Illustration: Shelby Duncan pour SOMA Magazine (extrait) |
Dans le flux des musiques mondiales, l’Afghanistan semblait bien placé, niché au confluent des musiques indiennes et iraniennes, aussi influentes historiquement qu’actuellement. Mais tout échange fut bouché par la guerre puis les talibans. Aujourd’hui, il est temps de rouvrir les vannes. C’est ce à quoi s’attelle Focus en organisant les Afghan Rock Nights.
Le credo de la rubrique A Mort la World Music consiste à refuser tout nationalisme et néocolonialisme dans la façon d’appréhender les musiques non-occidentales ou liées à des folklores, en refusant toute forme de hiérarchie notamment en terme de modernité. La musique mondiale est autant locale qu’en permanent transit. Le projet de Focus rencontre totalement ces intérêts dans sa volonté d’ouvrir les flux et de favoriser les dialogues horizontaux. Ce d’autant plus que pour son dernier son projet, il s’agit d’un pays aussi marginalisé que l’Afghanistan. Malgré une musique traditionnelle riche et sa situation entre l’Inde et l’Iran, on ne semble plus recevoir de signal de ce pays. Lorsqu’on consulte la liste de labels spécialistes en musique hors circuits habituels, comme Sublime Frequencies, il est presque impossible de trouver des compilations ou des artistes venants d’Afghanistan, mis à part certaines perles comme ce titre de pop usant d’Auto-Tune (déniché par Fatima Al Qadiri pour Global Wav). Cela, on peut le comprendre. Depuis les années 80, le pays est touché par des guerres civiles violentes. La prise de pouvoir des talibans en 1997 entraina une censure de toute forme de musique. Puis le 11 septembre vint apporter un nouveau voile sur ce pays, médiatiquement perçu uniquement à travers des clichés de violences et d’intégrisme.
On ne peut donc que saluer l’initiative de Focus de vouloir faire connaître une autre mélodie que cette rengaine avec la venue de deux groupes pour quatre concerts en Suisse. Que ces formations et le projet des Afghan Rock Nights cherchent à exprimer une autre facette de l’Afghanistan, plus créatrice, plus jeune et plus ouverte, ne signifie pas que la situation étouffante du pays disparaisse pour autant de l'arrière plan de ces groupes. Ce qu’il s’agit de dépasser, c’est la dualité guerriers/victimes par une expression d’espoir (également reconnue par la FIFA qui vient de décerner le prix du fair-play à la sélection afghane de football). Le poids du pays se lit dans les nombreux points communs entre les deux artistes présentés par Focus : White Page et Ariana Delawari. Tout deux mettent en avant leurs origines et tiennent à s’exprimer dessus, réclamant la paix et luttant contre toute forme de retour des talibans, que ce soit en posant avec des slogans ou en parlant du besoin de paix pour le pays. Le nom "White Page" a été choisi pour signifier le besoin d’une page blanche pour l’Afghanistan. Dans les deux formations, cette identité afghane se fait assez discrètement entendre sur les titres. On entend seulement quelques passages hybrides où certains rythmes traditionnels sont repris, grâce notamment à des instruments comme le tabla ou le rahab.
Au delà de ce rapport à la musique classique afghane, l’autre dimension de cette hybridité se situe dans l’influence forte de la musique américaine, dont l’impact est tout sauf étonnant étant donné la présence des États-Unis dans l’Afghanistan de l’après 11 septembre. L'Amérique et sa culture, symboles à la fois de libération et d’occupation, ne sont pas abordés de manière spécialement critique par les deux formations qui s’approprient la musique américaine sans trouver à y redire. C’est néanmoins dans la façon de se positionner face à cette culture que les deux groupes diffèrent, notamment musicalement. White Page joue du hard rock avec un respect total pour les règles du genre. Les musiciens avouent leur admiration pour Metallica et leur envie de réussir à faire la même chose. On peut s’étonner de la capacité d’un genre aussi révolu que le hard rock à jouir encore d’un tel prestige, et ce de manière récurrente, on pense notamment aux Chats Persans pour l’Iran. Il y a peut-être dans cette musique quelque chose de jubilatoire dans son coté premier degré. Elle peut également jouer un rôle contestataire quand la reprise d’un style occidental peut symboliser soit le refus du contrôle de la censure, soit l’accès à ce qui était avant interdit. Il n’empêche que des formations comme White Page, malgré leur candeur, pâtissent de la part de naïveté d’une telle reprise trop formelle d’un style occidental, qu’il ne s’agit pas de leur reprocher étant donné leurs expériences directes du cloisonnement. Les lives et la potentielle plus grande hybridation de leur son pourraient nous donner tord sur ce point. De son côté, Ariana Delawari occupe une place plus réflexive car étant le fait d’un plus fort recul: celle de l’exil. Vivant et ayant étudié à Los Angeles, elle a ainsi un accès direct à la culture américaine, cette dernière perdant son aspect mythique. Ariana Delawari n’a rien des outsiders candides de White Page. Elle réalise des documentaires primés dans des festivals, son album est mixé par David Lynch,… C’est peut-être grâce à cela qu’elle adopte une position moins neutre sur l’Afghanistan, en prenant plus fortement position politiquement : elle nomme ainsi son album, LION OF PANJSHIR en hommage au Commandant Massoud. Musicalement, ses chansons sont proches du folk psychédélique, portées par une très belle voix à même de donner une force émotionnelle aux textes militants, et de façon encore plus poignante lorsqu'ils sont chantés en Dari. Ainsi, l’exil n’implique pas ici une distance tant on sent l’immersion sans retenue d’Ariana Delawari dans le sens qu’elle donne à ce qu’elle chante face à son pays d’origine, immersion d’autant plus forte qu’elle est retournée en Afghanistan à la rencontre de sa famille et des musiciens locaux pour enregistrer son album. Pour apercevoir et écouter ces éclats d’un pays brisé mais bien vivant, voici la liste des concerts organisés par Focus :
Afghan Rock Nights, avec White Page et Ariana Delawari
10.01.14 Reitschule, Bern
11.01.14 Rote Fabrik, Zürich
17.01.14 Case à chocs, Neuchâtel
18.01.14 Rocking-chair, Vevey
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