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29 déc. 2012

GOOD TIMES 2012

Photos: Vincent Tille

TT comme tout-terrain, trending topic, temps terrestre ou Tunisie Télécom: TT aussi pour sigle/ étendard de ce blog interdisciplinaire au nom générique qu'est Think Tank, suisse romand, proche des activités culturelles riches et transversales nationales et d'un peu plus loin. Le monde contemporain tend à réduire la dissociation entre les disciplines, mainstream et underground, avant-garde et pure luxuriance; comme l'an passé, nous témoignons du temps écoulé avec un recensement des meilleurs moments culturels, entre raves, Allemands au poing levé, ultimes groupes rock, actes politiques et enchères records.


Pierre Raboud, rubrique musicale de Think Tank

1) R&B
Si différents styles musicaux ont vu naitre de grands albums cette année (avec Kendrick Lamar et Andy Stott en têtes de liste), celui qui aura connu une réussite insolente fut bien le R&B. A un tel point que même Usher a réussi à faire une bonne chanson. Surtout, au-delà des tubes de Cassie ou Future, de très bons albums ont été produits : du très médiatique Frank Ocean à l’hanté Cooly G, en passant par le bizarre Triad God et la mixtape sexy au possible de Jeremih. Mais la palme revient à KALEIDOSCOPE DREAM de Miguel : inventif, lascif, surprenant, la crème de la crème.

2) Un weekend de rave 
C’était au mois de juin, en pleine canicule, les marcels sortis jusqu’au bout de la nuit. Les planètes devaient avoir un sacré alignement pour permettre un weekend aussi parfait. Vendredi : après une marche campagnarde au clair de lune, traversée d’apparitions de cheval flashé au bord d’une grange et ces basses qui semblent venir de tous les replis du paysage. Une fois la clairière atteinte et les cocktails 1/10 de club maté – 9/10 de vodka avalés, toutes les hanches se sont trémoussées au delà d’une aurore inoubliable. Samedi : le problème de la veille fut l’oubli rapide de la musique écoutée et du doute quant à sa qualité, le concert d’Ital au Bourg vint alors combler ce week-end avec un corps en transe et la meilleure musique live que j’ai entendue en 2012. 

3) Tiker, taylor, soldier, spy
A une époque où on pense que du kitsch mal cadré mérite trois films de trois heures, Tomas Alfredson pose un nouveau magnifique manifeste avec "Tinker, Taylor, Soldier, Spy", un film d’espion à l’ancienne transfiguré par un style d’une maitrise époustouflante et des scènes belles à en mourir. 

4) A l’arrache en Roumanie 
Tout à l’Est, enfin un pays où le n’importe quoi continue d’exister. Pas de musée ripoliné ou de boutique aseptisée. A l’exception du chiqué touristique de la Transylvanie, Budapest et Constanta font figure de dernières villes européennes où les codes culturels du divertissement culturel européen n’ont pas encore été imposés. Du gigantesque palais du parlement où on a fait le choix de laisser des fausses peintures du Vatican collées lors du tournage de "Amen" parce que cela fait joli au magnifique casino abandonné au bord la mer noire et peuplé de pigeons, tout est à l’arrache et cela fait plaisir.

5) De rouille et d’os 
Jacques Audiard réussit déjà l’exploit de faire très bien jouer Marion Cotillard (en même temps elle ne meurt pas dans le film) et réalise, dans un registre plus grand public, un film corporel, parfois sublime, avec la révélation Mathias Schoenerts, et un scène superbe de show avec orque et "Firework" de Katy Perry à la bande son. Sisi.

6) Grimes 
Dans mon Good Times de 2011 était présent le clip d’une alors peu connue Grimes. En 2012, sa coolitude s’est au contraire imposée parfois jusqu’à l’écoeurement. Il n’empêche que son album, VISIONS, souvent rejeté pour le simple fait qu’il soit hipster, reste une réussite indé-pop avec de grands titres, même si leur version live vue à Berlin n’était pas totalement convaincante. Et le clip de "Oblivion" représente une des rares réussites du genre cette année : empowerment du féminin et du cool dans un monde masculin et mainstream. 

7) Théorie de l’information 
Malheureusement, j’ai eu peu le temps de lire des romans cette année. Celui-ci, d’Aurélien Bellanger, m’a beaucoup plus par son insertion dans le réel contemporain (le monde comme masse d’information) et sa capacité à mélanger théories scientifiques et escapades narratives.

8) Kilbi
Peut-être que le cru 2012 n’aura pas été l’édition la plus mémorable. Néanmoins, un Kilbi, même en petite forme, reste un des moments forts musicaux de l’année, avec la présence de groupes qui ont marqué mon année et qui y donnèrent de très bons concerts : Elektro Guzzi, La Gale et Nguzunguzu.

9) Final Fantasy III et IV sur iPhone 
Le temps investi par année à trainer ses gros doigts sur ce petit écran peut faire froid dans le dos. Néanmoins, des grands moments ludiques se produisent grâce à lui. Au niveau de la densité narrative et des combats épiques, je n’ai pas vu mieux que la réédition des Final Fantasy III et IV. Nostalgie et émerveillement au programme

Ce n’est pas que j’aime la chanson ou le clip, mais pour moi cette vidéo contient de nombreux éléments centraux de 2012. D’abord, une esthétique Instagram dégoulinante de rétro glamourisé. Ensuite, Lana Del Rey, véritable incarnation de la duckface, est le produit musical qui a suscité le plus de débat. Croisades anti-hipster teintée de misogynie : tout ça pour un album très moyen. Enfin, la preuve que certaines choses ne sont toujours possibles qu’aux Etats-Unis : la présence dans ce clip mièvre d’Asap Rocky. L’un des meilleurs rappeurs actuels, qui a mis tout le monde à l’amende avec sa mixtape de 2011 et s’apprête à en remettre une couche et régner sur 2013 avec son premier album studio. Sa présence ici en président des Etats-Unis, mari idéal et Kennedy assassiné est des plus jouissives.





Colin Pahlisch, correspondant artistique et littéraire de Think Tank

1) La découverte, personnelle c’est vrai mais n’est-ce pas un peu tout le temps le cas dans ce genre de hiérarchie intime du "classement" d’un roman violent, fusant, perçant, traçant, La Horde du Contrevent, de Damasio, bien sûr, preuve s’il en fallait que la SF n’est pas morte, bien au contraire.

2) À la deuxième place mais tout près, on trouve une idée, un espoir plutôt, celui d’une sorte de renouveau libertaire du bricolage dans la création contemporaine en art. Citer une exposition en particulier serait difficile, compte tenu du nombre. On esquissera donc juste une tendance, une amorce, celle que, les sacro-saints "courants" se trouvant à l’agonie, la nouvelle génération d’artistes fait feu de tout bois, de tout matériau, de toute idée, et c’est tant mieux.

3) Année de la fin du monde oblige, on remarquera plusieurs tentatives de compréhension esthétique de ce phénomène de la "fin", parmi lesquelles, un film, Take Shelter, marque par sa justesse, son enfermement psychologique et sa fin haletante.

4) Film, encore, et fin toujours de la trilogie Nolan avec le Dark Knight Rises, récompensant les attentes des aficionados et autres convertis. Sombre, complet, confinant aux grandes idées du cinéma (et sans la 3D) à l’instar de la voix du grand méchant Bane : définitivement le divertissement grand public de l’année.

5) Plus petit, plus humble aussi, le coup de cœur du chroniqueur, la sortie de "Winter Journal" le dernier volume de Paul Auster. Revenant sur sa vie passée pour entrer sereinement dans son "hiver " personnel, l’écrivain New Yorkais trace à la veille de ses 65 ans, fidèle à lui-même, son petit bout de chemin intime, avec l’élégance qui confine aux grandes œuvres. Puisse-t-on, Paul, avoir à ce moment-là ta sagesse.

6) Plus frappant, peut-être, frappé, aussi, le retour dans de nombreux livres, d’un personnage philosophique phare, Marx. Qu’on pense à la chronique que lui a consacré le Magazine Littéraire ou à l’ouvrage plus récent « Marx, prénom : Karl», l’Allemand errant le poing levé n’a pas fini de nous surprendre. Un prémisse pour 2013 ?

7) Une exposition aussi, si ce n’est dans son entier en tout cas dans son particulier, puisque la rétrospective qui s’est déroulée à Berne de l’œuvre de Sean Scully a mérité de figurer dans ce palmarès. Deux tableaux, surtout, retiennent l’attention du spectateur, mais c’est assez, deux, ça prouve la force de l’œuvre en soi, et suffit à convaincre l’intéressé d’y jeter un coup d’œil. Lumineux.

8) Un film, encore, science-fictif toujours, "Looper", s’est révélé une surprise de taille durant cette année 2012. Juste et prenant, glauque et haletant, "Looper "touche au centre de ce qui fait l’intérêt de la SF : penser le monde à venir à partir de soi, et peut-être, changer le cours du présent. Scénario brillant, plans prégnants, rien à redire.

9) On finit par deux décès marquants durant cette année, le premier de Ray Bradbury, auteur de "Farenheit 451", ce livre dans lequel on brûle les livres. Disparition qu’on fera le choix de considérer sous l’angle de l’espoir, celui que la peur du romancier ne se réalise pas (naissance d’un totalitarisme par la destruction du savoir), et qu’il ne tient qu’à nous d’entraver ce futur.

10) Deuxième disparition et non des moindre pour conclure ce Top, celui du peintre Antoni Tapiès, chantre de la poétique par le vide et grand artepoveriste, parti comme il était venu et comme il a créé, sur un nuage mêlé de branches et de tissus.




Maxime Morisod, rubrique cinéma de Think Tank

1) "Holy Motors" de Leos Carax
Ingénieux, étonnant et capricieux, Carax livre enfin son film monstre, qui parle du cinéma, de la vie, et… du cinéma. Le top du top est français… Une bien belle revanche de la part de Monsieur Merde sur 20 années de (quasi) stérilité gauloise.

2) "Tabu" de Miguel Gomes
On a pris de l’avance (le film sort officiellement en 2013 chez nous), mais étant donné qu’il fut déjà projeté une fois en Suisse (Cinémathèque) et qu’on pourra le revoir en avant-première au festival du Black Movie à Genève en janvier, son inclusion dans le Good Times en devient toute naturelle, car "Tabu" est le plus beau film de l’année sur la nostalgie du cinéma, en rendant hommage à Murnau et à la fuite d’un amour perdu.

3) Tame Impala
Un album génial doublé par un concert qui rappelle les instants rock les plus marquants des performances live qu’il m’aie été donné de voir jusqu’à aujourd’hui. Tame Impala, c’est l’oasis au milieu du désert et l’espoir entretenu de réentendre (et de revoir) de bons groupes à amplis dans un futur plus ou moins proche. L’heure n’est plus aux guitares, et tant mieux. Le rock est un cycle, et Tame Impala est le feu follet d’un monde pop en crise et s’en sort magistralement, tout seul, dans cette traversée du désert.

