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14 mai 2013

Musikunterstadl: Soften, Big Pants et Kassette

Photographie: Nils Aellen (archives)


Connoté ou idéalisé, le rock helvétique ne sort ni de chalets retirés ni de sinistres caves zurichoises. Il est pourtant doublement pris à parti, entre condescendance maladroite et tentatives aveugles de protectionnisme d'une part, confrontation face à des machines que trop bien huilées pour l'International d'autre part. Musikunterstadl prend son temps et met en perspective trois projets musicaux confirmés, passionnants dès leur création la décennie passée. Le temps passe vite mais ce n'est pas une raison pour faire du rentre-dedans; après le livre Heute und Danach, approchons les romands Soften, Big Pants et Kassette. 

En plein Salon du livre, la sentence est ritournelle: comment la Suisse peut-elle sauver son marché (du livre)? A chaque semaine du cinéma, comment la Suisse peut-elle exporter (ses films)? A chaque programmation musicale, comment la Suisse peut-elle promouvoir (ses musiciens)? Musikunterstadl ne désire pas répondre traditionnellement de ces questions promo-marketo-existentielles et préfère situer sa thématique en articulant la scène musicale helvétique avec d’autres ressorts et points d’ancrages. On pourrait d'abord, par exemple, envisager une Suisse aussi innovante culturellement que scientifiquement; à contrario, on pourrait beaucoup discuter, réorganiser des Assises des musiques actuelles afin d’évoquer les « problématiques liées à la production et à la diffusion (de celles-ci) »; on pourrait de même évoquer les raisons économiques et les parts de marché d’une Suisse minuscule sur l’échelle mondiale; on pourrait pour finir invoquer une désolidarisation – ou désorganisation – des actions de soutien aux musiques actuelles.


Le SAI (Swiss Artists Index) montre une Suisse au top dans l’art contemporain avec des artistes de premier ordre (Urs Fischer, Ugo Rondinone, Fischli et Weiss ou encore, plus loin, John Armleder). Acteur-vendeurs certes d’un circuit parfois déraisonné et non comparable à celui du livre ou de la musique, si ce n’est qu’on remplace des Majors, grands éditeurs par des (réseaux de) gros acheteurs. Vendeurs donc, c’est une chose, mais avant tout influents artistiquement et reconnus par la critique (tout ceci n’est-il toutefois pas étroitement imbriqué?), si bien que les musiciens suisses les plus connus mondialement furent eux-mêmes … des artistes ou des proches de scènes artistiques contemporaines (Christian Marclay, Dieter Meier, Young Gods, ). A l’exception de Urs Fischer, Honey for Petzi, Larytta ou encore Sinner DC, la tendance n’est presque plus observable aujourd’hui; peut-on ainsi affirmer que le sentiment d’abandon d’attention médiatique et de dèche permanente soit le fruit de cette certaine fraction artistique (musiques actuelles vs arts plastiques ou appliqués) opérant à l’échelle mondiale, appuyée par des blogs globaux comme Pitchfork, des groupes majeurs plus occupés à tourner qu’à se positionner dans la discipline et des festivals alignant les noms plus que de raison? A la cohérence artistique de ces derniers sont venues s'ancrer les notions de rapidité, d’universalité, de coups d’éclats et de spectacularité. Des perspectives acritiques qui n’aideront en rien les groupes helvétiques à oser, à faire, à se développer et à opter pour une certaine direction artistique choisie; on leur préfère l’ambition, la participation aux concours, la création de clips percutants et, de fait, l'alignement dans des circuits et des plateformes qu'on veut croire participatifs et donnant sa chance à tout le monde. 


Dans leur bulle, trois projets musicaux semblent participer au refus actif de cette hégémonie de pratiques et de complaintes légitimes, court-circuitant d'une certaine façon cette tendance à la systématisation étatique des programmes d'encouragements, des réponses par le haut de problèmes qui souvent viennent simplement… des artistes eux-mêmes et, de fait, de cette attitude attentiste paradoxalement nationale alors que la visée est elle internationale. Big Pants tout d'abord, auteur du très remarqué LAZY & VERSATILE en 2004. Un morceau d'ouverture, ”Sorry Soul”, clippé par  des membres de Körner Union alors étudiants, annonce un projet singulier, élégant et… versatile. Thomas Grandjean défend son LP sur scène armé d'une guitare fragmentaire et d'un lecteur CD faisant office de boîte à rythme sommaire. Une pop de chambre brute et fière qui ne procède pas de simples variations du titre susnommé, accessible et définitif, relevant du tube. Sous le Suicide se trouvent les Byrds. Sous ces titres qu'on nomme par commodité foutraques se trouve non pas un amuseur publique, mais bien un Songwriter d'envergure (rappelant Brett Anderson sur "Closed Doors & Bad Weather" ou Neil Young sur "Eyewear" par exemple). Précédant toute une génération disloquée et douée (Bradford Cox, Kevin Parker, Kurt Vile, Ariel Pink, Baxter Dury), Thomas Grandjean aura pris huit printemps pour donner un successeur à ce premier LP – évitant au passage de devenir le Beck helvétique et d'enchaîner les festivals du coin – et nous même une année pour en parler. BPII  présente désormais un groupe international sans pour autant que la direction musicale ne vise les grandes sphères du rock; BPII réactive les éclairs de génie et petits tubes du Genevois ("Your Pain Wasn't Some Sort of Dream", "Lovers in Disgrace") tout en affirmant des titres carrés et tenaces ("Shout", "You Can Have it All"). Entre ces deux versants s'agitent des éléments pluriels, entre Indus et No Wave ("Shining Through Sick and Sore", "It Never Works"), synthétisant foi pop et trip hagards. Un excellent 11-titres à écouter ci-dessous.


