Alabama Shakes il s’agit d’une chanteuse afro-américaine, cela ne va pas changer pour autant mon avis sur cette musique insipide, rétrograde et proprette.



Julien: Bon, hum, c'est que tu connais bien le sujet semble-t-il. Pour le coup, nous devrions inviter Maxime Morisod, très au fait des premières passes d'armes des Kings of Leon. Il est vrai qu'Alabama Shakes tire les bonnes ficelles, signant de plus chez les britanniques Rough Trades, permettant ainsi une très grande diffusion - on parie qu'on les voit dans tous les festivals cet été? Il est aussi vrai qu'Alabama Shakes sait comment sonner US et attirer les masses. "Rise to the Sun" mêle autant un revival soul qu'on a quasi rongé jusqu'à l'os que ce rock sudiste. Sinon? " You Ain’t Alone" devrait plaire à ma mère qui est resté scotché sur Redding et les Supremes (elle a adoré le dernier Tindersticks tout de même), "On Your Way" la joue épique et sacrément chaleureux dans ce blues stéréotypé. Toutefois, tout ceci est un peu trop cul-terreux et sent effectivement le renfermé. Putain, on est en 2012! Ce revival perpétuel qu'on observe dans presque chaque style


Pierre : Autre déception plus émotive, le nouveau Spiritualized, SWEET HEART SWEET LIGHT. Pour les néophytes, rappelons que Sipiritualized, c’est un des deux projets issus du split des géniaux Spacemen 3. Si j’ai toujours préféré l’axe Sonic Boom, impossible de nier la beauté de disques comme LADIES & GENTLEMEN WE ARE FLOATING IN SPACE ou LET IT COME DOWN. Le problème avec SWEET HEART SWEET LIGHT ne tient pas tellement à une perte de beauté, la plupart des titres restent très jolis. Ce qui est plus dommage, c’est que le groupe a petit à petit perdu tous les reflets de shoegaze et de psychédélisme qu’il gardait cachés sous les mélopées de ses mélodies. Ici, les chansons continuent à durer plus de huit minutes mais par routine et par un collage forcé. De leurs côtés, les refrains finissent par être quand même beaucoup trop mielleux. Si SWEET HEART SWEET LIGHT reste en soi un bon album, très bien écrit et exécuté, les plus belles années sont passées pour Spiritualized.






Julien: On passe d'un revival à un autre. Michael Kiwanuka a sûrement signé l'un des dix meilleurs titres FM de l'année avec "Tell Me a Tale", soul bien foutue, cuivres et cordes parfaites, structure super maîtrisée, batterie sèche et en retrait. Et puis cette voix. Oui, c'est du Otis Redding (encore lui), c'est de la "soul sepia" comme on peut lire un peu partout dans les journaux. Sinon? J'ai pas mal de tendresse pour ce titre toutefois, aussi nostalgique que fatalement actuel, soul produite par des ingés sons hautement qualifiés dans l'hybridation ancien-nouveau, calibré pour marcher. Cet album annonçant splendidement un premier album - HOME AGAIN en passe de triompher pour l'été. Si si, "I'm Getting Ready" prendra la succession du titre sus-nommé, et "Home Again" fera pleurer pas mal de gens (les violons sont mignons, il faut le relever). C'est toujours mieux ça que d'écouter un énième album de Ben Harper. Ou de Ben l'Oncle Soul tiens. Alors qu'on cherche souvent midi à quatorze heures dans nos colonnes musicales sur Think Tank, ce HOME AGAIN calme par son humilité et son évidence; il suffit de le voir chanter le titre du même nom à la Cigale pour se trouver désarmé de toute forme de critique que ce soit (hormis cette présence incontournable du vieux dans le neuf). Kiwanuka aime son truc, le fait bien et humblement (les prétentions, c'est pour demain). A voir aussi un peu partout cet été, sans doute…Passons à plus rugueux maintenant.