4) "Take Shelter" de Jeff Nichols
Quand un cinéaste américain réussit à prendre les bons côtés du film indépendant et des gros succès hollywoodiens, ça donne "Take Shelter". Une histoire d’un type paranoïaque, astraphobique et persuadé de voir venir l’apocalypse avant tout le monde. Entre réalité angoissante et cauchemars véritables, Nichols ouvrait majestueusement l’année de la fin de tout avec une pépite à (re)voir de toute urgence !

5) Bullhead de Michaël R. Roskam
Sorti en rade en Suisse, "Bullhead" révèle trois choses : la prouesse de savoir tourner un bon film de gangsters dans le nord-est belge, l’acteur Matthias Schoenaerts et la patte d’écriture de Roskam. Ce film, c’est "Drive" en moins classe, mais avec un scénario béton. La meilleure surprise de 2012 et surtout, le film de gangsters à voir à tout prix, devant "Killing them Softly" et "Looper".

6) "Ernest et Célestine" de Benjamin Renner, Stéphane Aubier et Vincent Patar
En pied de nez à la technologie 3D, HFR et numérique, voici le plus beau film d’animation (appelons-le dessin animé c’est mieux) de l’année ! Cette adaptation des albums pour enfants de Gabrielle Vincent est un retour heureux à l’enfance, un voyage écrit à l’encre d’or par Daniel Pennac et par l’équipe qui a réalisé l’excellent Panique au village. Le dessin délicat à l’aquarelle, expressif et charmant, vivant (plus que toutes les imageries numériques de ces dernières années), exploite un sujet pas enfantin du tout, sérieux et même politique. Mais toujours ludique, humoristique et d’apprentissage, ce récit emmené par la voix inattendue de Lambert Wilson n’a qu’un seul défaut : être sorti trop tard. Gabrielle Vincent aurait apprécié.

7) "L'enfant d'en haut" de Ursula Meier
Après l’enfermement de "Home", la réalisatrice franco-suisse partage poétiquement le haut et le bas, la grisaille et la blancheur éclatante, la richesse et la vie dure. Meier réussit à filmer une bien triste région de la Suisse romande et à en faire le décor d’un film de grand calibre, ouvert à l’espace des hauteurs mais toujours refermé sur les problèmes humains et personnels. Son meilleur film.

8) "De rouille et d'os" de Jacques Audiard
Pas au niveau de son précédent film (le chef d’œuvre "Un Prophète") et proposant il est vrai quelques négligences édulcorées (la fin du film fait penser à tous les pires films hollywoodiens), Audiard livre tout de même un objet qu’on ne peut pas négliger, opposant la force virile à la beauté fragile, exposant la destruction de ces deux éléments aussi puissant l’un que l’autre. Il y a quelque chose de profond dans ce film, qu’on ne trouve que très peu en 2012. Et puis les réal' français de qualité sont en voie de disparition, alors ne négligeons pas ce cher Audiard.

9) "La Tête la première" (Blast) de Manu Larcenet
Manu Larcenet n’est pas seulement très productif, il est aussi très doué. Et ça ne va pas de paire. Après d’autres exploits ("Le Retour à la terre", "Le Combat ordinaire", "Donjon"), le bédéiste natif d’Issy-les-Moulineaux revient avec une histoire plus mature, plus sombre encore, et plus poétique peut-être. Le troisième tome de la série Blast ("La Tête la première")  vient couronner un travail entamé il y a trois ans sur l’histoire d’un marginale troublé qui doit avouer l’agression d’une femme. 

10) "The Dark Knight Rises" de Christopher Nolan
Sans grande surprise, l’épisode final du chevalier noir ne pouvait passer outre les tops de fin d’année. Il n’était pas possible de faire mieux que "The Dark Knight", alors Nolan a décidé de faire à peu près pareil, avec un méchant moins tordu mais plus frontale, plus physique et concret. Bane est la force dévastatrice par excellence, celle contre qui Batman ira se casser les ailes… Au point de vue de l’image, de la réalisation (excepté la pitoyable mort de Cotillard – non mais comment ça a pu passer les projections tests ?), du son et du montage, Nolan affirme sa suprématie artistique sur le cinéma d’entertainement US. 

BONUS pour la fin de l’année – "The Trouble With Candyhands" de Deerhoof afin de rappeler l’excellent BREAKUP SONG sorti je ne sais plus quand en 2012, la prouesse de mélanger chanson dansante et capharnaüm audible en une track.






Raphaël Rodriguez, programme mixtapes de Think Tank

1) La Grèce
Alors que le vilain petit canard de l’Europe est en proie aux affronts quotidiens et à l’austérité, on oublie trop que, même en pleine galère, une poche d’humanité subsiste et que l’accueil y sera toujours meilleur que par chez toi. Un séjour d’une semaine, pas le premier et sûrement pas le dernier, parce qu’Athènes, les îles et les Grecs restent incroyables alors qu’ils prennent une grosse crise dans le nez.

2) L.I.E.S 
Ou le label qui déchire tout, et tout d'un coup. House rugueuse, techno crado, obscurantisme délibéré, et perle sur perle: Delroy Edwards, Jahiliyya Fields, Bookworms, Xosar, Professor Genius, ça a de la gueule. Et Ron Morelli, boss incontesté de la petite sauterie en a, lui aussi, de la gueule. Pas de site, un twitter vaguement alimenté mais-sans-image-de-profil-alors-tu-doutes-quand-même, pas de facebook, bref: pas de comm', presque pas de promo. Et pourtant, le sacre absolu cette année: tous célèbrent un label à la démarche radicale, sans compromis. Ca fait du bien, ça sent la sueur et ça rétablit un peu l'essence de la house.

3) La Palestine reconnue comme état observateur non-membre à l'ONU 
Alors oui, les conséquences ont fait mal et ça va coûter cher (l'annonce de la construction de 3000 logements sur les territoires occupés en a donné un avant-goût), mais sur le moment, c'était vachement bon de voir les USA et Israël dans leur coin, pas assez cools pour jouer avec les autres. Et surtout, c'est diablement rassurant de voir au fil des évènements que même si son application reste hypothétique, la solution des deux états retrouve les faveurs d'une partie des dirigeants, face à la radicalisation des radicaux.

4) Le retour des cygnes 
Parce que revenir après aussi longtemps, avec une telle superbe, c’est rare. Suffit de voir Michael Gira et sa gueule d’écorché pour comprendre que "The Seer", c’est pas de la rigolade. En cas de doute, l’écoute du morceau éponyme (plus de 32 minutes !) suffira. Ni facile à avaler, ni nécessairement digeste, mais Swans est un monolithe qui semble traverser les âges, pas toujours avec grâce, mais avec solidité.

5) Le milliard de vues de "Gangnam Style" 
Good time ou bad time, difficile à savoir. Entre, d’un côté, le triomphe absolu du vide, et de l’autre la satisfaction de voir un presque non-américain exploser les limites de la diffusion. Peu importe le personnage lui-même, mais un nouveau stade est atteint : tout (le monde) y passe et le clip est refilmé au MIT, avec Noam Chomsky en guest-star, point culminant et ultime légitimation d’un rouleau compresseur culturel dont on ignore s’il faut rire ou pleurer.









Julien Gremaud, coordinateur de Think Tank

1) Gerhard Richter à Berlin
"Panorama" autour du Patron: pour ses 80 ans, Richter occupe la Neue Nationalgalerie et une partie de l'Alte Nationalgalerie. Dans cette dernière, "Oktober 18, 1977", travail anxiogène fait de diptyques ou triptyques sur l'"Automne allemand" de 1977. Portraits détachés, hantés et absorbés par cette agressivité sourde résonnent dans ce vénérable bâtiment du Mitte. A Potsdamer Platzon se presse aux portes de l'institution accueillant les autres travaux du peintre de Cologne, et on en prend pour son grade. Galvanisant.

2) "Neue Welt" de Wolfgang Tillmans
Zurich inaugure son Löwenbrau Kunst remanié et lustré en septembre, composé d'institutions et de galeries commerciales. La Kunsthalle tire en premier: la trendy Helen Marten prend l'étage du haut, Tillmans les grands espaces, pour exposer son dernier travail. Leica numérique sous le bras, il visite le monde HD et global, évite toute retouche et tire en grand. L'exposition, davantage que le livre paru chez Taschen (hormis l'entretien avec Beatrix Ruf), témoigne d’une sorte d’inquiétude et de curiosité pour ce monde "astronomique", surreprésenté et high-tech. Tillmans plus que jamais actuel.

3) L'album Luxury Problems d'Andy Stott
Ce disque pourrait résonner avec "Oktober 18, 1977" de Richter: radical à l'extrême, glacial, distant. Et pourtant, cette intégrité ne résulte pas sur un hermétisme définitif. En engageant une amie professeure de piano, amatrice en chant, le Mancunien détourne les codes des producteurs électro et fabrique son LP de titres subtiles, séduisants et obsédants. Un très grand Soundwriter. 

4) The Clock de Christian Marclay
A Vevey, Marclay dégaine dans une installation partie prenante de SHOOT ! - la photographie existentielle pour le le Festival Images, mais c'est "The Clock" qui tient toujours la vedette. Lion d'or de la Biennale de Venise en 2010, son installation / film de 24 heures était visible au Kunsthaus de Zurich cet été, mais aussi à Sydney, Los Angeles et ailleurs. "Chef-d'œuvre de notre époque" (Guardian), "The Clock" est aussi une sacrée entreprise artistique, véritable bataillon s'attaquant à l'histoire du cinéma pour ainsi fixer de nouveaux standards de production. Deux plus tard, le film est toujours aussi addictif.

5) Le Cri d'Edvard Munch
L'une des quatre versions du tableau du Norvégien part à 119,9 millions de dollars à New York, chez Sotheby's.  La vente ne durant que 12 minutes, les enchères grimpant parfois de plus de 10 millions en une minute entre les 7 acheteurs sur le "coup". L'oeuvre d'art la plus chère jamais vendue aux enchères, permettant à Sotheby's de faire péter son record pour une soirée d'enchères d'art impressionniste et moderne avec 330,56 millions de dollars amassés sur la vente de 65 des 76 lots proposés. Les chiffres parlent d'eux-même. La crise financière, pour l'art moderne (et contemporain), c'est vraiment trop has been.

6) Le magazine Dorade
Revue galante, photographie et forme critique, Dorade est devenue en seulement quatre numéros une adresse essentielle dans les imprimés. Les Prix fédéraux de design ne s'y sont pas trompés en 2012, honorant les trois fondateurs et éditeurs du magazine, Sylvain Menétrey (à la rédaction) Emmanuel Crivelli (au graphisme) et Philippe Jarrigeon (à la direction artistique). Ne vous attendez pas pour autant à d'obscures théories artistiques: publicité absente et compromis inexistants en toile de fond de cette "exposition sur papier" aux thématiques, interviews et photographies autant avant-gardistes qu'accessibles. Depuis 2009, Dorade s'est présenté comme un modèle pour pas mal de Romands ou d'étudiants de passage à Lausanne  (ont essaimé l'excellent Verities, basé à Londres et Adventice, tous deux conçus en programme Master).

