La musique américaine reste, quoiqu’on en pense, le berceau de tous nos fantasmes. Un continent où la pop semble la plus démesurée, la plus marchandisée, la scène underground la plus brouillonne, la plus inventive, la plus connue aussi. Et en même temps, le continent où la pop semble avoir réussi à garder son innocence, et celui où les règles du marché, ne connaissant plus de contrainte, ont fini par détruire toutes les frontières stylistiques. Pour mieux plonger dans cette partouse sublime et passer la porte de ce bordel enchanteur, focus sur trois bêtes de sensualité.
Première positionLe mainstream se tient droit, bande les muscles de puissance jusqu'à perdre l'équilibre, avec ce qu’il faut de tendresse ego-centrée, de manière à ne plus percevoir l’underground que comme un visage rétro de lui-même. Souvent présenté comme le gendre idéal, précurseur du retour des garçons sensibles,
Drake a sorti NOTHING WAS THE SAME en grandes pompes. Celui, qui est devenu l'invité indispensable de tout album hip hop mainstream qui se respecte, vient sur son nouvel album faire étalage de toute la qualité de son style. Moins gémissant, plus rappé, plus réfléchi car ayant trouvé un objet de réflexion digne d'intérêt: lui-même. NOTHING WAS THE SAME est un album hyper auto-référencé, de l'expérience personnelle de Drake à la chanson d'intro
"Tuscan Leather" qui parle du fait de laisser trainer une intro. Dans cette dernière, Drake promet un album sans titre pour la radio. C'est presque vrai et c'est ce qui lui a notamment été reproché par Future. Les tubes commerciaux sont laissés aux faussaires, du genre Macklemore et Ryan Lewis. Le premier single
"Started from the bottom" exprime ce paradoxe. Autant ce titre a été passé sans cesse dans les clubs et par les radios aux Etats-Unis cet été, autant sa production et son rythme sont marqués par une répétition et une sobriété confinant à l'austérité. Le second single,
"Hold on, we're going home", s'approche de la perfection: d'une pureté telle qu'il semble difficilement concevable de la passer sur le moindre dancefloor malgré toute sa parure jouissive; une impression de refrain permanent bercé par la voix la plus lascive de Drake, le backing vocal des "oh oh" et une production vintage, assumant le kitsch exubérant hérité de Miami Vice. Cette impression est renforcée dans un clip qui se réfère de plus aux vidéos de la grande époque r'n'b: premier plan sur l'océan + clip narratif + costumes + petite copine en lingerie qu'il faut sauver. Un des titres de cette année. Abstraction faite des quelques petits moments de moins bien, tout l'album regorge de qualité. Pas de tubes mais des grandes chansons, avec une production lumineuse et une écriture soignée, aussi bien dans le registre sensible (
"Furthest Sing",
"Too Much") que dans des titres plus durs (
"The Language"); autre mention spéciale à
"Connect" pour sa production co-signée par Hudson Mohawke, décidément partout en ce moment, qui permet ici à Drake de poser un flow tout en douceur sur une production comme d'un Kavinski sussuré.