De l'autre côté du Lac Léman, Nils Aellen présenta le troisième album de Soften en septembre 2012, ROCKET SCIENCE, et s'affirme lui aussi comme une figure d'une pop remarquable. En 2006, "Invisible Fences" le révèle dans un paysage musical alors plus saturé que mélancolique, seul maître à bord pour son premier album, JUST LIKE LONESOME JIM; trois ans plus tard, WE WERE CHALLENGERS intervient de façon plus sophistiquée dans ses structures délicates. Le nouveau LP ne réforme pas Soften, il semble parfaire cette pop élégante, humble, mais pas complexée tout en restant critique: "(Il) est un peu ce que je peux faire de mieux avec mes moyens limités - ce que je veux dire par là, c'est que je vais devoir changer de formule pour la suite, sinon je vais réutiliser toutes les ficelles que j'ai apprises en enregistrant en solo sur ce matériel et je vais tourner en rond." La production (signée Sacha Ruffieux) y est juste, discrète et précise comme il le faut pour ce genre d'album de mélodies: "Le premier (LP, nda )sonnait comme des démos faites sur Laptop, le suivant était une prod' studio avec un angle sans compromis dans les prises de sons qui pouvait sonner un peu distant" relève Nils Aellen. Toujours sous fort patronage Elliott Smith ("Take The Blame", "Revenge"), les compositions de Soften jouent sur la corde, évoquant sentimentalisme et lyrisme sans tomber dans ces écueils. ROCKET SCIENCE est le genre d'album qu'on aurait tort de juger trop hâtivement sous peine de passer à côté de ses subtilités. En ce sens, on peut évoquer les belges de Girls in Hawaïi agissant dans la même veine de cette pop qui ne vend que très peu. Le disque est signé chez Saïko Records, hébergeant de nombreux compatriotes d'excellente facture (Meril Wubslin, Hubeskyla, Beautiful Leopard). Avec une préférence pour le splendide final ”The Middle of The End"…


Laure Betris opère elle dans un registre plus dense et blues avec son projet Kassette, actif depuis 2006 – 2007, une fois les instruments de Skirt débranchés. Aux commandes de l'enregistrement du troisième LP de la Fribourgeoise, le même homme que pour Soften (Sacha Ruffieux, aux côtés de Christian Garcia pour la production), ainsi que le guitariste Michel Blanc (Polar, Honey for Petzi) et le batteur Nicolas Pittet (Junior Tchaka). FAR présente une musicienne devenue adulte, osant brillamment les grands trips ("Dead End") comme les titres délicats ("By the Sea"), dépouillés ou interprétés en chaldéen – "Imori (Tell Me)", un dialecte parlé dans le nord de l'Irak. A l'instar de Big Pants et Soften, Kassette garde une ligne de conduite exigeante avec un album habité et pas avare en titres accessibles ("Big Sur"). Des projets complexes, personnels sans être exclusifs et arrivistes; des preuves exemplaires d'une musique suisse - presque - au top, ancrée certes dans un registre anglo-saxon, mais participant de la consolidation d'une scène artistique de qualité. L'impulsions et les initiatives venant des artistes et acteurs actifs des scènes locales eux-même, l'exemple le plus probant étant la tenue dans une dizaine de jours de la première édition du Swiss Psych Fest à Yverdon, festival qui programme Kassette parmi une pléthore de formations du pays. C'est seulement en renforçant cohésion, ouverture à la critique et consécrations d'idées originales que nous pourrons prétendre, une fois encore, à montrer une Suisse riche musicalement, pertinente comme le furent certains de nos prédécesseurs et non pas colonisées par les projets peu identifiables. Ces trois albums sont des chemins possibles et peuvent se voir comme les canevas de scènes artistiques intransigeantes qualitativement et débarrassées de ces protectionnismes et fractions disciplinaires.