7) "Elephant" de Tame Impala aux Docks, Lausanne
Le gimmick est un classique, renvoyant à l'histoire du Hard Rock, à ses multiples reprises et dérives. Beautiful loser ultime, l'Australien Kevin Parker place "Elephant" au milieu de LONERISM, impeccable second album de son projet Tame Impala. On pensait le titre facile, évident et opportuniste. Il fallait le voir se métamorphoser sur scène, en octobre dernier à Lausanne. Un break de plusieurs minutes, halluciné, pour retomber sur ses pattes. On a tous décollés. Le reste du gig portera le coup de grâce: Tame Impala possède un génie à sa barre, un batteur singulier et une incroyable aura, intacte. Le dernier grand flip rock.

8) Le clip de Kahlil Joseph pour Flying Lotus
La musique actuelle suit la tendance au décloisonnement des genres exprimée dans la culture contemporaine. Et aussi celle de nouveaux modèles économiques, impactant sur ceux artistiques. Désormais, c'est sur le web que se produisent les grands actes musicaux. Flying Lotus, l'un des artistes américains le plus en phase avec son époque, manie les multiples couches inhérentes à sa discipline et fait de ses clips de véritables oeuvres d'art. "Until the Quiet Comes" combine trois titre du déjà classique 4ème LP éponyme de Fly'Lo dans ce court métrage réalisé par Kahlil Joseph aussi beau qu'un film de Jarmusch. Déjà, un nouveau clip est apparu: "Tiny Tortures", par David Lewandowski, avec Elijah Wood en guest star, techniquement imparable. 

9) Le blog We Find Wildness
S'il devait n'en rester qu'un… Tenu par une Bâloise trentenaire, WFW est un blog sur l'art contemporain sans ses tares et arrangements habituels, né fin 2008. Avec une ligne éditoriale aussi exigeante que compréhensible, des textes courts mais extrêmement précis, WFW a dépassé les frontières pour s'imposer comme l'une des adresses incontournables du circuit. Puisse-t-il conserver son enthousiasme et son indépendance.

10) Sébastien Tellier et Audrey Pulvar
Audrey Pulvar est un cas intéressant, au service du pathétique télévisuel et de l'effritement de la presse hebdomadaire. Grâce à elle, on a notamment définitivement arrêté de lire les Inrockuptibles – ceci même si elle n'y est déjà plus – et décidé de débrancher le téléréseau. Livrée sur un plateau lors d'un On n'est pas couché en mai 2012, la rossée vache et désobligeante de Sébastien Tellier par Pulvar (plus Natacha Polony) est le dernier acte grotesque du service public et de ces dames soi-disant journalistes, ultime exemple d'un média aux abois. 


Illustrant ce classement des meilleures moments culturels 2012, Vincent Tille est un contributeur photographique régulier de Think Tank. Actuellement étudiant en photographie à l'Ecole supérieure d'arts appliqués de Vevey, il collabore à de nombreux projets musicaux. Sur Tumblr, il est Rolf Hot


24 déc. 2012

Kino Klub: Evelinn Trouble - Flowing (CH)



Le décors est un classique: le Luna Park, ses néons, ses peluches en trophées de Balltrap, ses bolos au punching ball. Au milieu, le comédien, son aura, sa résistance. Dans "Flowing" – prolongement syncrétique du "Oblivion" de Grimes – Evelinn Trouble met aussi sa position en scène dans un paysage helvétique nanti d'artistes et interprètes féminines. Qui trop souvent consensuelles ou au contraire avant-gardistes, dissonants dans tous les cas de Trouble, petite douée au super premier LP (TELEVISION RELIGION), hallucinée en live et peu avare en grandes déclarations. "Flowing" l'annonce proche d'une Shannon Wright, décidée à laisser son trio se la jouer épique et audacieux, précédant un troisième album (THE GREAT BIG HEAVY)  enregistré en analogique et en live, fort attendu. Le LP (vinyle et digital) sortira chez les Zürichois de Baraka (Steff La Cheffe notamment). Ci-dessous, la voilà portraiturée dans sa suite de carrousel par Reto Schmid.


Photo: Reto Schmid

22 déc. 2012

Dans. La. Horde.

 Illustration: Charlotte Stuby
Ecrit phare et récit fleuve, roman langue, roman ventre, conte-marche et histoire-tête, feu, sol, nuage et vues, breuvage et crue, quête et sillage, épique jusqu'à la moelle, fin filant fort comme un tendon le dernier Damasio (2004) est un monstre. 

On le savait déjà. Même si non, pas tout à fait, en fait, on le sait jamais vraiment et on le saura jamais assez. Et ça peut, les autres, les abrités du crâne, les essoufflés, tous ils peuvent arguer après, caqueter, geindre ou miauler mais ça lâche pas, jamais, parce que c'est fait avec le courage, avec les tripes, avec les veines, avec la morgue et la verve et l'envie, cette histoire que Damasio a appelé la Horde du Contrevent et rien qu'à en écrire le nom là y a les larmes qui viennent avec hérissement de poils de haut en bas. Un de ces textes dont Nietzsche dirait qu'il est vrai parce que rédigé avec le sang.  


1)Géoglyphes (pour la forme) 
Commencer par le milieu, qui est le moment ou le lieu d'où ça part ou d'où ça fuit, et d'ailleurs le livre il s'ouvre sur une citation de Deleuze dont on entendrait presque la voix chevrotante (ABCdaire, à voir) expliquer qu'il y a toujours un manque, qu'on sait jamais comment ça se tient ces choses qui nous touchent, musique ou livre, film ou tableau, parce que dépourvu de la stature rassurante d'un système. Pas de fondations donc, pas d'assises, que des écheveaux, des filins, qui  pourtant tendent dans leur entrelacement fragile à une même délimitation thématique, celle de la quête. Qu'on se le figure quand même dans la correspondance du signe et du sens (juste évoqué : l’absence de socle) pour donner une contenance, même partielle : c'est un monde balayé et forgé par le vent. Un univers-souffle, un cosmos-pneuma  (élément qui en y pensant/passant, pour les grecs d'Elée, ceux d'avant Socrate et la métaphysique, se trouvait à l'origine du vivant et plus largement des êtres, de l'Être), l'un façonnant irrémédiablement les constituants de l'autre,  individus, créatures, villes et paysages. Sous la houle alors, deux points, des ancrages: un devant, un derrière. Ils portent pour seuls repères, les noms diffus d'Extrême Aval et d'Extrême Amont. Entre les points, des traits tillés : Aberlaas, capitale de l'Aval, Chawondasee à la pointe de Lapsane, Port-Choon, Alticcio... Et entre, entre, alors ? le vaste vide mouvant, le sifflement de l'air, le déplacement des nues, le terrain sans cesse remanié, refondé, remodelé, et un groupe, 23 chercheurs ou parcoureurs, ceux de la Horde. Qui de l'Aval en Amont marchent contre le vent pour en trouver l'origine. Ils portent des noms détonnant, hybrides, exotiques, empruntés à toutes les nations du monde (le nôtre, cette fois) : Caracole, Oroshi, Sov, Firost, Talweg, Arval (dit « la Lueur ») Golgoth, Larco, Erg, Horst et Karst les deux jumeaux, Aoi et la belle Callirhoé, Coriolis, Sveziest et Barbak…  chacun et chacune porté(e) par une fonction, une place, une tâche au sein de la Horde : troubadour, aéromaître, scribe, pilier, géomaître, Traceur, braconnier, combattant-protecteur, ailiers, cueilleuse, feuleuse, croc, croc et croc... la liste est incomplète. Parce que c'est dans le contre que se révèlent les rôles. Le Contre, plutôt, avec majuscule (comme pour Traceur, celui qui vient devant, qui perse, qui file et trouve par où passer dans les courants, le 34ème, seul à traverser la terrible Passe d’Urle debout, le Goth), c'est-à-dire, avec une simplicité qui confine à l'intuition homérique, dans l'affrontement du vent, dans la progression sous et à travers les souffles. Non, il n’y a en a pas qu'un, de vent, ce serait trop simple, trop peu, mais pas moins de neuf. Neuf formes, dont seules six sont connues. C'est là encore que l'innovation stylistique de Damasio part à la conquête d'une cartographie fictive inexplorée en créant une typologie de l'air, dont la différenciation des termes tient à l'intensité du courant en question : ainsi au fil du périple, les protagonistes avancent-t-ils sous zéphirine, slamino, stèche, choon, crevetz, et furvent. La confrontation de la Horde avec ce dernier ouvrant le récit de manière biblique et dantesque (oui, les deux). Pour la forme, on s’en tiendra à ça, en ajoutant que de temps à autre, d’un coup d’épaule à l’autre contre la bourrasque, la Horde croise un « chrone »,  forme indescriptible sinon par sa rondeur, espace ou espèce dotée de possibilités réactives surprenantes (distorsion temporelles, modification de comportement ou transformation de tout individus passant à proximité) et vrillée seulement de « glyphes », ces signes aussi portés par chaque hordier comme un talisman à même le corps, attestant la symbiose profonde qui l’unit aux produits, même étranges et incompréhensibles, de son environnement. Et gare, un chrone peut en masquer un autre...  


2) Ramures nietzschéennes 
Si dans La Zone du Dehors (1997), la présence du philosophe allemand était perceptible (éclipsée pourtant par celle de Foucault), elle est palpable à tout moment dans La Horde et dirige la construction narrative, tisse le fil de la trame. Loin de constituer un élément romanesque issu de anecdote seule (Damasio aurait en effet songé à cet axe compositionnel en lisant un autre roman SF, La Pluie, puis affrontant peut-être la bise pour réintégrer son chez-soi, paf, épiphanie !), le « vent » déploie à tout moment ses ramifications de sens, étayant et épaississant le récit sans cesse. Pour la Horde, il rappelle l’affrontement, le défi, l’effort toujours renouvelé, constamment redéfini (le scribe Sov possédant même la capacité de le « lire » c’est-à-dire d’en sentir les modifications et la structure pour la reproduire ensuite sous forme de signes typographiques : ''  '  !!  ))  '   '   ,  ! ). Le vent symbolise aussi le passage, l’expression du mouvement, du « mû », qui anime chaque être, susceptible par ce biais à tout instant de se laisser saisir par la tentation de l’abri, de la stagnation, de l’abandon de la quête. Cette personnalisation de l’élément « air », clé de voûte de l’architectonique de l’individu met en perspective de manière saisissante la tension qui règne toujours en tout être humain entre le « faire » et le « ne pas faire », entre le « y aller » ou « ne pas y aller » corollaire du risque constant de se tromper, d’échouer. Cependant il n’y d’échec chez Damasio et dans le sillage de Nietzsche, que dans le refus d’affronter l’impulsion, dans cette stase qui est une mort à chaque fois. Ainsi Oroshi, l’aéromaîtresse, enseigne-t-elle aux hordiers que les deux dernières formes du vent sont intérieures, augmentatrices ou réductrices de la « puissance » qui croît en chaque être, qui pousse à se débattre, à ne pas lâcher. Cette puissance n’est pas la domination, comme on a trop cru le comprendre au fil d'analyses textuelles et autres commentaires historicisant de l’œuvre de Nietzsche : cette puissance, c’est la création. C’est par cette même verve que l’auteur anime, et entretient, et sculpte son récit, dans un soucis stylistique et thématique perpétuel d’expérimentation. Néologismes, expressions polyglottes, populaire ou savantes, dialectes inventés qui pourrait tenir tout autant du tchèque, du roumain ou du persan, Damasio compose un récit polyphonique ou chaque personnage fait montre de son individualité propre, atteste sa subjectivité, mêlant discours direct et rapporté. Il ne faut alors pas s’en effrayer, si l’abord premier du texte s’avère dense ou difficile. Parce que c’est seulement l’abord premier, le pas initial, coup d’épaule inaugural pour entrer dans le courant, entrer dans la Horde. Et la marque d’une intégrité profonde de l’auteur à la forme en même temps qu’au sens de son histoire. 