Pierre : En attendant un article spécifique sur la crème du hip hop de ces derniers mois, revenons en quelques mots sur la nouvelle mixtape du crew ASAP. En fait, rien de nouveau, c’est juste la version live de LOLIVEASAP. La qualité des quelques freestyle ne justifie pas à donner beaucoup d’intérêt à cette nouvelle version, écouter du live ou freestyle sur album restant souvent une activité absurde. Les blablas interminables des rappeurs en début de chansons n'en sont que plus pénibles. Pour du bien plus intéressants, il faut se tourner vers les derniers featuring de ASAP Rocky. On avait pas encore parlé de celui avec ScHoolBoy Q : "Hands on the Wheel". Véritable tuerie où ASAP Rocky écrase son hôte dans une chanson qui lui doit tout. Grosse dose. Par contre, quand on a appris qu’ASAP Rocky collaborait avec Lana Del Rey, on a cru à un poisson d’avril. Il semblerait que ce ne soit pas le cas et difficile de ne pas être un peu titillé par cette association inattendue qui voit Lana Del Rey entonner un flow pas si naze que ça et ASAP Rocky se faire soudain si tendre.


Julien: Oui, nous avions parlé il y a quelque temps de la mixtape de SCHoolBoy Q, SETBACKS. Sinon je crois que nous attendons tous ton point de vue sur le nouveau EP de 1995 - LA SUITE–, toi qui était aux premiers rangs quand le phénomène a explosé (et mis Think Tank au centre des débats des kids hip hop de France) et qui s'est désolé des prestations scéniques de la jeune troupe. De plus, il me semble que La Gale, digne représentante d'un hip hop helvétique en mal de têtes d'affiches, vient de sortir son album inaugural et se retrouvera dans une super chronique à paraître chez nous. On reprend l'avion direction la Grande Bretagne avec Wiley qui avait sorti fin février son album EVOLVE OR BE EXTINCT, avec le tube "Boom Blast", reprenant le grime disco là où Dizzee Rascal l'avait laissé. L'ancien pillier de l'UK Garage joue toutefois plus sérieusement son jeu à succès et pique sur "Scar" ou le vif "Highs and Lows", rappe sur les gros subs de "Link Up" (on sent les soirées dans les caves londoniennes) et baisse la garde sur d'autres titres plus légers ("Only Human" ou "Life At Sea"). 70 minutes de EVOLVE OR BE EXTINCT, pas une de moins: Wiley ne fait pas les choses à moitié mais garde ce rythme cadencé sur la longueur.






Julien: Je poursuis dans le registre hip hop avec le grand disque du genre du mois de mars: THEESatisfaction annonce le ton: "turn off the swag!". "Queens" est un pure tube, rappelant ici le featuring de Azealia Banks sur un titre de Lone. Le sample est house, les voix sensuelles, le rap est tapissé dans l'ombre du parasol. Le titre sensuel de ce printemps, assurément. AWE NATURALE (écrit awE naturalE) est non plus pas mal fichu, dans un rap malin étant au genre ce que semble avoir fait récemment Prinzhorn Dance School avec le rock: le démanteler, n'en garder que quelques sonorités pour servir des mini morceaux à la candeur presque frustrante. "Je sais faire de la musique, mais je ne t'en donnerai que quelques bouts" semble être le mot d'ordre du duo. "Earthseed" est aussi imparable, sonnant comme un titre de blaxploitation moderne et granuleux. A Seattle, Stasia Irons et Catherine Harris-White semble comme déconnectées du monde réel du hip hop - même si "God" est un pur morceau du genre - en livrant un album chaud ("Existinct", magnifique), intelligent, bien documenté (il y a même du funk! - "Sweet"-, malin) et bien produit. Pour finir en rigolant, écoutez aussi le titre "Sandra Bollocks Black Baby" pour comprendre que THEEsatisfaction n'est pas un duo sans crocs. Mon album du mois numéro deux en somme…



