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13 août 2012

Le réveil (lent) du cobra, Asger Jorn à l'Hermitage

Illustration: Asger Jorn, "Didaska", 1945 (99,4 x 76,2 cm)
C'est l'autre grosse expo de l'été. Celle qui célèbre la liberté, la création, l'expérimental, l'amitié, l'amour, bref tous les poncifs vivifiants de la jeunesse et de la création. D'après les textes, du moins. 

Cracheur de feu
Asger Jorn (1914-1973) est l'un des fondateurs du mouvement CoBrA (comprendre CO-penhague BR-uxelles- A-msterdam), un de ces danois de la trempe d'Hamlet, près à tuer l'oncle académique, meurtrier du père véritable de l'art (expérience, naïveté, imaginaire...). Né à la veille de la grande guerre, c'est à travers la peinture et vis-à-vis de celle-ci que Jorn fera résonner son propre "plus jamais ça". Sous l'influence des surréalistes, des abstractistes, des formalistes, des néoréalistes ensuite, Jorn quitte son Silkeborg natal pour sillonner l'Europe. Il s'y fait des potes bien sûr, aux Pays-Bas, en France, en Belgique, et c'est au coin d'un bar à Paris un soir que va naître, entre deux bières et deux phrases de Bachelard, l'idée du mouvement "CoBrA". Nous sommes en 1948, sont présents entre autres Christian Dotremont (peintre belge aux toiles bruissantes de runes et d'arabesques) et Joseph Noiret, poète. Trois ans plus tard, en pleine effervescence, Jorn doit pourtant stopper son pèlerinage artistique pour cause de tuberculose. Le glas du cobra sonne. Il rentre au Danemark, passe de nombreuses années de convalescence, peint des toiles glauques. Puis il voyage en Italie, en France, peint des toiles gaies. Puis s'éteint, en son Danemark natal, en 1973 des suites de la maladie. Il aura eu le temps, le père Jorn tout de même, de développer un travail protéiforme, se déployant sur les versants de la peinture comme de la sculpture. Il nous abandonne une oeuvre dispersée, explosive, mue par la recherche obstinée d'un art universel, art pour tous, rompant avec les critères officiels jugulés par le réseau des académies. Un avant-gardiste, quoi.


 "Libre"…?
 Ce sont la ferveur, la flamme et la fougue qui, ostensiblement, tiennent lieu d'axes de discours dans l'exposition. Discours, c'est un peu de ça qu'il s'agit et seulement, d'où le problème. On y apprend tout d'abord (rez-de-chaussée) les principes directifs de l'entreprise CoBrA, retrouver pour renouveler, à partir de l'inconscient, des arts "naïfs", des dessins d'enfants, des légendes populaires, les critères de la création. Déboucher l’artère décrépie du contact direct avec la joie de créer. Il y a de la revendication, du décret même dans ce mouvement collectif qui embrigade les jeunes artistes d'alors. La peinture de Jorn trouve son mouvement et son aspiration dans le jeu des formes, pas tout à fait abstraites, évocatrices plutôt. Figures molles, silhouettes enfantines réduites à l'essentiel : bras-jambes-têtes-bouche. L'ensemble paraît toujours entrelacé, fuyant, masse mouvante qui tantôt s'effile en museau, laisse percer un cri, tantôt dévoile quelques dents ou l'ombre d'un visage. De plus petits formats présentent des parties d’animaux, curieux ou inquiets, tendus dans une interrogation muette qui  soit reste en huis-clos dans la peinture, soit s'adresse directement au spectateur. Il y a de l'amusement chez Jorn, de la candeur, celle sans doute de l'enfant tout entier à la tâche et qui se moque qu'on reconnaisse, qu'on décrypte. L'imaginaire prime dans tout ce qu'il peut présenter de remous, d'aléas, d'à-peu-près. On a beaucoup dit  d'Asger Jorn, qu'en digne héritier de Munch, il en prolongeait les perspectives expressionnistes. À raison : l'émotion est en effet ce qui compte et en assure le passage de sens. Il est intéressant surtout de relever la fraîcheur et le jeu que le peintre danois (et CoBrA en général) s'était donné pour quête. Comme une fonction inhérente à la pratique de l'art, et qui transparaît tout de même dans la mine rieuse ou narquoise de gueules bestiales occupées à converser sur certaines toiles, ou allongeant leurs mâchoires pastelles par-dessus la grille d'un enclos fantomatique sur d'autres. Oui.

 Pourtant on peine, on rame, on s'échine à chercher dans les premières salles les élans sensuels, la fièvre et l'extase pourtant prétendues. Beaucoup d'éléments plaident en leurs défaveur : la lumière violente entre autres qui habite les pièces de l'ancienne maison bourgeoise écrase la vivacité qui pourrait rayonner de certaines toiles ou au contraire en radie la tristesse, en lime l'épaisseur tragique. L'accrochage ensuite, alors qu'on nous annonce la verve irrépressible d'un génie en naissance, on se trouve confronté à quatre minces toiles sans punch, sensées symboliser à elles seules la "révolution CoBrA". C'est une constante de l’exposition : quand le texte embrase, la salle étouffe, éteint. Et là où il faut du commentaire pour expliquer en quoi les oeuvres doivent toucher...


Moins et mieux
On se réfugie alors du côté du petit, du peu. Entendons vers les dessins, aquarelles et eaux-fortes réalisés tandis que Jorn végétait à Silkeborg dans les années 50. Là, certains croquis tiennent du chef-d’œuvre à eux seuls, petits trésors d’humour et de pertinence, on retiendra surtout « La Garde Suisse », en hommage au belge James Ensor et à son sarcasme solaire faits de tracés simples et de grattements qui composent des figures de soldats grotesques, ou encore « Le japonais ironique » sourcil relevé et visage figé par les blancs restants de la feuille. C’est lorsque la lumière descend, et de même le spectateur dans les entrailles du musée que le cobra se réveille. L’ultime allée au sous-sol de l’exposition laisse enfin exploser toute la jeunesse d’un peintre déjà vieux pourtant. Comme une charge de dynamite enfouie qu’on déterre enfin et dont la mèche s’allume. Tout y est, même à ce point tardif : les élans rageurs qui lacèrent la toile et en augmente les dimensions visuels, les sculptures comme autant de bouts de lave façonnés à la hâte par la main d’un titan tombé de l’Olympe. Et au bout du hall la grande « Kyotosumorama », dans laquelle, à force de regarder, on finit par déceler une silhouette malingre et pédante, hurlant à l’oreille d’une bête assoupie qui ronchonne en se levant.

Moralité, Asger Jorn tient tardivement ses promesses. On se demande alors si les choix curatoriaux n’ont pas joués volontairement sur la lenteur, mais on regrettera  à ce stade la dislocation frustrante entre le commentaire et l’accrochage. Même s’il est peut-être là, le secret de l’oeuvre du danois fou qui s’enivre de ses propres légendes. Dans la maîtrise de cette attente qui précède la jouissance et la sanctifie.

Asger Jorn, artiste libre, Fondation de l'Hermitage, Lausanne, juqu'au 21 octobre

Fondation l'Hermitage