3) Perdre ?
Bémol en arrivant au terme quand même, en tout cas au début. La fin nous prend à la gorge comme un mauvais rhume, pire, comme un ennui, un déjà-vu. On peste, on sort boire un café ou fumer une clope, on tourne la dernière phrase dans sa tête, toute la quête. Ne plus y croire ? Renoncer aux élans, aux tempêtes, aux rages libertaires injectées dans le cerveau comme par intraveineuse paragraphe par paragraphe ?  Mais, ensuite on revient, on comprend la ruse, la malice, le subterfuge : c’est en cela que réside la « neuvième forme », d'un texte dont la parole coule comme le vent, parfois furieuse, parfois clémente, et par laquelle se trouve toujours appelé le lecteur, tant le récit damasien est tapissé de sens jusque dans son élaboration. Ce risque est celui qui accompagne tout projet, toute quête de sens vitale. C’est en y faisant franchement face, en jouant avec la peur de la fin que Damasio nous introduit vertigineusement à la destination du livre, dépassant les frontières seules de la fiction. Affronter la perte c’est être mis à l’épreuve, testé, pour encore physiquement, trouver la force d'enfoncer des portes, plonger pas à pas sa marche jusqu'à la cheville dans la fange et l'or du monde réel, intérioriser le sens comme on le fait d’une fable, d’un conte, d’une histoire vécue. Et l’emporter au-delà dans cette réalité qui nous recueille ensuite, comme à chaque fois peut-être, mais pas tant que ça parce qu’un peu moins fadement, un peu moins indifféremment. Le récit a tissé un apport tangible. Roman-terre, texte-cîme, qui, si dans son sac, enjoindrait à rire à la face gelée de l’Eiger. Qui de tout temps pousse et forge et force à former toujours sur son épaule un petit Arval, l'éclaireur, prêt à bondir.

Ensuite ? Ensuite laissez Joël Dicker à ses découillasseries friables de premier de classe médiatique et goinfrez-vous du pur, de l’épais, de l’épique, parce que la vie est courte et les livres qui vous donnent vraiment envie de la vivre, rares.


19 déc. 2012

A mort la world music: un futur musulman

Photo: Charlotte Krieger
Dans une ère post-révolution arabe et où la religion musulmane reste un des axes culturels les plus utilisés dans la représentation du monde contemporain, A Mort La World Music se penche sur la puissance et la beauté de beats musulmans pour mieux déconstruire les discours ambiants souvent islamophobes et réactionnaires. Fort dans les oreilles, Fatima Al Qadiri et la compilation INDONESIA POP NOSTALGIA.

La rubrique A Mort la World Music a été pensée comme une critique de la catégorie même de World Music, parce que cette dernière n'était jamais remise en cause, alors même que son influence grandissante est sans cesse soulignée. Le problème de cette catégorie est qu'elle institue la différence des musiques non occidentales, tout en les associant à une forme de folklore, déniant ainsi la modernité à tout ce qui sort des circuits européens (et encore une Europe dont la frontière Est se situe au niveau de l'Allemagne) ou nord-américains. On se trouve en fait dans un discours typique du néo-colonialisme: le tiers-monde ne serait pas encore entré dans l'histoire, la modernité étant une propriété exclusivement occidentale. Le trait folklorique finit par ne plus désigner un savoir populaire mais une forme de racisme dans une société néo-coloniale où la diversité ethnique se voit instrumentalisée à des fins racistes. Pour ceux qui connaissent, Oskar Freysinger en est un des fiers exemple. Son discours consiste à reconnaitre le droit à la différence pour mieux affirmer une hiérarchie et une discrimination. Ainsi, pour la culture, la world music est célébrée du moment que sa différence est essentialisée de façon à ce qu'elle ne puisse pas modifier le monde occidental du fait de son irréductible différence. On veut bien d'une épicerie africaine, c'est joli et exotique, tant que la clientèle ne fait pas trop de bruit et ne traîne pas trop. La catégorie de world music ressemble à cette épicerie exotique, on l'accepte à bras ouvert tout en lui refusant toute légitimité à modifier notre propre culture ou même sa valeur face à la culture actuelle.


Dans cette optique, la culture liée à l'Islam subit actuellement un feu dense et incessant. Le ramadan se voit associer à un vol de petit pain au chocolat et la femme à burka est devenu le fantôme hantant l'ensemble des débats de société. Préjugeant la différence des civilisations liées au culte musulman, le discours dominant veut en faire des sociétés fondamentalement en retard. Au niveau politique, c'est ainsi que le féminisme a fini par être utilisé par la droite dans des discours racistes, excluant les acteurs musulmans de tout légitimité politique. La victoire d'un parti lié à la religion est d'emblée lu comme une mort de la démocratie, ces préjugés imposant le modèle occidental comme prisme de lecture universel, ignorant tout des réalités politiques nationales, avec pour toile de fond l'affirmation de la supériorité et l'avance de la société occidentale, elle-même définie comme laïque ou profondément chrétienne, cela dépend du débat. Au niveau culturel, cette discrimination prend parfois l'allure de l'éloge. On rappelle ainsi la grandeur de la culture musulmane mais ceci toujours dans un passé mythifié, reprenant au fond la vision orientaliste. On est de retour à l'image de l'épicerie. La culture musulmane serait formidable, leurs artisans sont des orfèvres pour confectionner le portail de votre jardin et le couscous c'est sympa et pas si mauvais. Mais attention, tout cela n'est qu'un plaisir exotique, n'a aucun droit dans l'espace public et ne saurait prétendre à aucune modernité. La viande halal est devenu une phobie hystérique et qui a déjà entendu parler de la culture musulmane contemporaine? On en revient toujours soit au folklore traditionnel ou aux bizarreries d'une civilisation soit disant au retard.


Par "A Mort La World Music", il s'agit de refuser ces préjugés racistes occidentaux-centristes pour affirmer la modernité absolue de la culture musulmane et appeler à ce qu'elle influe sur l'ensemble des sociétés. Il ne s'agira pas ici de fétichiser l'appartenance à la religion mais de se pencher sur des artistes, pratiquants ou non, croyants ou non, au fond on s'en fout, mais qui baignent dans une culture marquée par l'Islam ou qui se l'approprient. Le titre de la compilation INDONESIA POP NOSTALGIA et surtout l'utilisation du terme "nostalgie" pourraient laisser penser que le label Sham Palace se situe dans une démarche typique de la recherche de l'exotique. Pourtant à l'écoute des différents titres de l'album, on ressent au contraire une modernité dévorant tout sur son passage. On se situe dans les années 1970 et 1980, époque où la musique se lie d'emblée comme transnationale. Les genres anglo-saxons, détenteurs d'une véritable hégémonie culturelle, se développent à travers le monde. Mais cette hégémonie n'implique pas pour autant une reproduction servile. Au contraire, dans chaque pays, dans chaque scène, on assiste à une appropriation des genres. Ici en Indonésie, pour rappel le pays comptant le plus grand nombre de musulmans, la pop joue avec la tradition musulmane et ses nouveaux styles pour les faire exploser tout deux. Ainsi, certains titres comme "Borondong Garing" de Bimbo s'appuie sur des bases mélodiques particulières pour produire des ballades bouleversantes au possible, les voix féminines y étant pour beaucoup. D'autres comme "Mari Bergoyang" de Dina Mariana pousse le cocktail pop-funk-psyché jusqu'à l'explosion du plaisir. Toutes affirment leurs spécificité dans une modernité évidente, se montrant capable de réinventer la pop à leur propre sauce, mélangeant influences particulières et inventivités stylistique. A travers cette nostalgie indonésienne, c'est en fait le vrai visage de la pop 70s anglaises qui nous ait donné à voir: un style (funk, disco, rock) adapté aux traditions culturels britanniques.


Pour en venir à l'actuel, passons à Fatima Al Qadiri. Si elle vit à New York, elle est née au Sénégal puis a vécu au Koweit, deux pays à très forte majorité musulmane. On aura jamais assez dit tout le bien que l'on pense de son premier EP, GENRE SPECIFIC EXPERIENCE, qui en 5 titres poussait à la perfection l'exercice de style. Fatima Al Qadiri y réinterprétait, déconstruisait le hip hop, le juke, le dubstep, l'electro-tropicalia et la trance grégorienne avec un talent qui dépassait de loin le stade de l'exercice pour se situer dans l'excellence jouissive. Son dernier EP, DESERT STRIKE, varie moins les registres et se veut plus biographique. En effet, son point de départ réside dans un jeu vidéo du même nom qui se déroulait en pleine Guerre du Golfe, que Fatima Al Qadiri a vécu de l'intérieur. Les cinq titres de l'album explorent musicalement un son fait de violence informatisée, à la fois sublimé et concret. Des chants grégoriens côtoient le bruit de détonations. Fatima Al Qadiri excelle tout simplement dans une relecture du grime, qui s'approprie la matière sonore de jeux vidéo anciens sans jamais tomber dans un registre rétro. Au contraire, des titres comme "War Games" ou "Hydra" sont en pleine emprise avec le contemporain, mêlant les styles les plus en vogue, grime, hip hop, dub avec un matériel brut, plongeant dans l'univers concret de notre culture actuel, faites de données informatiques, que ce soit dans les jeux-vidéo, la retranscription de la guerre via la télévision, dont la guerre du Golfe fut justement le premier exemple mondial, et un web de plus en plus englobant et déterminant dans les formes que prennent la vie.


