Photo: Irene Staub, in Heute und Danach (Prill Vieceli Cremers) |
Après Hot Love, Lurker Grand et André P. Tschan sortent un nouveau livre sur la musique suisse aux Editions Patrick Frey, s’intéressant cette fois-ci aux années 80. Un travail essentiel balançant entre nostalgie et candeur, qui génère tellement d’attentes que, forcément, on est parfois déçu.
Pierre : Vraiment, Heute und Danach vient combler un vide, comme l’avait fait Hot Love. Pour les plus naïfs et les moins initiés, c’est déjà une surprise de savoir que la Suisse ait connu une scène musicale riche dans les années 80. On est en plein dans ce mythe idéologique d’une Suisse si neutre qu’elle échappe à l’Histoire. Tout comme elle n’aurait prétendument pas connu de mouvements sociaux, de courants fascistes, son sol n’aurait pas été foulé non plus par des innovations culturelles. Avec Musikunterstadl, Think Tank a voulu démonter ce mythe en montrant la qualité de productions suisses contemporaines ou passées. On se réjouit que Heute und Danach arrive enfin comme preuve de la vivacité de cette scène, accumulant sur près de 700 pages des interviews de personnalités diverses, couvrant un spectre extrêmement large. Le livre se termine même par une tentative de discographie complète, archives impressionnantes tant graphiquement que quantitativement.
Julien : Hot Love avait placé la barre très très haut en 2006, raflant notamment le prix du jury du concours des Plus Beaux Livres suisses la même année. Tout était quasi parfait: la couverture avec la petite publicité Sinalco en bannière rappelant les affiches de concerts des années traitées (1976-1980), le titre qui claque, le grand format et les prints de fort belle facture, tous en noir/blanc (à l'exception des badges). Il n'y a pas à dire, Tania Prill et Alberto Viecelli avaient fait de cette somme monstre proposée par Lurker Grand (plus "many others") une pièce graphique de haut rang. Fin 2012 sort donc le successeur, toujours chez l'excellent éditeur zürichois Patrick Frey, Heute und Danach, en échos au titre d’un documentaire tourné en 1981 par Christoph Müller, alors chanteur du groupe F.D.P. qui « dénonçait notamment l’omniprésence de la surveillance étatique, le militarisme, la dictature policière et les oeillères de la bourgeoisie » notent les co-auteurs. Qui ajoutent, par rapport au titre a priori plus complexe que le Hot Love: « Le 30 mai 1980 marque le début d’une longue période de changements : c’est à cette date qu’a eu lieu la première émeute à l’opéra de Zurich, et après cela, pendant toute la décennie, dans de nombreuses villes suisses, on a continué à se battre pour obtenir de nouveaux espaces de liberté. Autrement dit : pour nous, l’« Aujourd’hui » a commencé avec les années 80 ». Comme tu le dis Pierre, la somme est plus qu'impressionnante, avec même des statistiques parlantes (Zürich arrive forcément en tête des contributeurs, les femmes représentaient 28% des musiciens, plus de 200 disques parurent sur un label Major, etc.)
Julien : Hot Love avait placé la barre très très haut en 2006, raflant notamment le prix du jury du concours des Plus Beaux Livres suisses la même année. Tout était quasi parfait: la couverture avec la petite publicité Sinalco en bannière rappelant les affiches de concerts des années traitées (1976-1980), le titre qui claque, le grand format et les prints de fort belle facture, tous en noir/blanc (à l'exception des badges). Il n'y a pas à dire, Tania Prill et Alberto Viecelli avaient fait de cette somme monstre proposée par Lurker Grand (plus "many others") une pièce graphique de haut rang. Fin 2012 sort donc le successeur, toujours chez l'excellent éditeur zürichois Patrick Frey, Heute und Danach, en échos au titre d’un documentaire tourné en 1981 par Christoph Müller, alors chanteur du groupe F.D.P. qui « dénonçait notamment l’omniprésence de la surveillance étatique, le militarisme, la dictature policière et les oeillères de la bourgeoisie » notent les co-auteurs. Qui ajoutent, par rapport au titre a priori plus complexe que le Hot Love: « Le 30 mai 1980 marque le début d’une longue période de changements : c’est à cette date qu’a eu lieu la première émeute à l’opéra de Zurich, et après cela, pendant toute la décennie, dans de nombreuses villes suisses, on a continué à se battre pour obtenir de nouveaux espaces de liberté. Autrement dit : pour nous, l’« Aujourd’hui » a commencé avec les années 80 ». Comme tu le dis Pierre, la somme est plus qu'impressionnante, avec même des statistiques parlantes (Zürich arrive forcément en tête des contributeurs, les femmes représentaient 28% des musiciens, plus de 200 disques parurent sur un label Major, etc.)
