Illustration : Charlotte Stuby |
Ces deux long-métrages sortis à un mois de différence en Suisse ont chacun reçu de très bonnes critiques dans la presse internationale et européenne. Ils partent d’un même point, celui d’avoir généralement plu aux « professionnels » de torchons et de mots. Mais ce n’est pas le seul élément qui les rapproche. Les deux histoires ont quelque chose de semblable. Elles essayent chacune de reformuler un langage cinématographique qui semble épuisé depuis longtemps.
Monde sauvage
Dans Beasts of the Southern Wild par exemple, Benh Zeitlin prend le pari de se mettre à hauteur d’une petite fille de 9 ans dans le Bayou en Louisiane afin de raconter une histoire de propriété, de famille et de fin du monde, le tout entouré par le monde sauvage du sud-est des Etats-Unis. De son côté, le réalisateur portugais Miguel Gomes tente d’évoquer un passé par le truchement d’un amour perdu qui pèse encore sur la fin de vie d’une vieille dame. Ici aussi Gomes exploite des thèmes comme l’amour et la fuite au beau milieu d’une Afrique colonisée du début des années 60. Le monde sauvage se retrouve et devient ainsi le décor commun de ces deux récits.
Pour Zeitlin, le monde est en train de tomber. Mais cela n’empêche pas de se prendre la main et de danser au bord de l’eau sur une abominable fausse musique des Bayous avec des feux d’artifices aux éclats lumineux et aveuglants. La petite fille (qui joue de façon exemplaire) de mère inconnue et d’un père colérique, se bat contre le monde, la nature y compris. Et lorsque le déchaînement naturel des eaux devient un risque pour la vie des habitants du Bayou, la petite fille refuse, avec d’autres résidants, de quitter leur terre, synonyme de propriété, de royaume personnel. La petite histoire s’étire en parallèle avec une fable qui ne sert strictement à rien narrant une histoire de buffles géants qui foncent droit sur la maison de la petite Hushpuppy (c’est le nom de la fillette). Lorsque celle-ci se dresse face à eux, ils la regardent, niaisement, et retournent là d’où ils sont venus. Un aller simple vers l’inutile.
Le crocodile
Chez Gomes aussi on parle de bêtes étranges qui hantent les lieux, sauf que celles-ci ont (au moins) un rôle dans l’histoire et une responsabilité imagée intense et utile. Si l’ennemi qui rôde dans les montagnes du Mont Tabu ne se montrera jamais, le crocodile, emblème de l’union interdite, apparaît furtivement au cours du film. Séparé en deux parties respectueusement nommées « Paradis perdu » et « Paradis » (à l’inverse du film de Murnau en 1931 qui porte le même nom), le prologue implicite du film raconte la tristesse amoureuse d’un homme préférant le suicide à la souffrance : le crocodile, montré dans un unique plan, devient ainsi une personnification omniprésente de la mort, même hors-champ, comme l’est d’ailleurs montré le suicide. Mais l’image du crocodile ne se réduit pas à une métaphore limpide. Elle va changer au cours de l’histoire, évoluer, puisque plus tard, il sera l’objet qui permettra à Aurora et Gian Luca de se rapprocher. Immobile et la gueule ouverte sur la terre ferme, le reptile est rapide et dangereux sous l’eau : mieux caché, il est redoutable – comme le sera la passion charnelle extraconjugale des deux amants.
Mais Tabu dépasse ce type d’objet métaphorique fondamental et va beaucoup plus loin. Le film est un diptyque dont la deuxième partie est le passé de la première. On y raconte surtout l’histoire d’Aurora, jeune femme qui se retrouve seul servie par tout un palais au centre d’une Afrique colonisée, loin d’une culture beat qui bouillonne à des kilomètres de là. Aurora a des valets, un mari, un cadeau (le crocodile) et les amis de son mari qui joue dans un groupe de beat’n’blues. Cette seconde partie étonne par cette utilisation du film muet et du film sonore, où les dialogues n’existent pas (plus) et où les sons d’ambiance – l’eau, la jungle, la musique (diégétique) – habillent un paysage sonore d’une époque qui se veut muette… Muette, sourde ou, plus sûrement, oubliée : « Paradis » raconte les plus beaux instants de la vie de Gian Luca, dans lesquels ses souvenirs se sont gentiment évaporés et où seul des moments particuliers lui reviennent à l’esprit, et donc à l’écran. Gomes se sert ainsi parfaitement des artifices du cinéma en ne prenant que ce qu’il pense nécessaire à l’élaboration de son histoire.
Zeitlin ne dit rien, Gomes raconte tout
A la fin de son histoire, Beasts of the Southern Wild tente de faire revenir une mère qui n’existe que dans les rêves d’une gamine de 8 ans dans le but qu’elle rejoigne un père mourant dans le Bayou. La conclusion sent la mort et la tristesse, mais pourtant, c’est une nouvelle danse joyeuse et pathétique qu'entreprennent les derniers habitants. Tout le film est constamment ramené du côté d'un bonheur forcé et à la quête de héros marginaux que sont ces résidants du mauvais côté du barrage. La séquence où la petite fille et sa famille et amis sont rapatriés dans ces hôpitaux qui ont l’air d’être les mêmes que ceux qu’on trouverait si une attaque extra-terrestre avaient eu lieu sur terre, dévoile tout le pathétique du film : Zeitlin essaye de provoquer mais n’en devient que plus ridicule en voulant mettre sur un piédestal la liberté heureuse de ses personnages. Comme lors de cette séquence où Hushpuppy rencontre celle qui pourrait être sa mère mais qui, sans comprendre pourquoi, retourne vers son père mourant avec un nuggets au crocodile en guise de cadeau. Quelle conclusion !
Alors on repense au travail de Gomes, à l’idée pure et simple du diptyque réussi, à l'utilisation et au choix de la musique dans son film, à ce fameux changement de temporalité qui intervient au milieu du film, l’un des plus séduisant flashback au cinéma de ses dernières années (qui rappelle celui de Bullhead dans sa désinvolture et sa force contenue). Gomes, par le biais de cet amour perdu au fin fond de l’Afrique, réussit un discours autant artistique que politique, peignant en quelques minutes le Portugal d’aujourd’hui en invoquant la crise économique (l’argent qui disparaît, le casino), la religion (les prières du soir) et le fantôme du colonialisme personnifié par la servante de couleur qui travaille pour la riche Aurora alors dépassée par son temps et par le monde urbanisé. Gomes ne se répète jamais (contrairement à l’insistant Zeitlin) et emploie comme il le faut son décor, ses personnages et leur situation dans un milieu qui mêle le fantastique, le lyrique, le réalisme, le mélancolique ou encore la nostalgie qui est à elle seule personnifiée par Aurora, cette femme qui retrouve dans le Paradis la magie de son passé, et bien sûr celle, en filigrane, du cinéma.