Illustration: Matthieu Lavanchy |
Deux compils, une signé du label français Pan European Recording et une autre réunissant des réinterprétations des congotronics par différents artistes, font les beaux jours de la musique hybride. Mêlant les influences et les sonorités, elles sont de parfaites armes pour mettre définitivement à mort le concept nationaliste et colonial de World Music.
La World Music, quelle expression atroce ! Ca fait tout de suite ringard, ça sent le vieux pancho et les tissus africains, oui ! mais portés par de vieux blancs babas aux seins qui tombent. Devenue une marque incontournable depuis les années 80, dans les rayons des disquaires mais aussi en vente à côté du café brésilien et des beedies, ce concept de World Music, sous ces aires de bonne conscience multiculturelle, est en fait des plus problématiques. Déjà, « musique du monde », ça ne veut pas dire grand chose. Surtout quand on se penche dans les rayons ainsi nommés, qu’est-ce que l’on trouve ? A vrai dire, tout et n’importe quoi. De la musique africaine, latino mais aussi nombres de folklores différents. Pour mieux comprendre la signification de cette catégorie, il faut se demander ce qu’on ne trouve pas sous l’étiquette « World Music ». Tout d’abord, le folklore ou la chanson de son propre pays (country). Ainsi la notion de World Music devient une sorte d’équivalent de ce qui était nommé barbare dans la Grèce Antique. Est de la World Music, tout ce qui vient d’ailleurs, tout ce qui n’est pas de chez nous. Jacques Brel sera considéré comme de la Chanson en France mais sera rangé sous World Music aux Etats-Unis. Cette mise en parallèle avec la barbarie est d’autant plus éclairante lorsqu’on pense que ce qui échappe également à la dénomination de World Music est ce qu’on appelle le pop/rock. En effet, les Grecs voyaient dans les barbares non seulement des étrangers mais surtout des gens qui ne parlaient pas leur langue (le mot « barbare » étant à la base une onomatopée singeant celui qui ne parlant pas la langue grecque semble n’émettre que des sons incompréhensibles), c’est-à-dire des populations non civilisées car n’appartenant pas à la civilisation grecque, langue et civilisation étant profondément liées chez les Grecs. Cette vision, encore une fois ethnocentriste, prétend exclure les autres de la civilisation moderne et c’est bien ce qui est en jeux dans l’exclusion des musiciens africains ou latino hors de la catégorie pop/rock. Confiner Fela Kuti, Omar Souleyman, Group Doueh ou Os Mutantes dans la World Music, c’est leur refuser le statut de modernité attaché aux genres pop-rock ou électro. La World Music dit au niveau musical la même chose que le discours sur l’Afrique de Sarkozy à Dakar: l’homme (le musicien) africain vivrait au rythme des saisons et ne serait pas encore entré dans l’Histoire. Une telle affirmation est évidemment scandaleuse. En quoi, l’Afrique serait-elle moins dans l’Histoire que l’Europe ? N’a-t-elle pas connu des mobilisations, des changements économiques ? Ne subit-elle pas les décisions iniques et les conséquences du système mondial néolibérale, tout comme l’Europe et les Etats-Unis ? De même, le concept de World Music tend à refuser tout forme de modernité artistique aux groupes venant du tiers monde et à les réduire toujours à une forme de tradition (notamment en les associant à des groupes effectivement traditionnels, tels que le folklore européen, des Balkans à l’Irlande), à une musique statique ne connaissant ni l’évolution du monde ni celle de la musique. Mais en quoi, le Group Doueh serait-il moins moderne ou plus traditionnel que Oasis par exemple ?
