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23 janv. 2014

Black Movie et le cinéma indépendant : interview de Bastian Meiresonne

Illustration : Syndromes and Century d'Apichatpong Weerasethakul
Il n'est pas toujours aisé de parcourir le programme d'un festival comme le Black Movie où la quantité de films oblige le néophyte cinéphile à faire des choix hasardeux. Cette année, plus de 125 films sont programmés dans le très indépendant Festival genevois où les films de Tsai Ming-Liang, Takashi Miike, Hong Sang-soo, Jia Zhang-Ke, Johnnie To et Amat Escalante se côtoient. Afin de se frayer un chemin, rencontre avec un grand habitué du Festival, Bastian Meiresonne, journaliste, critique et spécialiste du cinéma asiatique et faisant intégralement partie de la petite famille du Festival Black Movie. Discussions rétrospectives sur le cinéma asiatique, les sections de l'édition 2014, le film indépendant, sa valeur et son mode de vie.



Bastian, cela fait 8 ans que tu viens au Black Movie présenter des films et en discuter. Est-ce à chaque fois un plaisir pour toi de revenir à Genève ?
Absolument pas, c’est une torture ! J’aimerais être là en tant que spectateur, passé de films en films, aller aux soirées et au lieu de ça, je suis obligé de bosser, trimer ! (éclat de rires) Non bien sûr, c’est un énorme plaisir, c’est une bulle d’air fraiche et le meilleur moyen de commencer une année après les fêtes. Ce festival me tient extrêmement à cœur, aussi bien par les membres de l’équipe qui sont pour moi une seconde famille que par rapport au festival en lui même qui est l’un des plus en plus rares à promouvoir un cinéma véritablement indépendant que l’on a le moins en moins de chance de voir nulle part ailleurs.


Quelle est l’originalité de ce festival par rapport à d’autres festivals de films que tu fréquentes ?
Ce qu’on peut voir de plus en plus souvent en France c’est la disparition des festivals suite à des coupes budgétaires drastiques et la mainmise de grands groupes pour régir ces festivals, des gens multi-fonctions qui ne connaissent pas forcément ce qu’ils programment. Ils ont une vue d’ensemble, mais ça ne va pas chercher très loin et ce n’est pas très respectueux pour le spectateur. Alors qu’à Black Movie, il y a un véritable travail effectué sur l’année par une équipe de passionnés. Les deux directrices, Kate et Maria, savent de quoi elles parlent, vivent pour ce qu’elles défendent et se tiennent au courant de l'actualité du cinéma indépendant et assurent également un suivi, avec la section « A Suivre » du festival. Ce sont des défricheurs, elles se déplacent dans d’autres pays pour voir ce qu’il s’y passe, elles vont voir les gens sur place, ce qui est évidemment primordial pour chercher des choses plus indépendantes, qui ont un véritable point de vue. Et tout ça, c’est vraiment de plus en plus rare.


Quels sont les grands moments que tu retiens de toutes ces années au Festival Black Movie ?
On reparle souvent du temple que nous avions investi il y a quelques années. C’était Kate et Antoine [ndlr : la co-directrice et le responsable presse du festival] qui avaient eu l’idée de faire une fête dans un authentique temple qui était louée au festival pour organiser les nuits blanches. On passait nos nuits là et c’était juste extraordinaire et complètement décalé. Ensuite, plus personnellement, ça va être des rencontres avec des réalisateurs comme par exemple Tsai Ming-Liang. On avait pris un tram pour aller dans un cinéma à l’autre bout de la ville, et on est arrivé un peu en avance pour voir la fin de son film et il y avait Lee Kang-sheng qui était au premier rang, Tsai Ming-Liang au deuxième et moi au troisième. Alors je regardais Tsai Ming-Liang, qui regardait son acteur fétiche Lee, qui se regardait à l’écran et c’était une espèce de mise en abîme complète. Et puis surtout Tsai Ming-Liang qui regardait avec une telle tendresse son acteur. C’est au-delà de l’amour, ce lien extrêmement unique qui les unit. Il y a aussi Jia Zhangke qui arrive au Spoutnik et qui s’écrie que c’est le plus beau cinéma du monde. Et plein de choses plus personnelles que j’ai vécues avec certains membres de l’équipe, et c’est pour ça que je suis donc encore là, et aussi avec certains réalisateurs comme Kim Kyung-Mook l’année dernière, c’était comme si on se connaissait depuis toujours et un lien très fort s’est créé entre nous.