Pierre : Hot Love avait gagné le Prix des Plus Beaux Livres et on le comprend aisément tant il avait réussi à adapter l’esthétique punk en la modernisant. Pour Heute und Danach, j’ai plus de doute mais je laisse Julien revenir sur cet aspect. De même, au niveau des textes, Heute und Danach ne jouit pas de la même cohérence que son prédécesseur qui, il est vrai, couvrait une période moins longue et une scène moins hétéroclite. On se trouve plutôt face à une addition de témoignages et d’essais épars. Cette accumulation est à l’image de la scène musicale de l’époque : impressionnante de richesses et de diversité. Rien n’est oublié, ni le punk, ni le début de l’électro, ni Stephan Eicher ou encore Les Reines Prochaines. On peut regretter ici que les textes de témoignages soient ceux qui n’ont pas été traduits. Le nombre de page est effectivement déjà impressionnant mais on aurait pu imaginer une édition française séparée. Ce livre reste une mine d’informations et d’anecdotes sur une époque et une scène musicale qui allaient dans toutes les directions. Les textes les plus intéressants restent sûrement ceux qui concernent le début des années 80 où la Suisse est marquée par des émeutes conduites par des jeunes qui n’en peuvent plus du conservatisme culturel helvétique et de l’absence presque totale de salle de concerts. Suivant le mot d’ordre d’autonomie, la scène musicale suisse connaît un début de décennie très politique, ce que Heute und Danach parvient parfaitement à retranscrire ainsi que l’évolution des années suivantes qui verront le culturel se refermer sur lui-même. C’est bien ce qui fait le côté inédit et passionnant de la scène suisse dans les années 80, ce télescopage entre une nouvelle scène musicale et des mouvements jeunes larges et revendicatifs.
Julien : Tu le relèves, le graphisme est effectivement l'une des grandes déceptions de cet ouvrage - même s'il est difficile sur ces reproductions proposées par nous-même de se faire une réelle idée. Hot Love utilisait finement les références esthétiques et soulignait les 324 pages d'une intervention graphique judicieusement dépouillée; avec des polices de caractères avec serifs dans les titres ou carrément très rondes dans ceux des chapitres ainsi qu'une distinction subtiles dans celles des textes (deux polices proches de la Times) français et allemands, une grille basique et sans sophistication offrant un excellent rythme de lecteur, ce livre se contemplait, révélait la richesse des visuels et des anecdotes de quatre ans cruciaux pour la scène culturelle helvétique. Pour Heute und Danach, c'est un peu plus compliqué, meme si on reste avec les mêmes graphistes zürichois (Prill,Vieceli et Cremers). Le format est ici nettement plus conventionnel (du A4 à 1mm près) et le choix de l'utilisation des couleurs - indispensable tout de même pour cette époque synthétique) finit par nous prendre à la gorge. On sent la difficulté de la tâche (700 pages couleurs, c'est beaucoup, trop?) de faire marcher autant de contributions hétéroclites et de visuels de natures diverses. Nous avions reçu une version du livre sans couverture ni les couleurs correspondants à ce orange fluo le parcourant, devant au dernier moment tenter de coller à l'original. Bon, le livre reste super, mais on a cette curieuse impression que là où son prédécesseur était subtile dans les références, celui-ci pêche par des choix convenus et surtout attendus. Tout ce qu'on peut attendre de cette époque se retrouve dans Heute und Danach, à commencer par la couverture en sérigraphie signée par feu Pierre-Alain Berthola. Les anciens adoreront et défendront sans réserve, les jeunes hésiteront; et c'est là le problème car - on va dire qu'on chipote - le petit frère d'Hot Love est lui aussi fait pour la nouvelle génération qui n'a pas vécu cette (double) époque flamboyant, à l'heure des productions culturelles politiquement correctes, récupérées voire aseptisées, cette même génération qui ne comprendra sûrement pas la couverture peu avenante et pourrait passer à côté de la chose… Dommage, parce que le contenu est plus qu'éloquent historiquement et culturellement parlant. Sinon rien à redire au niveau de la lithophotographie et du choix des images pleine ou double pages.