Un autre aspect de la création de Fatima Al Qadiri qui intéresse A Mort La World Music réside dans ses différents mix, tous disponibles sur son site et extrêmement recommandés. Au fond, ils représentent l'idéal de cette rubrique. En solo, sous le nom de Ayshay, elle rassemble dans des mixes totalement fous des chants musulmans, religieux ou non, avec des sonorités électro. MUSLIM TRANCE rassemble ainsi des chants sunnites et chiites a capella sur une trame entre euro-dance et grime. Dans un autre mixe, WARN U, pour le magazine Fact, Ayshay prend encore plus de liberté avec la base sonore et mélange chant religieux et hit arabes pour un résultat totalement fou, la house tendue côtoyant les tubes du Moyen-Orient. Islam et électro se percutent et, pour le plaisir de tous, personne n'en ressort indemne. Mais Fatima Al Qadiri ne s'arrête pas au monde musulman. Pour le magazine DIS, elle tient une chronique intitulée Global.Wav dénichant des trésors partout dans le monde. De cette entreprise de collection, sortit un premier mix très ninetises, en mode nuque rasée et acides dans le sang, puis un deuxième véritablement global: Iran, Vietnam, Turquie, ... Le tout est parfaitement mixé ensemble et rehaussé de rythmiques pour donner à entendre la musique d'un monde globalisé, libéré de tout centre. Les différences ne sont pas abolies, mais elles apparaissent dans une égalité de légitimité. Ces mix de Fatima Al Qadiri réalise ainsi le rêve de la mort de la world music: les trésors se découvrent et se rencontrent dans une osmose qui refuse la fétichisation de la tradition ou des frontières. Tous véritablement actuels, une fois le colonialisme culturel enfin récusé.


17 déc. 2012

MIX TTAPE: Britt Brown (Not Not Fun/100% Silk) "Femme Kingdoms"

Illustration: Botine
Au bout d'une année 2012 finalement riche en sorties de qualité, Think Tank ne pouvait mieux terminer une saison de MIX TTAPES qu'en invitant les fondateurs de deux des labels qui ont nous profondément marqués: Not Not Fun et 100% Silk. Amanda et Britt Brown, couple atypique au possible, sont responsables du déluge d'artistes obscurs initié en 2004 avec la naissance de Not Not Fun. A l'abri des catégorisations de par l'éclectisme qu'ils revendiquent comme une condition même de leur existence, ils ont asséné, sortie après sortie, une identité forte, rugueuse et fraîche, nous gratifiant d'excellentes sorties dont certaines ont su s'installer en fers de lance de diverses scènes, tant house, dub que rock psyché. On parle West Coast, drogues et état de la musique sur un mix 100% femmes des deux labels.



TT: Qu'est-ce qui vous a poussé à commencer ces labels, et pourquoi deux ?
Britt: Not Not fun a été fondé dans le vide. Amanda et moi, on était ensemble depuis quelque mois quand elle a proposé de commencer un petit label de cassettes hand-made, comme on baignait dans les enregistrements bizarres et qu'on avait pas mal d'amis dans des groupes obscurs. On ne connaissait pas beaucoup d'autres gens dans la musique à LA et on n'avait pas tellement conscience de la communauté de labels DIY qui existait. Not Not Fun est vraiment né d'une impulsion très pure. On est les deux encore un peu surpris de voir à quel point ça s'est étendu et ça a grandi. 100% Silk a été lancé avec un agenda beaucoup plus spécifique : sortir et présenter les projets plus dancefloor et électroniques que nos amis avaient développés. On sentait que beaucoup de la musique qui nous obsédait (house, acid, kraut) s'éloignait trop des paramètres de Not Not Fun, alors Amanda a mis en place le concept de 100% Silk et ça a pris tout son sens. J'aime la manière dont ils (ndlr. les labels) fonctionnent en tandem.

Les deux labels ont maintenant pris une place prédominante malgré le fait que vous sortiez majoritairement des artistes obscurs, à tel point qu'on a le sentiment qu'ils sont si bien établis que peu importe qui est l'artiste, le public va s'y intéresser. Est-ce que ça te semble juste ? Est-ce que c'est le fruit d'une stratégie ?
Les deux, on donne beaucoup d'importance au fait d'aider et soutenir des artistes complètement nouveaux. Donner une chance aux outsiders, c'est le noyau-même de la philosophie sur laquelle on a fondé nos deux labels. C'est génial de travailler avec des artistes sur plusieurs albums, mais quand le succès est au rendez-vous, ça peut vite s'articuler plus autour de l'argent, du prestige et du business de merde qu'autour de la camaraderie et de l'art, et aucun de nous n'est attiré ou inspiré par ça. Les labels m'interpellent quand ils font des choix courageux et suivent des lubies esthétiques bizarres plutôt que quand ils renforcent les modèles business génériques de l'indie-rock. La plupart de mes artistes favoris sont ésotériques et mal-aimés et on veut être un des labels qui aident ces artistes. C'est moins une stratégie qu'une attitude.

Est-ce que tu penses que ça témoigne d'une quelconque manière de l'état actuel de la musique ou d'un retour de l'idée du label tel qu'on le considérait par le passé ?
J'ai grandi en aimant l'idée romantique qu'un label indépendant, peu importe à quel point il est petit et pauvrement financé, pouvait vraiment diriger et cultiver une esthétique unique, de manière à ce que, dans un sens, tu sois plus fan du label que tu ne l'es du groupe. Aujourd'hui, les choses sont tellement fluides et interconnectées que je crois que cette idée se désintègre à nouveau, mais on fait tout notre possible pour que notre label défende quelque chose. J'aime moi-même le fait d'être fan d'autres labels et de faire confiance à leur contrôle de qualité et leurs goûts aventureux. J'espère que, pour certaines personnes, Not Not Fun et 100% Silk apportent ça.

On entend souvent à quel point des artistes ou labels américain sont acclamés en Europe alors qu'ils continuent à se battre aux Etats-Unis, en particulier sur la côte ouest. Quelle est votre situation par rapport à ça ? Est-ce que vous êtes associés une certaine scène club ?
C'est bizarre de t'entendre dire ça, parce que c'est comme ça qu'on a toujours connu les choses. On a été assez chanceux pour accumuler quelques extraits de presse de qualité ou de publications qu'on admire, mais sur la côte ouest, les gens ne s'intéressent pas tellement à ce qu'on fait. Le buzz sur internet ne se transforme pas en personnes physiques aux concerts ni en ventes de disques. Los Angeles est une ville massive et grouille tellement de requins de l'industrie de l'entertainment comme de micro-scènes qu'on n'a jamais été associés à une vibe en précis. C'est probablement ça qui nous fait rester obscurs (rires), mais ça nous rend aussi ouverts et avides de ce qui est à venir. L'important, c'est de se sentir inspiré et aussi longtemps qu'Amanda et moi, on peut s'accrocher à ça et aller de l'avant, on se sent chanceux et heureux.

Les Sorties de Not Not Fun et 100% Silk gardent souvent un son très sale et chaud, des mixes bruts, même quand elles sont plus club. Est-ce que c'est un postulat sur la production en général ?
Parfois, les gens pensent lire quelque chose de très profond dans les raisons pour lesquels nous (et d'autres labels) avons toujours favorisé des styles de production plus bruts, mais à la vérité, c'est simplement comme ça qu'on préfère la musique. J'aime les sons physiques dont on sent qu'ils ont été faits par un humain. En fait, entendre les erreurs et aspects brouillons de la main humaine impliquée dans la musique est une part énorme de la magie et du mysticisme de la musique que je préfère. Les morceaux hi-fi brillants me laissent simplement froid. Je m'en fous de la beauté immaculée, j'aime la brume, la crasse et des vibes plus boiteuses et droguées.

Est-ce votre musique est liée à une drogue en particulier ?
Oh (rires). Cool question. Amanda a toujours été quelqu'un d'excessivement sobre, mais la vision du monde teintée de marijuana médicale qui règne sur la côte ouest des USA s'est sans aucun doute infiltrée dans notre perspective, consciemment comme inconsciemment. Fais tourner un joint, une bouteille de vin (ou quoi que ce soit d'autre que tu as pu choper), couche-toi dans une chambre faiblement éclairée et toute musique semblera meilleure. La nôtre probablement un peu plus...

14 déc. 2012

Kino Klub: Toro Y Moi - So Many Details (US)



Le travail vidéo de The Harrys a tout pour plaire à Vimeo, qui lui accorde une visibilité cruciale lors de chacune de ses productions: moderne, séduisant, efficace et au service d'enseignes décisives du cool contemporain (Urban Outfitters, Barneys, Salvor Projets). Le rétro en filigrane, il en va de soi. Un réalisateur à l'identité cachée dont on a de la peine à distinguer les intentions et positions réelles. "So Many Details", nouveau titre de Toro Y Moi, permet d'y voir un peu plus clair: le single du futur album de Chazwick Bundick ("Anything in Return") est une réponse évidente et ironique au "Climax" de Usher dont nous parlions lors de sa sortie en mars dernier – un clip filmé prêt du corps, prêt des yeux, où même les chorégraphies dégoulinent d'amour. Ici, The Harrys place Toro Y Moi en type sobre mais friqué, hésitant entre le tourniquet et les 400 chevaux, détaché devant sa propriété. Immersion dans le pouvoir, toujours à la limite du vulgaire, avec un artiste alliant crédibilité et ambitions dance. Musicalement, "So Many Details" est nettement plus mesuré que les titres du précédent LP ("Underneath the Pine"), pour gagner en sophistication. Nouvel album à paraître chez Carpark Records, adresse du cool par excellence.

11 déc. 2012

Flying Lotus, au bout de la nuit

Illustration: Pierre Girardin

A quelques jours de la publication de notre liste des meilleurs moments culturels 2012, Think Tank s'arrête encore sur des sujets et disques inévitables: outre l'installation de Ragnar Kjartansson, le EP de Fatima Al Qadiri et une nouvelle mixtape d'un artiste de Not Not Fun, on n'évitera pas un abrégé de tous les Speaches annuels avec de belles unanimités discographiques. Celles d'Andy Stott et de Flying Lotus permettront à la musique actuelle de fièrement combattre un fléau désormais aux premiers rangs: l'indé insipide.


L’aseptisation d'une musique à la base affranchie de toutes contingences commerciales ou carriéristes s'est ainsi largement propagée pour s'imposer comme la norme, directement visible sur les web-médias dominants. La riposte ne s'est pas faite attendre, quitte à passer pour des blasés (éternel reproche) ou des haters (plus contemporain). 2013 débutera dans ces colonnes avec une discussion fleuve entre les contributeurs de TT sur la commémoration des dix ans du retour du rock ou, du moins, d'une certaine forme d'immédiateté dans les formations à guitares – Strokes, White Stripes et compagnie. Réapparition qui fut toutefois dès son début vivement remise en question, avec des arguments-clés (Jon Spencer et Judah Bauer étaient là depuis belle lurette, Jack White déjà bien actif, et puis on n'avait pas tordu le cou à la Brit Rock pour rebasculer immédiatement dans une autre vague de branleurs). Soit. Et puis la cause était entendue: l'annoncer mort alors que de toute évidence une nouvelle génération se préparait dans l'ombre, pour mieux résonner quelques mois plus tard. Aujourd'hui, on annonce tout ce qui se rapporte au DIY/indé moribond en oubliant la qualité de groupes tels que Ty Segall, Soft Moon, Dan Deacon, ou en ne sachant pas si Tame Impala tiendra la cadence face aux ”historiques” (genre Swans, énormes pour boucler l'année). Cette première espèce côtoye l'art de la récupération, propre à l'underground dont nous parlons dans notre thématique Trash Love (Death Grips, Trust,情報デスクVIRTUAL ou encore Maria Minerva). Dans son édition de novembre, Technikart consacre six pages au "bruit", ultime rempart à l' «aseptisé, la célébrité, le toc ». « Un repli vers l'inodore et sans saveur qui ne doit pas nous désespérer: il existe une autre voie » rajoute Benoît Sabatier, rédacteur en chef adjoint de la toujours alerte publication mensuelle. Ce papier concordait aussi avec la "Shitlist" 2012 de The Drone, qui a tapé (souvent) juste, tirant froidement sur les Alt-J, Lescop, Del Rey, Hot Chip. Facile, au vue de la faible qualité des disques énumérés. En numéro 1, se partagent la marche, c'est là que l'entreprise devient démolition, Crocodiles, Soft Pack, Cloud Nothings, Purity Ring et 20 autres groupes "interchangeables et périssables". Avec le constat suivant: « La chapelle indie n'a plus de sens depuis qu'elle est devenue le nouveau standard, mais continue pourtant à servir de caution à un public et à des groupes qui s'ennuient poliment, alimentant sous perfusion le cadavre d'une scène formatée jusque dans leur désir de différence ».


