MUSIQUE      CINEMA      ART + LIVRES      POST DIGITAL

4 juin 2012

Billet de l'Art Brut : Aloïse la brûlante

Aloïse Corbaz, Enlèvement d’une mariée de Gaule, 1917


Les beaux jours progressant, la Kilbi finissant, la Collection de l'Art Brut elle aussi se met au soleil et dévoile une exposition éclatante consacrée à l'une de ses créatrices pionnières, Aloïse (1886-1964). Pour TT, une taupe s'y est introduite et en donne la primeur.

C'est un début qui aurait dû commencer plus tôt. Jamais trop tard pourtant. Installé, en sourdine ou dormant, à la Collection de l'Art Brut, votre chroniqueur propose un premier opus, étape initiale d'une série, un genre de billet régulier pour tenir informé le passant ou la passante. On se lance en trombe, en cataractes même, avec une rétrospective massive consacrée  à l'une des toute premières créatrices d'Art Brut : Aloïse, née Corbaz à Lausanne, devenue simplement Aloïse par la force des images. Plus vue sous la loupe depuis 26 ans, son oeuvre prolixe et explosive s'étale à nouveau dans les couloirs de la CAB, et y diffuse sa joie visuelle, toute en strates colorées, en courbes lumineuses.


La vie pourtant et c'est un trait commun aux créateurs du même acabit,  ne l'a pas vraiment épargnée. Gouvernante dans l'entourage de Guillaume II à l'ouverture du XXe (1911), elle tombe amoureuse à en mourir, à s'en pâmer jusqu'à l'effacement, de l'empereur germanique. Ce sera sa "blessure" son "traumatisme", pour suppléer au vocabulaire technique mis en place plus tard par Dubuffet et qui (supposément) guide toute trajectoire poétique d'Art brut. À l'asile, ce grand amour posera l'architecture de son monde intérieur. Rentrée en Suisse, la guerre approchant, elle manifeste contre, distribue des tracts pacifistes, crie dans la rue et arrête les badauds pour les convaincre de s'opposer aux massacres à venir. Ses parents (des bien-pensants, des "gens-là") tenant à faire bonne figure dans une société belliciste la mènent gentiment chez le médecin. On la diagnostique folle. Elle est internée à la clinique de Cery, à Lausanne et soignée par un certain Hans Steck, sommité du milieu ayant appris avec Pierre Janet à Paris (la bête noire de Freud car, lui, attendait la guérison complète du malade avant de crier victoire), qui sera l'un des premiers receveurs de l'oeuvre d'Aloïse. À partir de là (1918), Aloïse Corbaz s'éteint. Renaît ensuite, des écrits d'abord puis des dessins volumineux qu'elle réalise au crayon de couleurs, "Aloïse". Renaissance ou résurrection qu'on retrouve dans plusieurs thèmes qui scandent ses compositions : la fête de Pâques, ou celle de Noël, représentées souvent par un"bon enfant", la tête ronde et joueuse entourée d'hermine. Et puis il y a surtout l'empereur Guillaume, avec qui Aloïse voyage, parade ou fait l'amour sur de grands rouleaux cousus, sur d'innombrables cahiers et jusque sur des papiers d'emballage qu'elle chapardait d'abord dans l'institut de la Rosière où on la retenait, et qu'on finira par lui fournir à profusion. Profuse, c'est le mot aussi, pour désigner l'occupation de l'espace d'exposition. Les compositions rouges, jaunes, bleues, vertes se donne à voir sous la forme d'ellipses, de courbes dans l'espace muséal : structures de représentation privilégiées par Aloïse dans ses dessins. On peut également y entendre des textes, écrits entre 1918 et 1924, premiers modes d'expression de son enfermement, premiers outils d'évasion. Aloïse s'est ainsi construit un monde-barrage, un univers-bouchon contre la réalité de l'internement, avec lequel elle cultive un rapport étroit, démiurge. Jusque sur son lit de mort elle conservera une nécessité profonde de créer, d'étendre encore le terrain d'exercice de son imagination. Les derniers dessins, réalisés quelques heures avant sa mort et offerts à l'infirmière qui se trouvait alors à son chevet, concluent l'exposition.


"Aloïse, le ricochet solaire" nous immerge dans un mirage, composé d'élans, de forces et de feux. Une introduction soudaine de l'oeil à un monde bâti comme un vertige, un déchaînement personnel, explosif à tel point que le calme et l'application avec lesquels on voit la créatrice peindre dans le seul document filmé de son vivant, en deviennent troublants. On pourrait parler d'un monde caché alors, bouillonnant sous le regard obstiné d'Aloïse, sous-marin. Et ce monde n'a qu'une loi, qui est l'amour.

Aloïse ou le ricochet solaire, Collection de l'Art Brut, Lausanne, jusqu'au 26 août.