Après deux chefs d’œuvre (In the Mood for Love et surtout 2046), Wong Kar-wai a décidé de s’attaquer à Ip Man, personnage fédérateur et idolâtré en Chine, et maître du wing chun, cet art martial chinois. Il aura fallu au réalisateur hongkongais six ans pour venir à bout de ce film, et de nombreuses heures de rushes balancées à la poubelle. Enfin presque, si l’on ne sort pas de la salle trop tôt…
L’histoire du film se résume en à peine deux lignes. Elle raconte l’histoire de Ip man et son apprentissage des arts martiaux des années 30 aux débuts des années 50 ainsi que sa rencontre avec une femme et son combat face à l’envahisseur japonais. C’est en somme ce qu’on appelle par chez nous une biographie filmée, un biopic. Sauf que Wong Kar-wai n’est ni Spielberg, ni Luc Besson, et que son récit se situe à des années-lumière de toute ressemblance figurée avec cette catégorie de films. Non. Wong Kar-wai est plus un peintre romantique, un écrivain lyrique, un réalisateur mélancolique dont les racines ont en commun les descendants de Friedrich ou Rimbaud, et dont la caméra et la narration voguent plutôt du côté d’un Malick asiatique, la confiture chrétienne en moins. Il est intéressant de voir d’ailleurs, dans le rapprochement entre ces deux réalisateurs contemporains, cette volonté de mettre en avant le pathos, l’amour perdu et la mélancolie dans tous ses états, jusqu’à oser une séquence où les deux personnages principaux se retrouvent à une table et discutent, la larme à l'oeil, pour mettre fin à tout espoir de relation possible entre eux.
Il faut attendre une bonne quinzaine de minutes pour reprendre sa respiration après l’ouverture dantesque de The Grandmaster. Histoire de rassurer rapidement le spectateur, c’est à une impressionnante scène de combat sous la pluie que Wong confie son film aux yeux du public, une fois passé l’étonnant et très pictural générique. Esthétiquement bluffant, la séquence met de côté les couleurs vives, pour se concentrer sur une aquarelle noire et grise, mais qui n’a jamais l’air d’être du noir et blanc. Le montage, extrêmement étudié (on dirait que les goutes d’eau tombent à des moments réfléchis), donne un mouvement tout à fait unique à la scène. Si le travail du chef opérateur français impressionne, il faut aussi rendre la pareille au monteur son, qui apporte une cohésion tout à fait exceptionnelle à l’ensemble de ces plans. Jamais barbant, les combats vont se suivre tout au long du film sans jamais devenir pédant. Ils notent à chaque fois la volonté première du réalisateur : je vais vous parler d’un type et de son talent. Le reste n’est que du décor.
Once upon a time in Kung Fu…
Mais attention, « décor » n’est pas péjoratif. Au contraire, là est l’originalité du film. Car si les scènes de combats sont esthétiquement renversantes, le reste du film se divise entre une sorte d’Il était une fois en Amérique version chinoise, dévouée au kung fu. Comme dans le chef d’œuvre de Sergio Leone, il est question d’époques, de transissions, de transmission, de relation impossible, et d’opium. Wong ira même jusqu’à reprendre une des compositions d'Ennio Morricone. Le récit se décline en différentes parties, avec un découpage très discret portant le nom des saisons sur une photographie à chaque fois différente où l’on retrouve Ip Man avec un groupe de personnes qu’il aura initié. C’est surtout la saison de l’hiver qui intéresse Wong Kar-wai, et le déclin d’une gloire. Malgré ce découpage, il reste difficile de quadriller un film aussi danse et qui peut difficilement se lire comme quatre parties distinctes. Bien au contraire, il semble que le réalisateur tente à tout prix d’éviter ce type de synthèse, préférant revenir lorsqu’on s’y attend le moins, sur un moment décisif d’une période sur laquelle le film est déjà passé.
Cette volonté se retrouve dans la façon dont le cinéaste cadre ses sujets : durant toute la première heure, les plans d’ensemble et extérieurs sont rarissimes, comme si il fallait empêcher le plus possible de laisser le regard du spectateur aller au-delà de ses personnages : ce qui importe c’est l’humain et comment l’art du kung fu est montré et exploré à travers les protagonistes. Il faut d’ailleurs attendre une cérémonie grandiloquente d’un enterrement pour voir des espaces, un lac et de la neige tomber sur la plaine. Une heure du film est alors déjà écoulée.
Une histoire de cadrage
Alors oui, le film raconte peu, montre beaucoup, et il faut avoir une certaine connaissance de l’histoire chinoise pour comprendre ce qu’il s'y passe. Mais même sans ça, The Grandmaster explore la perfection du geste, l’illusion amoureuse, l’ode à la femme et la fatalité du temps qui passe. Au fil des époques, la construction du cadre change, signifiant l’avancée du temps et des modes. Le plus bel exemple est celui de ce portait de l’actrice Zhang Ziyi qui, avec un mouvement arrière, laisse entrer dans le cadre une trentaine de visages de femmes derrière elle qui regarde dans la direction opposée. C’est feutré, la chaleur des corps mis ensemble a quelque chose d’apaisant. On est en 1930. Vingt ans plus tard, lorsque Ip Man arrive à Hong Kong, on lui offre le gîte dans une petite piaule humide. Le personnage est sur-cadré, on le voit à peine. A travers une fenêtre cassée, il quitte petit à petit la centralité du champ et bientôt de l’œuvre. On est en 1950. L’histoire bascule pour ne laisser que la transmission consciente du Grand Maître à travers une dernière photographie... en noir et blanc.
Une histoire de cadrage
Alors oui, le film raconte peu, montre beaucoup, et il faut avoir une certaine connaissance de l’histoire chinoise pour comprendre ce qu’il s'y passe. Mais même sans ça, The Grandmaster explore la perfection du geste, l’illusion amoureuse, l’ode à la femme et la fatalité du temps qui passe. Au fil des époques, la construction du cadre change, signifiant l’avancée du temps et des modes. Le plus bel exemple est celui de ce portait de l’actrice Zhang Ziyi qui, avec un mouvement arrière, laisse entrer dans le cadre une trentaine de visages de femmes derrière elle qui regarde dans la direction opposée. C’est feutré, la chaleur des corps mis ensemble a quelque chose d’apaisant. On est en 1930. Vingt ans plus tard, lorsque Ip Man arrive à Hong Kong, on lui offre le gîte dans une petite piaule humide. Le personnage est sur-cadré, on le voit à peine. A travers une fenêtre cassée, il quitte petit à petit la centralité du champ et bientôt de l’œuvre. On est en 1950. L’histoire bascule pour ne laisser que la transmission consciente du Grand Maître à travers une dernière photographie... en noir et blanc.