Couverture de Heute und Danach |
Julien : Tu le relèves, le graphisme est effectivement l'une des grandes déceptions de cet ouvrage - même s'il est difficile sur ces reproductions proposées par nous-même de se faire une réelle idée. Hot Love utilisait finement les références esthétiques et soulignait les 324 pages d'une intervention graphique judicieusement dépouillée; avec des polices de caractères avec serifs dans les titres ou carrément très rondes dans ceux des chapitres ainsi qu'une distinction subtiles dans celles des textes (deux polices proches de la Times) français et allemands, une grille basique et sans sophistication offrant un excellent rythme de lecteur, ce livre se contemplait, révélait la richesse des visuels et des anecdotes de quatre ans cruciaux pour la scène culturelle helvétique. Pour Heute und Danach, c'est un peu plus compliqué, meme si on reste avec les mêmes graphistes zürichois (Prill,Vieceli et Cremers). Le format est ici nettement plus conventionnel (du A4 à 1mm près) et le choix de l'utilisation des couleurs - indispensable tout de même pour cette époque synthétique) finit par nous prendre à la gorge. On sent la difficulté de la tâche (700 pages couleurs, c'est beaucoup, trop?) de faire marcher autant de contributions hétéroclites et de visuels de natures diverses. Nous avions reçu une version du livre sans couverture ni les couleurs correspondants à ce orange fluo le parcourant, devant au dernier moment tenter de coller à l'original. Bon, le livre reste super, mais on a cette curieuse impression que là où son prédécesseur était subtile dans les références, celui-ci pêche par des choix convenus et surtout attendus. Tout ce qu'on peut attendre de cette époque se retrouve dans Heute und Danach, à commencer par la couverture en sérigraphie signée par feu Pierre-Alain Berthola. Les anciens adoreront et défendront sans réserve, les jeunes hésiteront; et c'est là le problème car - on va dire qu'on chipote - le petit frère d'Hot Love est lui aussi fait pour la nouvelle génération qui n'a pas vécu cette (double) époque flamboyant, à l'heure des productions culturelles politiquement correctes, récupérées voire aseptisées, cette même génération qui ne comprendra sûrement pas la couverture peu avenante et pourrait passer à côté de la chose… Dommage, parce que le contenu est plus qu'éloquent historiquement et culturellement parlant. Sinon rien à redire au niveau de la lithophotographie et du choix des images pleine ou double pages.
Pierre : Heute und Danach arrivant dans un domaine quasiment vierge, le souci est qu’il impose une vision des années 80 en Suisse et que cette vision pose certains problèmes et passe à côté de certains éléments. D’abord, malgré le caractère hétérogène des groupes et des individus, on sent parfois affleurer la construction d’une identité de génération. Or cette dernière se replie souvent sur une nostalgie rock assez paternaliste, faisant des années 80 le dernier moment de l’authenticité. Pire, les personnalités interviewées étant appelées à s’exprimer sur l’époque actuelle, on rencontre parfois des avis assez réactionnaires découlant de cette idéalisation des good old days. On aurait aimé plus de contradiction face à ce discours de bon père rockeur. De même, on peut regretter la faible qualité des traductions et surtout s’effrayer face à une introduction pour le moins maladroite qui scinde les différents styles derrière de mauvaises étiquettes, du niveau d’une présentation pour conseil d’administration de banque. Pire, Heute und Danach passe totalement à côté d’une des caractéristiques des années 80 : la chasse aux pépites musicales, la fétichisation de trésors méconnus. Le livre insiste sur les mouvements (prog-rock, art-rock, etc.) et sur les facettes qui jouissent d’une plus forte reconnaisse de ces années mais oublie tout ce qu’on aurait rêvé trouver. A cet égard, l’interview de Stephan Eicher fait figure d’exemple paroxystique. Alors qu’on se jette dans la lecture, en espérant enfin tout savoir de nos totems musicaux nationaux, de la composition de "Eisbär" au live "Spielt Noise Boys", l’interview ne cherche jamais à aller avant les premiers succès, rattachant directement Stephan Eicher au rôle de chansonnier. De même, si la techno ou des premières expérimentations électro (grâce à Yello) sont évoquées dans Heute und Danach, presque rien n’est dit des groupes plus confidentiels et pourtant excellents, comme Guyer’s Connection ou encore Starter. Heute und Danach s’affirme donc comme un livre indispensable, riche et comblant enfin un vide ; mais un livre qui demande à être contredit et complété pour donner une autre vision de ces années 80 musicales en Suisse.