Pierre : Aujourd’hui pour trouver un bon disque à guitare, on a deux choix : soit c’est le premier album d’un groupe, soit c’est son dixième album. Et entre deux, on s’ennuie. TOPS ont de la chance, ils sortent justement leur premier album avec toutes les qualités rêvées : insouciance, candeur et limpidité. Ce premier essai, TENDER OPPOSITES, sorti chez les orfèvres d’Atelier Ciseaux, jouit d’une très belle présentation en cassette comme en vinyle. Sur huit titres délicieux, l’innocence de TOPS leur permet de tout réussir, même les refrains funky naïfs. Alliant la mélancolie de synthé très italo disco à l’enjouement de guitares et à la suavité de la voix de la chanteuse, TOPS ne bouleversent pas mais délivrent huit titres tendres et séduisant, c’est déjà beaucoup. Un exemple avec le single "Rings of Saturn" au joli clip rétro.



Julien: Peut-être que ton hypothèse marche aussi avec Breton, plus que hype en ce début des beaux jours (je les attends encore en Allemagne). Après quelques EPs, les londoniens livrent leur premier LP pas si altruiste que ça en a l'air - OTHER'S PEOPLE PROBLEM, assez proche de Hard Fi mais sans l’héroïsme chancelant, chipant ici et là des boucles de la rue ("Pacemaker") pour sonner comme un Klaxons du matin (ou non-alcoolisé). Autant dire fissa qu'on s'embête la moindre. "Edward the Confessor" justifie les craintes, où l'on peut désormais localiser la provenances des beats, non loin de ceux de RJD2 (on reste de fait assez proche de Hard Fi). En poursuivant l'équation Breton (non mais le nom…), on sent la bonne affaire sur le bien foutu "2 Years" et ses violons samplés. En faut-il plus? "Wood and Plastic" prouve que les violons sont très chics en ce début de décennie, "Governing Correctly" est plus mauvais que les derniers Bloc Party, sans la moindre idée, "Interference" réussit d'être presque inécoutable, où les violons jouent des coudes avec des beats, des chœurs, des cordes et des mauvaises voix. Ah oui, il y a le morceau hanté du morceau, avec "Ghost Note". Mais qui sont-ils? Où vont-ils?


Julien: Plus rassurant, Lotus Plaza replace le bon goût au centre des débats en cette fin de Speaches. Les premières notes de SPOOKY ACTION AT A DISTANCE donne l'origine du projet: de Deerhunter, son guitariste (Lockett Pundt) pour signer son second album solo. Le mec sait donc comment sonner shoegaze élégamment mais ne s'en contente pas, en mettant plus d'aplomb dans son album que dans les derniers de Deerhunter, assez vaporeux ou pop suivant lesquels. Des titres comme "Monoliths" démontrent que son groupe principal n'est pas uniquement piloté par Bradford Cox, comme la plupart des suiveurs semblent le penser, se fixant dans le sillage d'une britpop royale. D'autres comme "Jet Out of the Tundra" ou "Remember Our Days" sont des lumineux titres taillés pour la route; Lotus Plaza est certes dans la digne lignée de Deerhunter, mais ce pedigree n'est pas une tare. Lockett Pundt signe un disque classe sans les prétentions et desseins revanchards des guitaristes oubliés de formations à succès ("Black Buzz", quelle fin!). Ceci prouvant que Deerhunter n'est pas un gros groupe, mais un très grand groupe. Le mois prochain, on dissertera aussi sur un autre guitariste, Graham Coxon, et son huitième album hors Blur.