Deuxième position Le mainstream se retourne, ses cuisses ne pouvant tenir la comparaison, l’underground se penche pour servir de pivot à ce mouvement de réinvention et exulte de plaisir. Soeur de,
Solange Knowles peut difficilement prétendre à jouer sur le même tableau. Ceci malgré deux premiers albums, dont un à à peine 16 ans, passés totalement inaperçus hors du continent américain. Cinq ans après, Solange se réinvente sur un EP en s'acoquinant avec la scène indé, signant sur le label d'un membre de Grizzly Bear. L'accoucheuse n'est autre que le producteur dont l'impact est reconnu ici au point que son nom figure sur l'album: Blood Orange. Ce dernier signe un parcours débridé et peut-être pas si atypique que ça: parti d'un groupe punk britannique, il se lance dans le songwriting anti-folk sous le nom de Lightspeed Champion, avant donc de devenir Blood Orange, avec un album passé quelque peu inaperçu malgré quelques bons titres comme
"Sutphin Boulevard" déjà bien love eighties, mais surtout en tant que producteur et compositeur à succès, d'abord avec Florence and the Machine, puis le tube mi sensusel mi musique hantée de Sky Fereira,
"Everything is embarassing". Cette nouvelle identité de Blood Orange finit même par s'incarner dans le clip de
"Chamakay" qui pousse l'adoration r'n'b' nineties jusqu'à faire presque référence à Rasta Rockett. Ensemble avec Solange, ils signent donc le très bon TRUE EP. Ce dernier est porté par ce qui est bien parti pour être le tube de l'année,
"Losing You". Le parfait mélange entre une rythmique guillerette à la Tom Tom Club et la sensualité du r'n'b. Bref, le
"Fantasy" de Mariah Carey réinventé. L'intro est directement entrainante, la production et la voix irréprochables. A l'inverse de la machine à tube Beyonce, Solange parvient à se donner une âme. Il y a dans le son de TRUE quelque chose d'ultra-frais, qui donne à entendre une sincérité. Le reste de l'EP ne parvient pas à rester sur ces sommets. On trouve bien de bonnes séquences (notamment
"Locked In Closets"), la voix de Solange restant toujours superbe. Ce qui donne 7 titres pop de qualité, sans pour autant être bouleversant, qui font rêver d'un futur vrai album qui tienne la distance.
Troisième position L’underground monte sur le mainstream, s’appuie sur ses genoux à l’aide de l’ensemble de ses plus beaux attributs pour jouir. Cela fait maintentant plusieurs années que producteurs électro et r'n'b se font de l'oeil, les premiers vouant un culte sans borne au second, tandis que ces derniers profitent des autres pour se donner un coup de jeune et d'expérimental. Cette fois, on se donne les moyens pour que le mariage soit véritablement consommé. Deux des labels les plus excitants du moment, proches l'un de l'autre,
Nigth Slugs et
Fade To Mind (sur lequel sort la mixtape), s'associent pour faire défiler devant la chanteuse
Kelela, une véritable dream team de la production: Ngunzunguzu, Jam City, NA, Kingdom, Girl Unit, Bok Bok. Rien qu'à l'énoncer, le projet fait saliver. On pense au WARM LEATHERETTE de Grace Jones, osmose enfin trouvée entre la pop disco et l'expérimentation New Wave. Ici, pour CUT 4 ME, c'est la rencontre fantasmée entre une vraie voix r'n'b' avec Kelela (et non pas un mec qui se prend pour tel, à l'instar de How To Dress Well) et des productions exigeantes de deux labels cherchant à reconstruire la musique club pour lui rendre son intelligence. Les deux labels réalisent ainsi leur fantasme d'un r'n'b' repensant l'idée de sensualité dans son ensemble et sans oublier de l'incarner dans le même temps. Parmi les treize tableaux érotico-réflexifs, ce serait faire des jaloux que de choisir ses préférés. Néanmoins, les morceaux les plus aboutis sont ceux sur lesquels les producteurs ont su se faire plus discrets, mettant leur son au service de la voix de la Kelela. En effet, des titres comme
"Enemy" ou
"Bank Head" restent d'excellents titres mais constituent des tracks très marquées respectivement par Ngunzunguzu et Kingdom, et Kelela n'y fait figure que de featuring, de qualité certes. Par contre, l'intelligence de faire passer tout en discrétion une production futuriste touche au sublime sur les gouttes brillantes de
"Do It Again" signée de NA, les bulles pétillantes de
"Cut 4 Me" de Kingdom et surtout le bricolage sexy de
"Keep It Cool". Merde, Jam City a produit et réussit un titre r'n'b' avec Kelela, elle est plutôt pas mal cette année 2013.