Que penses-tu de la sélection "Happy Birthday" qui propose 15 films qui ont marqué les 15 ans de Black Movie ?
Je trouve la sélection extrêmement belle. Je suis très très très content qu’il y ait un film comme SYNDROMS AND A CENTURY et aussi MEMORIES OF MURDER qui comporte pour moi l’un des plans qui m’a le plus marqué de l’histoire du cinéma, de tout ce que j’ai pu voir. LAST LIFE IN THE UNIVERSE,est quelque chose de plus léger, de plus frais, mais je suis content qu’il y ait toute une génération pour le redécouvrir.


Dans la section "Le choix des maîtres", quel(s) film(s) retiens-tu ? Et pourquoi ?
Le gros coup de cœur c’est AGRARIAN UTOPIA, parce qu’encore une fois c’est un réalisateur que je suis depuis ses débuts. Il a fait des documentaires, puis un long qui est un ensemble de petits documentaires MYSTERY FROM THE NORTH, que j’avais passé il y a des années dans un Festival de films à Lyon, et j’avais été transporté ailleurs. J’ai ensuite eu la chance de rencontrer le réalisateur Uruphong Raksasad par le biais d’e-mails puisque j’avais édité un ouvrage sur le cinéma thailandais, et il m’a envoyé un texte dans un très mauvais anglais où il s’est excusé mille fois, et qui est juste une beauté sur une page et demie sidérante avec une petite fleure qui pousse au milieu du bitume, qui veut tout dire. Quand j’ai vu AGRARIAN UTOPIA, ce film m’a marqué, mais il n’a malheureusement pas connu le succès qu’il aurait du avoir, et j’étais un peu malheureux. Du coup, je suis extrêmement heureux de le voir ressurgir, en plus c’est Pen-Ek Ratanaruang qui fait la sélection [ndlr : il s’agit d’une carte blanche], très grand réalisateur thaïlandais reconnu, je n’aurais d’ailleurs jamais pensé qu’il choisisse un tel film, et ça a très bien fonctionné auprès du public ! Et il y aussi MRS BUA’S CARPET de Duong Mong Thu, qui est un autre de mes très bons souvenirs, qui est d’une gentillesse et d’une sensibilité folle. Ce film est une sacrée claque dans ma tronche en fait.


Quel film retiens-tu de la sélection "Prix de la Critique" ?
Il y a ce film de Zhang Lu (SCENERY) qui est un film extrêmement exigeant, c’est une série de portraits d’une douzaine de travailleurs immigrés en Corée du Sud que l’on suit dans le quotidien de leur boulot, pas toujours évident. C’est très lent, contemplatif, il faut vraiment rentrer dedans et adhérer au style du réalisateur. C’est un réalisateur que j’aime beaucoup, il avait dit qu’il arrêtait le cinéma. Mais le cinéma ne le lâche pas... C’est une parfaite continuité de ce qu’il faisait en fiction et il a une sensibilité qui me parle. C’est très personnel. J’ai grandi avec du cinéma japonais classique, puis j’ai cherché le côté spectaculaire quand j’étais ado et tout d’un coup je suis tombé dans ce cinéma d’auteur grâce à des festivals qui m’ont ouvert les yeux et apporté cette éducation à l’image, et à m’interroger. Maintenant, enfin, je prends le temps et je contemple. SCENERY réussit donc ça. La caméra caresse ces gens et fait ressortir le meilleur d’eux. C’est ça que j’aime aujourd’hui : filmer la sensibilité des gens, l’aura qui les entoure.