Il existe donc une autre voie. Ou, plus précisément, d'autres voies. Car éviter l'assommant discours convenu de ces entités largement encensées en virant "bruitiste" n'est qu'une piste, littérale. La musique de pub / "soupe hipster" / indie insipide pour le trash est une réponse classique dans la musique pop. Après, on peut écouter du Deathcore ou du de la Bossa Nova et ainsi clore le problème. On peut aussi se plonger dans le R&B, l'électro-pop et le folk minimal pour tenter de comprendre ce qui ne va pas, ce qui est mal récupéré, ce qui ressort vraiment de cette musique actuelle n'ayant plus de frontières sensibles entre mainstream et underground – au risque de sembler hermétique dans le choix des groupes représentatifs de cette autre pop. Jouer avec l'effacement, le rythme las, la posture cool, la légèreté. Et représenter une époque renseignée certes, mais sans position claire, iconisant les minables intellos d'alors, gamers et précurseurs des Digital Natives, (se) cherchant des égéries crédibles. Vu de loin, notre génération vis dans un joyeux bordel de références, clubbe mais joue aussi sur console, chante du R&B blanc, rappe bi, capte en argentique synthétique, tweet distant. Un  tunnel sans identité, un pensum pour sociologue zelé, une longue nuit où les repères sont quasi-invisibles, les genres brisés, le son sur-humain. Jusqu'à ce que le calme ne revienne: Flying Lotus n'est pas le sauveur de la génération Y, mais un de ses observateurs les plus justes. UNTIL THE QUIET COMES n'est que le quatrième album du Californien mais il semble déjà avoir tout dit, entre autobiographiques LP 1983 et LOS ANGELES, triomphants (COSMOGRAMMA), productions hip hop sous le nom de Captain Murphy, projets cinématographiques côtoyant des clips dignes de ce nom et activité démente et affranchie sur le web. Ce descendant d'Alice Coltrane signe très vite chez Warp (à 24 ans), fréquente Gonjasufi, Earl Sweatshirt ou le producteur Samiyam (Pharaoahe Monch, FLYamSAM). Plus calme que ses prédécesseurs, UNTIL (…) relève du Super-LP, invitant Erykah Badu, Thom Yorke, Niki Randa, Laura Darlington, collaborant encore une fois avec Thundercat, dans une forme contemporaine de concept album.


L'intérêt dans ce LP est que Steven Ellison livre un exemple même de musique inclassable, transgenre, mêlant avant-garde jazz à des pures pièces hantées, le tout sans vraiment savoir si tout ceci est bien joué ou samplé. On reconnait certes un Wurlitzer, un Rhodes, une basse, des cordes, ainsi que pas mal de plug-ins et d'outils digitaux, tous arrangés sans recettes miracles, au contraire: la versatilité des sons rend cet album moderne, certes complexe, mais pourtant si proche des productions soul 60', réinventant aussi d'une certaine manière l'idée de disque-esthétique, tournant autour d'un concept, ici inspiré par la BD Little Nemo notamment (l'idée des rêves nocturnes d'un petit garçon). Le vrai-faux clip "Until the Quiet Comes qui réunit trois titres phares de ce LP – "See Thru To U", "Hunger" et "Getting There" pour quasi autant de featurings (Erykah Badu et Niki Randa) est équivoque, sans faux-fuyants ni attraction relative, dans cette direction sonore d'Ellison. On reste dans le système Flying Lotus, mais avec encore plus de subtilité (ce calme relatif, les multiples échos et répétitions, les featuring sur des morceaux transitoires), et de pertinence. Alors que ses contemporains sonnent massifs et catégoriques, Flying Lotus semble prendre la même voie qu'Andy Stott sur son nouvel album LUXURY PROBLEMS: où les morceaux n'en sont plus véritablement, où les voix, bien qu'humaines et connues, sont traitées comme des instruments, des incréments et non comme des incontournables, où les styles n'en sont plus, les kicks inexistants mais l'ambiance attirant à la danse. C'est souvent vu comme hermétique et intello, mais on touche au triomphe – légitime cette fois-ci, et déjà pas mal récupéré (on multiplie les cas de sous-entités se réappropriant les musiques hantées et la pop sensuelle dépouillée) – ainsi qu'à de nouveaux standards de productions sonores, détachés de toute tendance, longuement testés, s'affranchissant du discours manichéen analogue-digital, précieux mais pas mièvres. 


Vidéos, dates hypothétiques de Flying Lo' et autres gifs sur http://flying-lotus.com





6 déc. 2012

TT Speaches: novembre 2012

Illustration: Giom
En cette fin d'année apocalyptique, les sorties de disques importants se succèdent à un rythme effréné sans pour autant faire beaucoup de bruit. Difficile de suivre le tempo. Un air du temps bien automnal. Tout le monde semble avoir décidé de rester bien au chaud chez lui, les paillettes des fêtes de fin d'année paraissent encore bien loin dans cette ambiance studieuse. Mais c'est peut-être bien cette dernière qui nous offre de grands disques méditatifs avec entre autre Andy Stott, Crystal Castles ou encore Zombie Zombie.

Julien: Et l'on débute immédiatement avec l'album - unanimité du mois…



Pierre: Je crois que l'on sera nombreux à s'accorder sur le fait que LUXURY PROBLEMS d'Andy Stott restera sans aucun doute comme un des tout grands albums de cette année 2012. Après deux premiers EP déjà excellents (et chroniqués sur Think Tank: ici), le producteur anglais met la barre encore plus haut en sortant un album plus accessible et en ajoutant des nouveautés sans pour autant que son style ne perde rien en terme d'intégrité, gardant cette grâce d'une techno d'un monde où le club n'existerait pas et où la dureté des beats des turbines ont fini par atteindre un nirvana dans un rythme presque lent. Les nouveautés se voient d'abord par un usage plus fréquent des voix dans de nombreux titres. En l'occurrence, il s'agit d'une voix féminine, apparemment celle d'une professeure de piano. Cette dernière détient une forme d'amateurisme limpide qui permet à la musique d'Andy Stott de se donner plus directement sans pour autant céder à toute tentation FM ou de son surproduit. Le résultat procure des effets plutôt inattendus. En effet, on ne pensait pas qu'Andy Stott puisse écrire un véritable tube. Pourtant, c'est bel et bien ce qui se passe avec "Numb": un titre magnifique, séduisant, qui hisse cette musique assez froide, faite de samples nerveux et de basses rugueuses, à des hauteurs inattendues. En partant aussi fort, Andy Stott permet ensuite à LUXURY PROBLEMS de laisser résonner cette première candeur, pour la faire s'étendre dans des directions multiples, que ces dernières soient plus sombres ("Lost and Found", "Up The Box"), teintées par une disco hantée ("Luxury Problems", "Sleepless") voire carrément dream-wavesque avec l'ultime "Leaving". Cette effervescence apporte une variété qui ne nuit en rien en la qualité. On savait tout le talent et le potentiel d'Andy Stott. En osant s'aventurer ainsi, il a plus que prouvé ce dernier et on attend déjà la suite avec impatience.


Julien:  "Numb", décrit sur Internet avec pas mal de pertinence comme étant entre Theo Parrish et Sade. On n'en demandait pas tant pour débuter ce dernier Speaches régulier de l'année. Vogue Italie a bien compris l'enjeu du disque en réquisitionnant Stott pour sonoriser un shooting vidéo de Kate Upton. C'est un peu le paradoxe: la musique de cet Anglais est tellement hermétique et singulière qu'elle en devient attractive pour les faiseurs de tendances.  Nous ne sommes en même temps plus à une surprise près au niveau mercantile. Plus concrètement, LUXURY PROBLEMS est un disque solitaire tout de même, à protéger du bruit environnant. Ainsi, "Sleepless" ou l'éponyme "Luxury Problems" déploieront tous leurs spectres subtiles. Fascinant. Et en plus la pochette est aussi belle qu'une photo de Shirana Shahbazzi. D'ailleurs celle qui suit n'est pas en reste…





Raphaël:  Comme bien souvent, Think Tank accorde une place considérable à la musique hantée. Pour ce mois, après Andy Stott, c'est avec Raime que l'on descend sous terre. QUARTER TURNS OVER A LIVING LINE, premier album des Londoniens, n'est pourtant pas tout à fait inédit: on y retrouve une bonne moitié de morceaux déjà sortis sous forme d'EPs sur Blackest Ever Black, massive écurie d'outre-tombe. Plus question de danser sur cette musique-là, logique convergence ralentie de ce qu'il peut rester de la deuxième génération dubstep -les Shackleton et autres- et d'indus au teint pâle. Litanies métalliques s'approchant parfois de la mélancolie du post-rock ("Your Cast Will Tire") et célébrations tribales (L'évocateur "Exist In The Repeat Of Practice") forment une musique fascinante dans laquelle répétition et attente sont à la base de toute dramaturgie. Une telle place est laissée au silence, au vide, que les réactions émotionnelles et physiques provoquées par l'entrée abrupte d'une nappe ou d'un élément percussif sont décuplées, leur nature massive aidant. A l'instar d'Andy Stott, dont le parallèle se poursuit effectivement jusqu'à la pochette, une musique labyrinthique qui provoque l'ouverture d'innombrables portes, sans jamais rencontrer d'évidences.


