Photo : Louis M. |
Projeté lors de la soirée d’inauguration de la Berlinale en début d’année, le documentaire suisse Hiver Nomade a fait le tour des festivals d’Europe nominé dans de nombreuses catégories et glanant certains prix prestigieux (meilleur documentaire suisse à Visions du Réel). Mais ce qui arriva la semaine passée n’avait sans doute même pas effleurer l’esprit de son réalisateur : le film s’est vu offrir le prestigieux prix de meilleur documentaire européen au European Film Awards. Plutôt classe pour un type qui a commencé sa carrière en jouant du trombone.
Car Manuel Von Stürler, le réalisateur, était plutôt du côté de la musique et des voyages avant de se lancer dans le cinéma. Après avoir étudié le trombone et la composition au conservatoire de Neuchâtel, il collabore avec des artistes tels Philippe Lang Group ou Malcolm Braff puis compose plusieurs musiques pour l’art scénique avant de fonder la compagnie DUO MATò, plaçant la musique au centre de la narration et du processus artistique théâtral. Quelques années plus tard, ce sera bien l’inverse que l’on retrouvera dans son premier long-métrage documentaire, Hiver Nomade où la musique se fait discrète et l’art de la captation du réel, de la nature et de la simplicité du monde sont mises au centre.
Au retour d’un long voyage avec sa femme et ses deux enfants, Manuel a appris qu’un troupeau de mille moutons avait passé devant sa maison, située pourtant en périphérie d’une concentration urbaine. L’hiver suivant, il se mit à l’affût de ce troupeau et le trouva près d’une petite ville voisine : « j’éprouvais alors, chez moi, les mêmes sensations que j’avais ressenties en voyage ». Son idée d’en faire en film est venue de cette fascination pour l’aventure de la transhumance qui lui a ouvert les yeux sur la mutation du paysage et la « los-angelisation » du Plateau suisse. Mais parlons bien, et parlons du film. A l’image de son contenu, Von Stürler a opté pour une narration linéaire simple et chronologique où ce qui lui semblait pertinent pour toucher le public était de se sentir avec les bergers, Pascal et Carole, pendant un temps donné, soit moins d'une heure et demi. Le premier est un quinquagénaire barbu, au regard perçant et éclairé, autoritaire mais pas insensible, passionné et expérimenté pour la transhumance, comprendre : faire voyager des êtres d’un endroit à un autre, avec ici donc, des moutons. Son alter-ego féminin, c’est Carole. De 25 ans sa cadette, elle conserve un caractère de force qui rejoint celui de Pascal. Le binôme humain est accompagné de 800 moutons et de trois ânes à la recherche des dernières herbes saines et vertes du pays, alors que l’hiver recouvre petit à petit les prés.
Symbole biblique
Hiver Nomade n’est pas seulement un documentaire où l’on apprend comment les bergers ont vécu, ou comment l’on guide un troupeau de 800 boules blanches et noires qui peut s’éparpiller à tous moments. Le film démontre la passion d’une personne pour un métier en voie de disparition et combien celui-ci le rend fort et en osmose avec la nature et le refus de profiter d’un habitat chaud pour la nuit. Carole et Pascal se lavent les dents dans le ruisseau, se rafraîchissent d’un savon de neige en pleine gueule et dorment à la belle étoile, sous de nombreuses couches de peau d’animaux. Le film montre aussi combien l’animal – les moutons, mais aussi les chiens et les ânes – offre une sécurité et un lien jamais artificiel avec la nature ; ou comment l’on se comprend entre espèces différentes. Puisqu’il s’agit d’un film suisse, oserait-on alors un clin d’œil un peu facile il est vrai aux ignobles campagnes de l’UDC et leur mouton noir, lorsque nous découvrons que le « chef » des autres moutons est un mouton noir ?
Mais Manuel Von Stürler n’essaie pas de passer un message politique, gouvernemental ou environnemental. Non, c’est bien plus. Il préfère offrir un souffle d’air frais au cinéma suisse, avec une qualité d’image puissante et intelligente, jamais dans la contemplation poussive, toujours dans l’état des choses, de la terre à la neige, au goudron et à la pluie. Le film fait penser parfois à Au Sud des Nuages du suisse Jean-François Amiguet, dans un éclair de souplesse dévastateur et des dialogues du pays qui apportent un sourire. Le film est un voyage qui permet, comme le dit très justement le réalisateur, de se sentir loin, tout en restant chez soi, dans un voyage initiatique, à la veille de Noël, où l'influence biblique n’est jamais très loin comme l’entend Pascal : « Il y a quelqu’un qui nous pousse à avancer et qui nous protège quelque part, j’en suis certain ». Un prélude parfait à l’hiver.