Illustration: Enrico Boccioletti (http://www.spcnvdr.org/) |
La notion même de post indique cette relation temporelle et qualitative ambigüe. "Être post" implique de se positionner dans un après. Mais le post n’est pas un rejet, il constitue plutôt un renouvellement, un dépassement ; il suffit de penser à des notions comme celles de post-marxisme ou de post-punk. Dans le cas du digital, il s’agit de partir du constat que la révolution digitale a été accomplie. L’internet, la multi-connexion du monde et sa virtualisation constituent autant de processus achevés. Mais aujourd’hui, cette situation se transforme : nous sommes peut-être sortis de la naïveté de la période révolutionnaire pour enfin changer notre rapport au monde digital et sa perception. On peut ainsi parler d’un impact ontologique du digitalisme par sa transfiguration de mythes, d’arcanes et d’idoles.
Le web devient ainsi objet de mélancolie. La révolution digitale a provoqué une accélération des transformations des modes, des normes et des codes. Techniquement comme esthétiquement, le présent file dans le dépassé. Tenir entre ses mains un CD, l’ancien Mac (peut importe lequel) donne l’impression de faire une rencontre avec notre préhistoire primitive. Visuellement, explorer des sites d’époque, ou se construisant à partir d’iconographie et de software antiques, permet un voyage dans un temps mythique : celui d’un virtuel cru, dont la rudesse procure un sentiment de matérialité, portée au rang de fétiche du fait même de son aspect trash, rebus des temps passés. La merde sacrée recrachée par les temps primitifs. Face à ces ruines, nombreux sont les disciples, transis du désir de construire des pyramides en l’honneur de cette antiquité mystérieuse par sa matérialité même, d’amasser les restes : cloaque.org. Certains sites finissent par représenter des îles secrètes, restées inviolées par le déchainement modernisateur du web 2.0, lieu d’une innocence préservée : heaven.internetarchaeology.org/heaven.html#bottom
On peut retrouver des dynamiques semblables dans différents processus musicaux. Ainsi, le mouvement que l’on nomme vaporwave se base sur une construction de la musique sur une masse sonore de débris digitaux : sample de publicités, de bande-originale pour films pornographiques, pour la plupart issus des années proches de la création du web, entre la fin des années 80 et le début des années 90. Ce magma vaporeux sonne à la fois comme le bruissement mystérieux d’une antiquité désormais intraduisible car fruit d’un langage non encore construit, et comme les ruines effacées d’une époque où pop, porno et publicité paraissaient s’exprimer avec une naïveté, qui laissent à penser que nos ancêtres y croyaient encore. Les sons corporate sont érigés en fétiches qu’il s’agit de ne modifier qu’à peine. Les meilleurs exemples se trouvent dans certains enregistrements de James Ferraro et le travail de CLUB INTERNET. A une échelle plus accessible, Oneohtrix Point Never a fait de cette archéologie des sons un vrai exercice de style. Comme un collectionneur, il expose ces bestiaires. Ainsi, REPLICA exposait une mise en scène de publicités télévisuelles. Dans son récent R PLUS SEVEN, sorti chez Warp, il continue ce travail de réarticulation des ruines. "Problem Areas", dont le clip traite de cette présence d’objets-ruines hors du temps, conduit la réappropriation, tant par l’usage du synthétiseur korg que par celle de sample de films soft porn, avec une maitrise qui déréalise et détemporalise les ruines. Hors du temps, l’histoire se mue en boucle à l’aspect post-digital aussi fascinant que terrifiant, dont une autre vidéo, réalisée par Jon Rafman, vient dévoiler le visage effrayant : pixels, mangas, déchets, corps, digital et matériel sont fondus dans une sexualité morbide, reflet d’une révolution autant sublimée que perdue.
Still Life (Betamale), Jon Rafman + Oneohtrix Point Never, 2013 from jonrafman on Vimeo.