Julien: Admirable! A propos, on  peut écouter son récent DJ set pour la Boiler Room ici et sur le site officiel de l'"institution", entre dub, jungle et forcément indus, Cabaret Voltaire, Photek ou Danny Weed dans la set list. Dans un registre pas très éloigné, ici aussi transgenre, Volker Bertelmann avait livré sous son nom d'artiste Hauschka SALON DES AMATEURS en 2011 (Fatcat Records). Le même label sort ce mois-ci un LP de remixes, toujours bon à prendre (vendre) avant la fin de l'année. Surtout qu'il n'y a pas que des hm… amateurs parmi les invités: Michael Mayer pour un "Radar" linéaire et solide, proche des ritournelles à la Sascha Funke; Matthew Herbert (impeccable "Sunrise"), Ricardo Villalobos et Max Loderbauer pour un "Cube" étonnamment électronica; Vladislav Delay avec le glaçon techno "Subconscious"; ou, plus love, avec Vainqueur ("Ping"). Et, pour terminer, le noisy Alva Noto qui retourne complètement le même "Radar" enjoué de Mayer. Ça reste toutefois difficile à écouter comme un véritable disque. On laisse de côté l'électronique pour faire un crochet avec quelques excellentes formations à guitares.






Pierre: Maintenant que de la part du rock, on ne peut plus attendre guère d'inventivité, je pense qu'il faut considérer ce genre comme une forme d'artisanat (on relance bientôt le débat sur Think Tank). Ce qui implique qu'il est composé de tacherons et de bons artisans. Clinic fait assurément partie de cette dernière catégorie. J'avoue découvrir par des hasards promotionnels cette formation historique signée chez Domino dès 1999. Il n'empêche, FREE REIGN sent le travail bien fait et l'âge de la formation ne saurait être perçue comme une tare du moment que ce n'est en aucun cas l'innovation qui est recherchée ici. Leur post-rock se nourrit aux meilleures influences (Suicide, Pylon) et évite l'écueil du son ampoulé pour laisser vivre une qualité toute en modestie. Voix hargneuse, synthé lo-fi, batterie nonchalante, c'est décidément dans les vieilles marmites que l'on fait encore les meilleurs veloutés.


Julien: Clinic est effectivement un excellent groupe, complètement sous-estimé (snobé?) par toute la cour rock des années 2000. "Misty" ouvre l'album et l'on retrouve comme tu dis une patte, un grain et pas mal de nonchalance qu'on croyait à tout jamais perdue pour tant de formations. En 2010, la formation de Liverpool avait sortie le classieux et pop BUBBLEGUM, que j'avais classé juste avant BLACK NOISE de Pantha du Prince dans le palmarès de l'année. Depuis, on a arrêté avec cette idée de palmarès chez Think Tank – vous verrez bien ce qui vous attend – et Clinic semble avoir encore pris de l'envergure, bien qu'à l'époque ils risquaeint de s'aventurer sur les traces de Lou Reed ou de Simon and Garfunkel. Avec FREE REIGN, Clinic penche plus comme tu l'as dit vers Suicide, mais aussi The Specials, The Fall et aussi Kraftwerk. On a vraiment envie de foncer droit dans le mur avec un tel disque sous le bras ("For the Season" en clip de fin). Je vais arrêter de te paraphraser Pierre, et proposer un disque pas des plus inintéressants: MELODY'S ECHO CHAMBER est le premier album solo de cette artiste éponyme. Le genre de meuf au tumblr assez cool pour devenir méfiant, qui plus est louée par Rock&Folk qui a tant laissé de plumes dans ses aventures parisiennes incestueuses. Toutefois, si on regarde un peu plus loin, on remarquera que Melody a un nom, Prochet, et qu'elle eu un groupe qui fit long feu après son premier LP: My Bee's Garden, formation hexagonale plus que respectable. Plus qu'une wannabee donc, en tout cas suffisament attractive pour attirer le beautiful loser Kevin Parker, le convaincre de quitter ses recettes magiques appliquées à Tame Impala – LONERISM fut enregistré dans une chambre parisienne, tout seul – enfiler les onze titres dans son cerveau pour mieux les repositionner dans le sillage de sa formation australienne. Une petite coquetterie bien sûr, mais le disque de Melody's Echo Chamber n'est pas une éphémère mièvrerie dream pop. Au contraire, il y a assez de stupéfiant et de particularité pour que ce "debut LP" tourne pas mal – notamment l'éclatant "Quand vas tu Rentrer?" ou "Bisou Magique". Bon, Parker s'amuse pas mal sur certains titres et aurait pu veiller un peu plus à éviter les effets rapprochant le projet à Tame Impala ou Broadcast. Sinon, c'est parfait pour draguer – ou tout oublier et prendre la route…






Raphaël: The Soft Moonfait également partie de ceux qui ont judicieusement su reéxploiter le rock, mais pas celui pour draguer. Après un premier album percutant en 2010, majoritairement instrumental et parcouru de drones et de percussions harassantes, on nous avait promis un album plus sombre, plus radical et plus personnel. Si l'aspect personnel reste parfois difficile à déceler, les deux autres points sont aisément remplis : l'écoute de morceaux comme "Want" ou "Crush" suffira à en convaincre les sceptiques. Peut-être encore plus qu'auparavant, es références sont revendiquées haut et fort, new-wave comme shoegaze, et pleinement assumées. Pourtant, l'efficacité de la production et l'originalité des structures suffisent pour réactualiser cette musique dont la beauté ténébreuse est sans précédent. Dévastateur, ZEROS reste pourtant un album jouissif et donne inexplicablement envie de sortir avec une batte de base-ball et de casser des gueules. 


Julien: ZEROES est intéressant à mettre en perspective avec BANKS, premier album de Paul… Banks, ancienne voix d’Interpol. Le brilliant groupe new-yorkais qui perdit des plumes au fil des LPs dans les années 00 avait livré avec TURN ON THE BRIGHT LIGHTS l’un des albums sur lequel s’est appuyé le rock pour son retour médiatique en 2001. Retour médiatique, et, au-début, en partie créatif – bon ok, on bâtissait ici aussi sur des recettes toutes faites. Reste qu’Interpol, retour du genre ou non, s’était affirmé comme une formation des plus classieuses avec une poignées de titres de haut standing, jusqu’à faire jubiler feu John Peel (on peut encore retrouver les titres joués lors d’une Peel Session en 2002, année de sortie du fameux debut album). Toutes ces petites parenthèses pour brièvement aborder BANKS donc. Parce que cela confirme ce que l’on craignait dès le second album d’Interpol: ce mec est un drôle d’oiseau, capable du meilleur comme du pire, et qui n'était sans doute pas, c’est définitif, la tête chercheuse du quatuor. Il suffit d’écouter l’infâme ”Another Chance”, pastiche malhabile des spectres sonores lynchiens, l’éreintant titre FM ”The Base”, ou encore les sous-sous Interpol ”Over My Shoulder” et ”Paid for That”. Paul Banks se met en abîme mais oublie au passage toute la subtilité des premiers essais de sa formation d’origine. C’est fatiguant, grassement produit et sans réel recul (hormis peut-être le spectorien  ”Arise, Awake”).  


Julien: Je poursuis avec la surprise du mois: RATS fait en effet l’affaire pour annuler tant de complaintes et d’emphase inutile.  Second album de Balthazar, que j’avais émis d’écouter lors de la sortie d’APPLAUSE en 2010. Erreur doublement réparée avec une petite éloge pour la simplicité et la justesse de RATS. Et ceci même avec une entrée en matière ”The Oldest of Sisters” poussive, titre FM certes, mais plus mauvais sur l’entier des dix morceaux. Parce que la suite, elle, est presque royale, emmenée par Maarten Devoldere (quelle voix!) et Jinte Deprez au chant, soutenus par l’intégralité d’un groupe émanant du meilleur de la Belgique pop: dEUS, Absythe Minded et Zita Swoon. On retient surtout l’excellent et limpide ”Later”, le stellaire ”The Man Who Owns The Place” et ses chordes seyantes, le folk ultra-british ”Listen Up” et le final ”Sides”, très Lou Reed, avec l’apport vocal substantiel de la violoniste Patricia Vanneste. Second LP de pop étincelante, presque totalement réussi, qui ne vend toujours que très peu, à placer à côté d’autres dignes défendeurs  nationaux de la cause, les très regrettés Girls in Hawaii.  Pour terminer le référencement pop, n'oublions pas Mac deMarco, splendide branleur à la limite du too much référentiel (Pavement, Bradford Cox entre autres), arty et cool. Cela dit, 2 (c'est le titre du disque sorti chez Captured Tracks – Beach Fossils, Blouse, Holograms, DIIV, etc…) allie attitude/poses et compositions d'excellente facture, malgré cette négligence apparente qui lui attireront son lot de haters. Il n'a toutefois pas à s'inquiéter: des titres de la trempe d'un "Ode to Viceroy" circuleront aisément sans l'imagerie et les gimmicks. Pas mal d'italiques en cinq lignes pour professer sur un (probable) futur grand songwritter.







Pierre: J'ai toujours beaucoup apprécié le travail de Zombie Zombie. Que ce soit leur premier album avec une reprise incroyable de "Nightclubbing" et un univers plein de mort-vivants que le disque suivant reprenant John Carpenter poussait encore plus loin. C'est encore meilleur en live: Etienne Jaumet et Neman excellent décidément dans l'art du krautrock. Ainsi, Zombie Zombie reste avant tout l'alliance de deux musiciens de talent: une batterie plus précise qu'une boîte à rythme et un expert en thérémine et autres nappes électronique. La rencontre parfaite entre maîtrise cosmique et métronomie sauvage. Sur RITUELS D'UN NOUVEAU MONDE, ils parviennent à nouveau à dessiner une atmosphère sci-fi, délivrant de la grande "kosmische musik" en véritables experts, de ceux qui se refusent à toute forme de vantardise pour donner à entendre leur travail comme si c'était quelque chose de simple, appelant des cadences quasi-primitives. En plus de très bons titres du genre ("L'âge d'or" ou "Illuminations" par exemple), Zombie Zombie se font même plus groovy avec deux titres avec voix: le single "Rocket #9" et une nouvelle reprise déjantée, cette fois de New Order, avec "The Beach".


