Illustration: Enrico Boccioletti |
Vaghe Stelle, Lorenzo Senni, Dracula Lewis, ... Jusque chez nous, se fait connaître une nouvelle scène italienne hors des circuits habituels, finissant par se trouver peut-être à la pointe de la musique actuelle. Retour sur une approche spécifique de la culture teintée de trash love.
Les approches culturalistes, consistant à naturaliser une pratique culturelle en fonction de l’origine de son producteur, nous ont toujours semblé peu pertinentes, si ce n’est proches d’une forme de racisme. Loin de nous l’idée d’écrire ici une version musicale et contemporaine d’un livre à la Mme de Staël. Pour autant, il semblerait bien qu’il se passe quelque chose de spécifique dans le monde musical du pays de Balotelli et Ruby. Si les déterminismes et les généralisations représentent des analyses réductrices, il faut néanmoins affirmer que le champ musical est traversé par différents styles qui se cristallisent autour de paroisse, d’évêché, de cathédrale dans ce qu’on dénomme des scènes. A l’heure de l’internet, ces scènes peuvent bien sûr se constituer en dehors de tout point commun géographique via un label ou un réseau spécifique. Il n’empêche que la communauté spatiale reste un facteur fort pour la cristallisation d’une scène. C’est bien le cas avec l’Italie, les différents musiciens se côtoyant souvent dans les mêmes villes, les mêmes soirées ou encore via des labels (Hundebiss). Cette qualification de scène ne signifie pas qu’il s’y développe un son homogène, mais plutôt que les différentes musiques y sont traversées d’une effervescence commune. Cette dernière s'observe l'éclosion de formation d'un soir et dans l'impressionnant nombre de collaboration, que ce soit entre musiciens ou entre art contemporain et musique. Les galeries organisent ainsi énormément de concert, autant de moments renforçant la cohésion et les échanges propres à cette scène.
Le fait qu’une scène intéressante vienne d’Italie affiche déjà son originalité, les discussions habituelles étant plutôt de débattre de quelle côte ou de quelle ville américaines provient telle scène, même l’Angleterre ou à la rigueur l’Allemagne faisant désormais figure d’exception. L’histoire de la culture contemporaine italienne pourrait se résumer à une forme de hors champ. Malgré une place importante, tant au niveau financier (surtout avec Milan et Turin) qu’à celui des institutions (Biennale de Venise, Salon del Mobile et Fashion Week Milanaise), il y a toujours cette impression que l’Italie reste en dehors des circuits dominants formés autour de l’axe New York-Londres-Paris-Berlin. En résulte une population qui pense des fois moins à se juger et plus à bien vivre ensemble. Le genre musical qu’on associe directement à ce pays corrobore ces impressions. L’italo disco n’est-elle pas une expression presque exotique par son mélange de sincérité émotionnelle et d’extravagance kitsch ? Domina, O’gar, Bagarre sont autant d’exemple d’une musique déconcertante par sa capacité à se donner dans un élan de générosité qui passe par une forme de premier degré. Ce mélange entre d’un côté une force émotionnelle et de l’autre une forme naïve renvoie à la catégorie Trash Love, le love pour la candeur, le trash non pas comme quelque chose de dur mais pour le style empruntant des sons retrouvés au milieu des ordures, l’usage de produits pauvres (Arte Povera).
Si les musiciens italiens actuels peuvent eux aussi être compris dans une démarche Trash Love, c’est par leur mélange de simplicité candide et leur passion pour des matières sonores abruptes. Une forme de conception minutieuse qui se donne avec une ferveur adolescente. Une ambiance sombre mais câline une fois qu’on s’est laissé plonger dedans. S’il fallait trouver un point commun à Lorenzo Senni, Dracula Lewis et Vaghe Stelle, ce serait dans leur propension à creuser dans les différents styles musicaux pour en ressortir les intestins. Un peu à l’instar de la démarche quasi prophétique ici d’Ital, il s’agit d’une forme de musique ontique, un plongeon dans l’être même des différents styles musicaux, en les dépouillant de tous leurs oripeaux pour ne laisser plus subsister que la pureté sonore et rythmique. Le disque emblématique de cette démarche reste QUANTUM JELLY de Lorenzo Senni. La trance se voit dénudée de ses atours les plus pop, de tout ce qui scintille pour ne laisser entendre que les sons les plus étranges, beaux dans leur dénuement. C’est comme si lors d’une fête tes oreilles explosaient sous le coup de basses barbares et que soudain dans une épiphanie tu n’entendais plus que les scintillements nichés comme dans un rêve. QUANTUM JELLY déconstruit la trance pour mieux en révéler les secrètes beautés. L’autre projet de Lorenzo Senni, Stargate, explore quant à lui un son beaucoup plus lascif, aux confluents du R’N’B’ et de ce que l’on appelle vaporwave, une musique planante et sensuelle emprise de musique publicitaire. On retrouve l’influence trance mais ici dans un rythme ralenti. Le résultat surprend une fois de plus de par son côté irréel, mais aussi par sa fluidité, rendu possible par le fait que les genres musicaux ici explorés ne sont pas traités comme des prétextes d’expérience mais toujours comme des objets d’amour.
D’autres artistes comme James Ferraro ou Dean Blunt sont présents sur le même label que Stargate : Hundebiss. Derrière celui-ci, on retrouve le projet musical Dracula Lewis. Ici la sensualité prend des formes plus agressives avec une musique où le synthé tape et l’agressivité hésite entre rap et punk. Dans "Permafrost", difficile de se tenir à couvert face à une violence qui permet à la musique de s’échapper de toute forme d’ambient en retrouvant une force physique. Le son robotique et les nappes publicitaires se lèvent de leur torpeur pour faire résonner leur cris. Enfin, chez Vaghe Stelle, signé sur Danse Noire, on retrouve cet appétit pour la musique club qui consiste à la digérer pour mieux la faire sortir de ses rails. L’Ep OUT OF BODY se donne à entendre comme un son club rendu plus incisif et comme retourné par l’usage de lames répétitives ("Out of body sex expérience"). La matière sonore faite de nappes proche de registres à nouveau pauvres comme la trance ou de sons vaporeux se voit magnifiée par des montées épiques ou des collages mystérieux ("The Sure Thing", "Video Game Paraphernalia"). On pense ici au travail de Fatima Al Qadiri ou à Ngunzunguzu. Cette scène italienne, vue de l’extérieur grâce à quelques concerts glanés, n’a pour l’instant cessé de nous séduire et de nous surprendre. Cet article n’en aborde qu’une facette avec ces 4 formations. On est bien décidé à en découvrir d’autres encore.
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