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30 sept. 2012

documenta à Kassel, matricule 13

Photo: Sanja Ivekovic, The Disobedient (The Revolutionaries), 2012
On visite l'impérieuse ville de Kassel début juillet pour une documenta que l'on annonce d'ores et déjà très politisée (ou positionnée), mais aussi critiquée; on attend la fin de cette treizième quinquennale pour revenir sur une réunion manifeste, au passé prestigieux, lourd et quasi-intouchable. Cette dernière volée, chapeautée par Carolyn Christov-Bakargiev, eut-elle les épaules suffisamment solides devant l'attente? Et, plus globalement, y-a-t-il des enseignements à en tirer?

Kassel ressemble à toutes ces villes provinciales ouest allemandes au fort développement dans les années 1960-1970. La documenta - puisqu'il faut l'orthographier comme cela, ou alors dOCUMENTA - se charge de la faire vivre internationalement depuis 1955. Sinon, pas grand chose à relever si ce n'est des zones piétonnes commerciales, pas mal de désuétude et des jolies montées. Nous sommes hébergés par des locaux, l'occasion de vivre l'aventure au plus près du palpitant, boire des bières avec notamment Norman Teague, concepteur de la maison/œuvre d'art Huguenot au plein centre-ville, tester les barbecues géants avec l'enveloppe budgétaire de notre école d'accueil et disserter sécurité avec des agents de police en monocycles électriques. En groupe, on prend toujours les choses plus à la légères, on discute et ainsi on ne ressent pas ce qui sera de prime abord critiqué à l'heure des comptes: se jouant dans un périmètre volontairement vaste, cette exposition n'évite pas l'écueil de la dispersion. Pis: des travaux de valeur très inégale se côtoient inconfortablement. Mais cela, nous le remarquerons, après trois jours d'arpentage enthousiaste. On dit qu'à chaque documenta se dégage des œuvres fortes et marquantes pour les prochaines décennies. Et si Pierre Huygues, avec son chien à pate rose et sa sculpture corps-abeille faisait partie de celles-ci? Elle est dans tous les cas un des moments captivants d'une ballade dans le parc aux allures de marathon. On relèvera, entre deux coups de foudre - mortel à Kassel - l'installation géante de Sam Durant, "Scaffold", pièce aussi étrange qu'imposante, juxtaposition postmoderne de potences. Le tout flotte, soutenu par des structures métalliques. Le ton de l'explication est sévère. Un peu plus loin, le Japonais Shinro Otake dévoile une autre installation d'envergure avec "Mon Cheri: A Self-Portrait as a Scrapped Sheld": baraque bancale, bizarre, repère de pêcheur-aiguiseur de jantes. Dans l'arbre d'en face, des bateaux reposent comme des limbaux, ambiance d'après cataclysme, dans une esthétique peu considérée. Giuseppe Penone lui construit une réplique d'arbre grandeur nature, amputé de ses branches, une pierre en trophée abscon. Sans doute LA pièce absurde de Kassel, cochant une des quatre cases/positions artistiques revendiquées par l'ancienne conservatrice en chef du Castello di Rivoli à Turin, Christov-Bakargiev: celle d'être assiégé (aux côtés d'être sur scène, être porteur d’espoir ainsi qu'être en retrait).




A l'heure des super-écuries de l'art contemporain, des biennales maousses et des installations XXL, la documenta prend déjà un risque certain de rester ce qu'elle est et de se produire à ce fameux rythme singulier, à savoir - seulement - deux fois par décennie. Alors oui, s'il y a des niveaux très distincts dans les travaux présentés, attendant du lourd ou de l'alléchant, on prend son mal en patience. Trois jours de visite(s) paraît soudainement trivial: chaque pièce, terminée et souvent conséquente, demande un certain niveau d'attention. De fait, on proposera certains entretiens fleuves parus dans des magazines à gros tirages pour ainsi dégrossir et se faire un avis objectif sur ce que fut réellement cette 13ème édition de Kassel - on a pour ainsi dire tout entendu de facto, et souvent du très négatif de gens du milieu. Ici à Think Tank, nous éviterons l'analyse rhétorique et rigoureuses des différents niveaux de lecture de cette exposition importante, si ce n'est majeure, pour mieux prendre le parti de l'escapade, avec, toujours en tête, cette question cruciale: que peut-on encore tirer d'une telle manifestation, entourés le reste de l'année de tant d'indécence du monde de l'art contemporain?