Julien: A noter que "Rocket #9 est  aussi un remix du Sun Ra Orkestra. Doublement cosmic du coup! Pas moins haut perchée, la musique de Nathan Fake a rapidement irradié sur toute la scène techno et de l'IDM. STEAM DAYS n'est que le troisième album du Britannique, mais son empreinte est assez profonde (des EPs aussi en tous points remarquables, notamment DINAMO sorti exceptionnellement chez Traum en 2005. Le nouvel LP du mec de Norfolk, figure majeure de Border Community, garde une patte assez distincte: une electronica incisive, trop "casse-cou" pour être de la techno, mais avec des beats robustes. Fake, c'est aussi des mélodies synthétiques ultra-présentes, en filigrane de structures parfois complexes et de titres hyper radicaux ("Harnser"). L'album est sorti il y a plus de six semaines, mais il semble parfaitement s'insérer dans notre recensement de fin d'année, tout comme il est à mettre en perspective avec des artistes à l'honneur le mois passé tels que Lone et Flying Lotus. Fake n'est peut-être par contre plus aussi irréprochable qu'en 2005-2006, avec un album qui n'est ici pas des plus novateurs. Michael Mayer lui aussi fait figure d'épouvantail de la scène électronique, fondateur du label Kompakt, encore omniprésent dans le champ minimal et techno, même si là aussi la concurrence est devenue utra-compétitive. Professionnellement, Mayer c'est donc un label, un magasin de disques affilié au siège à Cologne, des contributions journalistiques, du booking via la même entité et une rangée de remixes souvent victorieux – voir ci-dessus, pour Hauschka. En terme d'albums, Michael Mayer prend son temps: MANTASY n'est que le second album, succédant à TOUCH en 2004. Si ce quarantenaire n'est pas des plus subtils dans la recherche de titres, le disque est toutefois plus qu'estimable, sans grandes prétentions mais assez développé et varié pour qu'on sente qu'il ne l'a pas fait pour s'amuser (tenter la bombe rétro-techno avec l'éponyme "Mantasy", le free-jazz "Rudi Was a Punk", l'hyper club "Voigt Kampff Test" ou des titres sensuels comme "Good Times" ou "Sully"). Non plus pas à la rue, mais comme un sentiment de ne plus être dans le groupe de tête. On le voit tout au long de ce Speaches: les artistes maniant l'électro avant déviance ou hardiesse imposent de nouveaux standards de qualité pour une électro que l'on annonce parfois prétentieuse et suffisante. En pourtant (voir encore ci-dessous)…


Raphaël: D'ailleurs, cette électronique peut même s'approcher du conceptuel sans céder à la moindre once de suffisance. L'exemple le plus frappant -mon gros choc du mois-, est QUANTUM JELLY, de Lorenzo Senni. Une fois de plus, me voici avec un artiste italien. Celui-ci sort sur les tout-de-même impressionantes Edition Mego (responsables entre autres des excellentes sorties d'Emeralds, Fennesz, Mika Vainio ou encore Oneohtrix Point Never). Ici, le concept est au centre de l'album, sans pour autant voler la vedette au contenu lui-même. Fasciné par la hard trance, celui-ci développe une musique qui en exploite les fondamentaux tout en les replaçant dans un contexte radicalement différent et bien plus expérimental. On pénètre les morceaux en pleine montée, mais n'aboutit jamais. Pas de percussions non plus, un seul synthétiseur, une seule prise, pas d'over-dubs. Le geste est répété mais n'est aucunement soumis aux traitements studio habituels. Les lignes de synthétiseur féroces mutent, évoluent lentement sur les longues plages «Makebelieve»ou «Digital ∞ Tzunami», invasives et bouleversantes de simplicité, inscrites dans un format aussi troublant que pertinent. La justesse du commentaire comme la radicalité de QUANTUMY JELLY laissent pantois.



Pierre: Un nouveau Ital sort également ce mois. Je peux le dire d'emblée, Daniel Martin McCormick représente selon moi la crème de la crème de la musique actuelle, produisant peut-être la musique la plus intelligente (le superlatif n'est pas volé) tout en donnant en live ce son comme quelque chose d'extrêmement dansant. La première critique d'album que j'ai écrite de ma vie portait sur STEAL YOUR FACE de Mi Ami, le groupe lui aussi génial dont fait partie Daniel Martin McCormick aka Ital, album qui déconstruisait les différents genre pop pour mieux se les approprier. Et parmi les meilleurs concerts auxquels j'ai assisté ces derniers temps, figurent tout en haut de la liste ceux de Mi Ami à la Java et Ital au Bourg. Le nouvel Ital, DREAM ON, continue la conversion electro et club  de McCormick. A la première écoute, on se dit que le live a pris une telle importance (un titre est même présent sous sa forme "Live edit") que l'écoute album devient dispensable. Pourtant en portant une oreille plus attentive, on se rend compte de la réflexion qui gouverne toujours l'écriture des différents titres. A l'instar de ce qui se faisait avec Mi Ami, on retrouve chez Ital ce discours sur la musique au sein de la musique. On devrait parler de meta-house ou de meta-club, tant ces genres se donnent ici dans une auto-réflexion. La répétition rythmique se présente à la fois comme énergie corporelle et questionnement de ses limites face à l'irritation auditive. Chaque son, chaque sample est travaillé, détruit, reconstruit pour donner naissance à une musique qui tient en même temps du joyeux bordel et de l'intelligence fulgurante.


Julien: C'est clair que tu perçois la relative politesse des artistes sus-cités une fois mis en perspective face à Ital et sa danse disloquée et sur-puissante (la bombe "Boi"). Pas mal aussi, l'album de Legowelt, artiste que l'on retrouvera bientôt dans nos colonnes. THE PARANORMAL SOUL place un peu de House dans ce Speaches de novembre, avec aussi ici pas mal d'aplomb et de dynamisme. "Clap Your Hands" ouvre le nouveau LP du Néerlandais (sorti sur Clone) et ouvre ses influences  américaines à la rudesse techno. Le vétéran de La Haie (Danny Wolfers de son vrai nom) signe la bonne surprise électro de la fin de l'année, non pas qu'on aurait douté de ses qualités certes. Toutefois, après presque 20 ans d'activité de DJing pour presque le double de 12", Legowelt sonne plus qu'actuel, se mettant en perspective sans maniérisme. Le LP est une sorte de techno triomphante, tonique et hymnique, à l'heure où la nouvelle livraison de Paul Kalkbrenner est attendue fiévreusement par les fans d'electro-stadium – le bien-nommé "On a Cold Winter Day" agira comme rempart efficace au décorum glouton du natif de Leipzig.







Pierre: Dans un autre registre qu'Andy Stott, la vraie bombe de ce mois pour moi, c'est GOOD KID M.A.A.A.D CITY de Kendrick Lamar, prouvant que la scène hip-hop continue de donner naissance à une série ininterrompue de nouveaux surdoués. Ici, franchement, le mec écoeure les concurrents tant il semble capable d'être le meilleur dans tous les domaines, excellant dans tous les registres variant productions old-style et hyper-pointues. Son flow a la puissance d'Asap Rocky, la jouerie narrative de Danny Brown, la sensualité de Shabazz Palaces, la gang-credibility d'ODD Future. Il a déjà en featuring Drake ou Dr Dre avec qui il fait jeu égal. L'album est construit en suivant une cohérence narrative, s'y accrochant pour varier parfaitement les styles. Fermez les yeux, c'est simple, vous ne trouverez rien d'autre que des bombes. Le single "Backstreet Freestyle" part d'un sample hyper rigide et simple pour mieux laisser le flow (gros comme la tour Eiffel) de Kendrick Lamar tout détruire sur son passage. Pour prouver juste après qu'il est capable aussi bien de poser des titres plus introspectifs ("The Art of Peer Pressure") au point d'évoquer le rap donneur de leçon à la Nas sur "Good Kid". Mais surtout, Kendrick Lamar sait balancer des titres jouissifs entre le chill enfumé de "Bitch Don't Kill My Vibe", ou la sensualité débridée de "Poetic Justice". Sans respect aucun, il va chasser sur les terres de The Weeknd avec un sample évoquant Beach House sur "Money Trees" ou celles de Clams Casino sur "Swimming Pools (Drank)" pour chaque fois mettre à l'amende les propriétaires des lieux. Franchement monstrueux.


Pierre: Flume n'a que 21 ans, vient d'Australie et avec son premier disque, il se permet de sortir un album rempli uniquement de tubes. Et c'est peut-être là le problème. En effet, la première approche est facile et l'accroche prend directement. Le tout a été conçu parfaitement, délivrant une sorte de post-chill wave, basée sur les même sonorités pop mais plus rythmées. Le souci, c'est qu'on a l'impression d'entendre un de ces albums enregistrés par de vieux producteurs, qui connaissant les ficelles et les recettes par coeur, les appliquent à la perfection mais sans surprise et sans aspérité. On imagine la musique pouvoir passer partout: en club, à la plage, au supermarché. Malgré de vrais tubes comme "Sleepless" et surtout "Insane" (le vrai bon titre de l'album), la musique de Flume manque cruellement de ce supplément d'âme et sombre souvent dans une facilité très vite écoeurante.


Julien:  Oui, l'écoute de ce disque est effectivement assez déstabilisante et confirme encore un peu plus que l’aseptisation gagnera toujours les genres novateurs, passé un certain temps. Dans un genre pas très éloigné mais nettement plus authentique, Monokle s'annonce comme un des noms à suivre en 2013, concrétisant la montée en puissance irrépressible de la Russie (Pierre tu en parlais l'an passé en direct du Sonar). SAINTS est annoncé dans le mois et devrait livrer son paquet de bombes. Le jeune DJ de Saint-Pétersbourg est déjà sur toutes les langues en Allemagne et en Angleterre. On termine avec un groupe qui ne fait que de s'améliorer - ou en tout cas de s'affranchir de sa 8-bit originelle…





Pierre: Comment considérer en effet Crystal Castles? N'est-ce qu'un groupe ayant vulgarisé des formes beaucoup plus subversives d'electro-punk? Ou représentent-ils un groupe emblématique pour notre génération, comme certains l'affirment? Difficile pour moi encore de trancher. Il reste que le groupe a survécu à sa première hype beaucoup mieux que la plupart des formations dans ce cas, a jeté à la gueule de tout le monde une violence et une hargne qui semblaient sincères à une époque où la musique se faisait de plus en plus  gentillette, tout en réhabilitant Mylène Farmer, avec un son mélancolique et syncopé, qui prédisait le bon temps d'une certaine musique hantée actuelle comme Holy Other. Avec III, Crystal Castles ne se réinventent pas mais font converger les deux premiers albums et confirment ce que leur influence sur de nombreux groupes impliquaient déjà, à savoir qu'ils ont su construire un style qui leur soit propre. Ce dernier, à rebours de toute sensualité, de toute communion, s'affirme comme repli, confrontation, une énergie sèche entre panique et agressivité. Le tout rendu avec un sentiment de supériorité. Alex Glass n'est plus obligée de crier pour faire passer cette attaque sonore, les samples toujours aussi punk suffisant amplement. La mélancolie de II se trouve ainsi fusionné à l'énergie folle du premier album. En fait, Crystal Castles, c'est une sorte de rêve Emo, les aspects clichés (mort, haine, solitude) et faciles du genre sont sublimés pour exprimer une force évocatrice, soudain sidérante. On parle quand même d'un album qui s'ouvre sur un son proche des trailers du dernier alien ("Pague"), rend inaudible des tubes potentiels ("Insulin") et garde toujours la même hargne ("Wrath of God", "Pale Flesh". Respect.



Disques du mois
Pierre: Andy Stott, LUXURY PROBLEMS
            Kendrick Lamar, GOOD KID M.A.A.D. CITY

Raphaël: Lorenzo Senni - QUANTUM JELLY
               Andy Stott, LUXURY PROBLEMS

 Julien: Andy Stott, LUXURY PROBLEMS

Singles du mois
           Fatima Al Qadiri, "War Games" (j'aurais pu aussi mettre tout l'EP DESERT STRIKE)
           Stay+, "Crashed"

Raphaël: Holly Herndon, "Fade"

Julien: Mac DeMarco, "Ode to Viceroy"


Mois prochain: Speaches 2012!