La section "Flirts avec le fantastique" comporte 6 films asiatiques. Y’a-t-il une thématique récurrente autour du fantastique ces dernières années dans le cinéma asiatique ?
C’est toujours très délicat le fantastique asiatique, ça n’a rien à avoir avec le fantastique à l’occidentale. Après c’est très difficile de généraliser. Il y a des pays où le fantastique est complètement interdit comme en Chine. Mais en général, le fantastique est un genre extrêmement populaire, qui s’adresse à tout âge, qui est au top des box-office chaque année, mais ce sont surtout des comédies d’horreur : on va rire avec du fantastique et de l’horreur, parce qu’il y a beaucoup de croyances dans ces pays, et il faut faire attention. Ce que propose Black Movie est quelque chose de foncièrement différent, ce sont des auteurs reconnus internationalement comme Brillante Mendoza, Chung Mong-Hong (SOUL), plus connu avec leurs films d’auteur qui tout d’un coup, s’intéressent aux films fantastiques, et là ça devient intéressant. Dans SOUL et SAPI il y a la thématique de la possession, c’est très présent dans ces sociétés là qui connaissent de vrais cas de possession. R100, RIGOR MORTIS, WHY DON’T YOU PLAY IN HELL sont plus des farces fantastiques, surréalistes. Ca montre beaucoup plus la diversité de ce cinéma là et de la définition même du fantastique.


Le Black Movie fait cette année une carte blanche pour le Beijing International Film Festival. Comment analyses-tu cette défense du cinéma asiatique - aujourd’hui chinoise - par le festival genevois ?
Le festival a énormément évolué vers des pays asiatiques avec une très forte présence de ce cinéma là. Ca fait plusieurs fois que le Black Movie met en avant le cinéma indépendant chinois qui vont aspirer à une liberté d’expression pas toujours présente. Il y a quelques années, il y avait un lieu éphémère où l’on passait des documentaires indépendants chinois, et le focus de cette année au BIFF est une preuve d’un engagement fort de la notion d’indépendance que véhicule le Black Movie.


A TOUCH OF SIN de Jia Zhangke était présenté en avant-première suisse au Black Movie. Que penses-tu de son prix à Cannes et peux-tu nous parler du scénario du film ?
Tout est déjà joué d’avance au Festival de Cannes et tout était fait pour que La Vie d'Adèle gagne le prix. A TOUCH OF SIN était l’un des favoris et n'a reçu qu'un lot de consolations. Le réalisateur ne nous avait pas du tout habitué à ça visuellement, et il faut savoir qu’il y a un vrai travail d’écriture à la base. Il y a deux aspects extrêmement intéressants, tout d’abord le côté personnel car une des histoires se passe dans la région natale de Jia Zhangke, et c’est une histoire qu’il avait envie de raconter depuis très longtemps. Il a enfin trouvé l’angle voulu [ndlr : l'histoire du mineur]. D’autre part, pour l’écriture de ces histoires qui étaient au nombre de huit à l’origine, il s’est inspiré d’un ouvrage classique extrêmement connu en Chine très vieux, en 30 volumes, qui retrace toute l’histoire de la construction de l’empire chinois. On peut donc dire que A TOUCH OF SIN est un film d’art martiaux mais de l’époque moderne, où justement le personnage du mineur, qui peut s’apparenter à un renégat, renvoie directement au renégat de l’époque féodale décrite dans cet ouvrage historique. On peut appliquer toutes les situations par rapport à l’histoire du pays : les Seigneurs sont remplacés par les patrons d’aujourd’hui par exemple. C’est une adaptation moderne de ce récit, un vrai tour de force, et il y a donc bien un réel travail au niveau de l’écriture, du scénario. Mais même sans ça, tu n’as pas besoin d’avoir toutes ces connaissances pour t’approprier le film. C'est tout là sa grande qualité !


Quel film conseilles-tu pour le dernier week-end de ce Black Movie 2014 ?
OUR SUNHI de Hong Sang-soo parce qu’il raconte pour la 15e fois exactement la même histoire avec les mêmes personnages et une même situation en terrain connu, et il réussit à te convaincre une nouvelle fois. C’est son meilleur depuis quelques années, il est très irrégulier. Il est abordable pour ceux qui ne connaîtraient pas le réalisateur, et tout à fait appréciable pour ceux qui le connaîtrait déjà. Pas le coup de cœur, mais un joli petit bonbon que tu peux sucer pendant longtemps !