On pourrait certainement répondre qu'elle permet de dégager des tendances déjà observées (la prédominance de l'installation, le retour de la peinture comme pratique dominante) mais aussi de confirmer ou de consacrer des acteurs récents et attendus de la branche; Körpys et Löffler, Kader Attia, Tacita Dean, Yan Lei, Ramon Ondak ou Janet Cardiff. Cette Canadienne marque les esprits, avec deux installations sonores - une dans les arbres du parc, une autre en iPod embarqué sur les quais de la Hauptbahnhof. On était aussi très impatient de voir l'occupation d'une maison entière située au-dessus de cette gare, où tant d'anciens dépôts abritent une frénésie de travaux: la chypriote Haris Epaminonda, établie à Berlin, y présentait avec Daniel Gustave Cramer "The End of Summer" sur trois étages d'un ancien bâtiment communal, complètement fermé à toute intrusion de lumière extérieure. On y rentre comme dans une fouille archéologique méditative; ce musée imaginaire fait à quatre mains regroupe des pièces autant filmiques que physiques, artefacts culturels groupés ou dispersés, voire carrément cachés. Tout ceci pourrait prendre des allures du cool contemporain; on reste toutefois fasciné par Epaminonda et sa quête incessante de sens, entre retrait et faits scéniques.



L'art parade moyen: les petites surprises sont incessantes, encore faut-il les trouver. En revance, on est pas mal déçus par les passages obligés, Fridericianum et palais de Bellevue - même si les moteurs dénudés de Baryle, le coup de vent de Ryan Gander ("I need some meaning I can memorise (The Invisible Pull)" ou encore la pièce conséquente de Kader Attia ("The Repair from Occident to Extra-Occidental Cultures") font partie des hauts-fait de l'édition 2012. Avec "The Disobedient (The Revolutionaries)", Sanja Ivekovic part de l'absurdité de la propagande SS et d'une démonstration à Kassel même de la nécessité antisémite, illustrée par un singe emprisonné dans une cage de fils de fer. Si elle n'est pas des plus esthétiques, la cage/armoire faisant face à cette trace raciste présente une confrérie historique de singes en peluches, célébrités, politiciens ou penseurs (de Rosa Luxembourg à Walter Benjamin). Un peu plus loin, Ramon Ondak présente sobrement ses "observations", entre le geste de support moral, l'esthétique du soin dentaire et le mouvement, comme intention de message à autrui, œuvre mémorielle autant que de situations, galerie d'un vocabulaire neutre subtile, clé d'accès et d'intentification des différents niveaux d'observation, de lecture et d'interprétation que la réalité offre. On retiendra de même une grande quantité d'installations filmiques de grande qualité au-dessus de la gare sans pour autant se rappeler de tous les noms - on aura noté Javier Tellez, "Artaud's Cave", même avec son décors parfaitement kitsch (une grotte grandeur nature pour arriver dans l'espace de projection, sisi), Clemens von Wedemeyer, et le coup d'épate, caché dans l'arrière salle d'un magasin C&A: relayé par un sound-system de club, à 60BPM, glacial comme des pièces musicales du label Ostgut Ton, "Room of Rythms" Cevdet Erek livre une pulsation/partition univoque, sculpturale, concrète et solitaire. Dans la baie vitrée trônent fièrement des lettres géantes néons "Reduziert" (réduit), faisant écho au minimalisme, au vide et, forcément, à cette enseigne ringarde d'habits. On sort de la pièce, on croise des habitués du magasin qui n'envisageraient pas une seconde y mettre les pieds. Une fois rentré, on s'empresse d'en parler à d'autres qui ne trouvèrent pas l'installation, mais qui eux nous récitèrent d'autres travaux d'artistes manqués. La documenta nous dépasse, on se réjouit d'avoir fait notre catalogue personnel et gratuit de l'aventure, et, poliment, on hésite à dire du mal d'un tel "titan", fusse-t-il éparpillé (c'est peut-être d'époque…). 

Toutes les reproductions © Julien Gremaud


Sam Durant, "Scaffold"
Giuseppe Penone, "Idee di pietra"



Llyin Foulkes, "The Lost Frontier"
Haris Epaminonda et Daniel Gustave Cramer, "The End of Summer"
Haris Epaminonda et Daniel Gustave Cramer, "The End of Summer"
Theaster Gates Hugenot 
Shinro Otake "Mon Cheri: A Self-Portrait as a Scrapped Sheld"
Andrea Büttner, "Little Sisters: Luna Park Ostia"

Gustave Metzger, "Too Extreme. A Selection of Drawings by Gustave Metzger"

Sanja Ivekovic, "The Disobedient (The Revolutionarie)"
Janet Cardiff and George Bures Miller



Thomas Bayrle, "Carmageddon"
Thomas Bayrle, "Carmageddon"

Thomas Bayrle, "Carmageddon"
Geoffrey Farmer, "Leaves of Grass"
Ramon Ondak, "Observations", 1995/2011
Ramon Ondak, "Observations", 1995/2011
Ramon Ondak, "Observations", 1995/2011 (close-up)