Pierre : Trevor Jackson a sorti en ce début d’année la compilation METAL DANCE, mélangeant célébrités et raretés de musique Indu, Post-punk et Electronic Body Music, bref de la new wave bruitiste mais un peu dansante quand même. L’exercice de la compilation est toujours délicat. L’intérêt réside souvent dans les moments où elle permet de découvrir ces fameux trésors méconnus, avec le risque inverse de déterrer des groupes qui n’ont pas été oubliés pour rien. Chacun trouvera sûrement un peu de ces deux phénomènes dans METAL DANCE. Laissons chaque auditeur se faire son point de vue, le travail de découverte de styles indispensables (si vous ne connaissez pas la musique Indu et EBM, achetez vite ce disque) étant déjà passablement mâché par cette compilation de 23 titres. Avouons seulement la déception personnelle que cette compilation ne soit pas si dansante que ça, que le remix de Gabi de "Brothers" de D.A.F. est tellement moins bien que l’originale et finissons avec un coup de cœur : l'edit de "Wheels Over Indian Rails" de Stanton Miranda.


Julien: Après avoir débuté avec la dubstep très douteuse de Rusko, finissons ce Speaches hétéroclyte avec deux grand monsieur de la folk contemporaine de l'Illinois, Andrew Bird et Sufjan Stevens. Le premier relève d'un certaine idée d'une folk classique, lyrique, et aux racines évidentes ("Danse Carribe"). Depuis 1997, le Chicagoan tient la cadence d'un album par année, ou presque. Il va sans dire que BREAK IT YOURSELF n'agit pas dans un autre registre, ni ne réinvente le folk. Il y a toutefois de belles pièces ("Give it Away"), de bien belles allures ("Lazy Projector", "Lusitania"), du proto irlandais ("Orpheo Looks Back"). Sans s'en rendre forcément compte, on tient là un album de folk bien plus moderne qu'il n'en a l'air ("Sifters"), où Bird froisse des arrangements entre deux morceaux classiques. Sufjan Stevens lui est depuis longtemps dans d'autres sphères sonores: partis pour faire un album par états des USA chaque année, Stevens a viré et s'est acheté un gros séquenceur (et un auto-tune) par là même. Puisant en l'art de Royal Robertson un influence stupéfiante, THE AGE OF ADZ est le dernier fait d'arme de Stevens, entre le déglingo et le flamboyant. Les gardiens du folk auront aussitôt tracé le nom de Sufjan Stevens de leur guest list, c'est certain. Aux côtés de Serengeti et de Son Lux, il a créé l'étrange union s / s / s pour le sophistiqué BEAK AND CLAW, où l'on sent sa patte sur "Museum Day" sans pour autant tout monopoliser. "If This is Real" emmène l'étonnant trio dans un registre R&B assez dément, dense et foutraque. Stevens redevient plus présent sur "Octomon" avec ce genre de structures rythmiques déjà développées dans THE AGE OF ADZ. Démontrant bien qu'il ne fait rien comme les autres, Sufjan Stevens monte un supergroupe mais sonne complètement indé et barré, dans un plan qui semble totalement commercialement foireux. Musicalement, on n'est pas dans l'avant-gardisme, sonnant tout de même très contemporain dans ce hip hop toujours plus maqué avec la pop. L'occasion aussi de d'entendre sur "Beyond any Time" que Stevens pourrait faire un grand chanteur de R&B actuel – l'idée doit d'ailleurs le tarauder. De quoi brillamment boucler ce Speaches aux multiples genres musicaux, pas forcément assurés ni totalement convaincant par moment; reste qu'avec des disques comme ceux de Julia Holter, Buvette, THEESatisfaction ou encore Chromatics, nous tenons des disques de grande allure (faut de temps, nous parlerons des nouveaux The Shines, WhoMadeWho, VCMG, Odd Future… Xiu Xiu le mois prochain).


Disque du mois
Pierre:  Buvette, PALAPA LUPITA
Julien: Julia Holter, EKSTASIS

Singles du mois
Pierre: Danny Brown, "Grown Up"
           Xander Harris, "The Driver" 
 Julien: THEESatisfaction, "Queens"


Clip du mois