Julien : Oui, et qu'il ne faut pas comparer à son prédécesseur, plus court, plus nerveux comme le voulait le sujet traité. Applaudissements pour ce travail de titan à l'heure où l'on a plutôt tendance à oublier le passé et chiller en clubs. Relevons certains auteurs comme Wolfgang Bortlik, Alain Croubalian, Michael Lütscher ou Sam Mumenthaler, relevons aussi l'index dantesque en fin d'ouvrage, de même que les vernissages qui se déroulèrent dans les lieux chargés d'histoire: Rote Fabrik, l'Usine de Genève ainsi que le Fri-Son qui fête ses 30 ans. Des lieux encore debout, fiers et récupérés aujourd'hui par des villes qui n'en demandaient pas tant dans les années 80. Malgré ses quelques imperfections, Heute und Danach, c'est cela que l'on retiendra, montre « la diversité de ce qui reste la période la plus marquante et qui a eu les effets les plus durables de toute l’histoire de la scène musicale suisse. (Nous) n’avons cependant pas la prétention de faire le portrait définitif de toute la scène underground des années 80 en Suisse romande et alémanique » expliquent les auteurs. Non définitif certes, mais difficile d'imagine une suite consacrées aux années 1990… Hot Love a profité de la parution de son petit frère pour se voir récemment réédité. Les deux exemplaires sont de toute façon plus qu'indispensables. Verra-t-on d'ici peu un coffret de disques complétant l'ensemble?
Toutes les reproductions ©Think Tank sauf l'illustration de l'article (Prill Vieceli Cremers)
Julien : Oui, et qu'il ne faut pas comparer à son prédécesseur, plus court, plus nerveux comme le voulait le sujet traité. Applaudissements pour ce travail de titan à l'heure où l'on a plutôt tendance à oublier le passé et chiller en clubs. Relevons certains auteurs comme Wolfgang Bortlik, Alain Croubalian, Michael Lütscher ou Sam Mumenthaler, relevons aussi l'index dantesque en fin d'ouvrage, de même que les vernissages qui se déroulèrent dans les lieux chargés d'histoire: Rote Fabrik, l'Usine de Genève ainsi que le Fri-Son qui fête ses 30 ans. Des lieux encore debout, fiers et récupérés aujourd'hui par des villes qui n'en demandaient pas tant dans les années 80. Malgré ses quelques imperfections, Heute und Danach, c'est cela que l'on retiendra, montre « la diversité de ce qui reste la période la plus marquante et qui a eu les effets les plus durables de toute l’histoire de la scène musicale suisse. (Nous) n’avons cependant pas la prétention de faire le portrait définitif de toute la scène underground des années 80 en Suisse romande et alémanique » expliquent les auteurs. Non définitif certes, mais difficile d'imagine une suite consacrées aux années 1990… Hot Love a profité de la parution de son petit frère pour se voir récemment réédité. Les deux exemplaires sont de toute façon plus qu'indispensables. Verra-t-on d'ici peu un coffret de disques complétant l'ensemble?
Toutes les reproductions ©Think Tank sauf l'illustration de l'article (Prill Vieceli Cremers)
Lürker Grand et André P. Tschan, Heute und Danach
218 x 285 mm, 672 pages, Softcover
Edition Patrick Frey
N° 121 ISBN: 978-3-905929-21-8
EUR 62 | CHF 78