Alors à mort la World Music et vive la musique postcoloniale. Heureusement, on voit aujourd’hui celle-ci s’esquisser, de plus en plus de groupes à la pointe se réclamant d’influence africaine ou latino. Les rythmiques et les mélodies à force d’être passées de mains en mains sont sans origine contrôlée et c’est tant mieux. De plus en plus, on voit émerger une musique hybride. Il faut comprendre cette notion d’hybridité, au sens où l’entend Homi K. Bhabha dans « Les lieux de la culture », c’est-à-dire un refus du binaire, entre occident et tiers-monde, entre Afrique et Europe, entre tradition et modernité, transcendé dans une absence de hiérarchie. Cette forme de musique est à l’honneur dans deux excellentes compils sorties récemment. D’abord et surtout, le projet palpitant TRADI-MODS VS ROCKERS. Derrière ce titre, il s’agit en fait de réinterprétations par différentes formations de chansons issues des congotronics, séries musicales de groupes congolais mêlant traditionnel et moderne ou plutôt remettant en cause leur opposition. Parmi ces groupes, il y a notamment Kasai Allstars, Basokin, Masanka Sankayi et surtout, les plus connus, Konono n°1. Ce groupe, nominé pour un Grammy Award, est parmi les plus innovateurs et les plus influents. Et ils sont en concert au Bad Bonn de Düdingen le 16 mars, vous savez cette salle géniale où, paraît-il, il y a aussi un festival. C’est peu dire que ce concert est à ne pas manquer. Bon pour revenir à la compil, chaque titre est donc la réinterprétation par un groupe différent de chansons issues des congotronics. L’hybridité est donc ici à rallonge, celle initiale des tradi-mods congolais étant remodelée par des groupes à la pointe de la musique occidentale actuelle mais assumant l’influence des groupes congolais. C’est donc parfait, on ne sait plus qui est moderne, qui est traditionnel, si c’est les groupes africains qui pimpent leur musique à l’aide d’influence occidentale ou le contraire. Le projet TRADI-MODS VS ROCKERS est d’autant plus passionnant que les nouvelles versions sont véritablement des réinterprétations et pas de simples remixes, certains groupes ajoutent leur voix ou des instruments aux chansons de base, d’autres les rejouent, d’autres encore en modifient le rythme. Si bien qu’à moins d’être expert, on ne sait plus qu’est-ce qui vient de qui. Hybridité sans hiérarchie, on vous dit. Pour les groupes de "rockers" choisis, si la plupart sont inconnus de nos services, on ne peut que se réjouir de la présence d’Animal Collective, qui en compagnie du Kasai Allstar, sortent une chanson syncopée parfaite pour partir en transe. Notons aussi la collaboration excellente des furieux kraut de Oneida avec Konono n°1 pour un Nombre 1 ! de folie ; et, toujours avec ces derniers, celle de Micachu and the Shape tout en bidouillage et electronica de gadget. Le tout est trop bouillonnant pour qu’on s’arrête sur chacune des 26 chansons, passant de la musique classique à l’électro déjantée avec un détour par la salsa. Pour finir, mentionnons néanmoins la présence dans la distribution de Deerhoof, Andrew Bird, Tussle ou encore le mystérieux E+E. Ecouter le tout à la suite peut lasser, mais plus on y retourne, plus on est fasciné par le côté passionnant de cette musique puissante aux multiples facettes, comme échappant à toute norme préconçue, à tout centre de gravité, ni africaine, ni occidentale mais les deux à la fois.
La deuxième compil a pour titre VOYAGE II. MORT POUR LA FRANCE. FRENCH UNDERGROUND VOODOO MUSIC. Tout un programme ! Elle nous vient d’un des labels les plus excitants du moment, Pan European Recording. Ici, bien sûr le mélange d’influences et d’origines peut paraître moins fort, du fait que tous les groupes sont français et que certains titres touchent à des genres plutôt habituels comme le folk ou la chanson. Mais si le côté postcoloniale est certes moins important, les artistes et la compil elle-même n’en sont pas moins hybrides, jouant avec les différents styles, guignant parfois aussi bien du côté du Brian Jonestown Massacre que de ceux du krautrock ou de la chansons épiques, tout en étant résolument moderne. Bienvenue dans une musique des bayous, des caves, des vieilles cabanes. VOYAGE II est vraiment un disque impressionnant de par la diversité des sons qu’il offre. On y trouve de vraies bizarreries comme Russians de The Service, qui rappelle vaguement le post punk déviant allemand, le tout chanté avec un accent russe, ou la ritournelle électro Emile de White et Sticky. On peut tout de même décerner deux principales tendances : d’abord le rock garage légèrement diabolique, illustré ici par Juan Trip et les Ordinateurs, et les excellents Kill For Total Peace. De l’autre, des chansons nourries à l’influence allemande kraut-kosmische Musik avec Turzi, Chicros ou encore My Girlfriend Is Better Than Yours. Si le tout est de très bonne qualité, dans ce voyage à mort de la France, il y a trois étapes magnifiques à ne pas manquer. En effet, Pan European Recording a la chance de compter dans ses rangs de véritables pépites, à commencer par Mohinni Geisweiller, accompagnée ici par Mogadishow. L’ancienne chanteuse des regrettés Sex In Dallas signe ici une chanson magnifique, Ordinary Shares, plus belle que ce qu’Air avait fait avec Charlotte Gainsbourg. Sa voix mélancolique nous cloue au son de « Nights become Days ». On retrouve également l’excellent Etienne Jaumet, qui nous a littéralement scotché lors du dernier concert de Zombie Zombie. Sur cette compil, il prouve une fois de plus avec Tuner 2 tout son talent dans l’art de faire évoluer des sons, d’apparence simple, jusqu’à une explosion rythmique hallucinante qui finit sur une pluie fine de synthés. Pour finir et on a gardé le meilleur pour la fin, bien que sa chanson fasse office d’ouverture à VOYAGE II, chez Pan American, il y a bien évidemment Koudlam. Avec I Will Fade Away, en moins de 1 minute 15, il met tout le monde à l’amende. Dans son style de dandy post apocalyptique, il dégaine la chanson émouvante à mourir. Avec VOYAGE II, on ne sait plus si la France est devenu voodoo ou le voodoo français, tout ce qu’on sait c’est que l’aventure et le bizarre est désormais partout, ici comme ailleurs.