Illustration: Richard Kern, The Manhattan Love Suicides: Thrust in Me" (screeshot), 1985 |
L'art et la déviance à Berlin: en trois étapes et bien plus d'expositions, nous aborderons la thématique de la déviance dans l'art sous des formes diverses, entre avant-garde, performances, transgression, fun et expérimentations. A l'heure du mouvement Occupy, on s'interroge: que peut donc bien faire l'art pour le monde, alors que les prix des œuvres flambent? A peine un mois avant la nouvelle Biennale de Berlin, le centre d'art KW (Kunst Werke) lance les hostilités avec du cinéma et la scène transgressive new-yorkaise.
Le KW reste une étape incontournable dans une ville d'institutions (Gropius Bau, Haus der Kulturen der Welt, Daimler, Guggenheim, etc.) et d'attrapes-vie. On se souvient notamment de Petri Halilaj, Richard Serra mais aussi des expositions collectives aux thématiques fortes (politique, post-Fukushima, le renouveau artistique polonais). L'institut du Mitte organise en outre une Biennale de Berlin qui s'est radicalisée au fil des éditions. Cette septième édition est en effet curatée pour le coup par le très engagé Tomas Rafa, nouvelle égérie du reportage des mouvements post-altermondialistes. "Art covers politics" est le slogan. Les outils? De l'art et du non art, des perspectives sur les nouvelles façons de s'engager, de polémiquer, de faire réfléchir. Du 27 avril au 1er juillet, cette biennale s'annonce explosive et devrait prendre toute sa signification quand s'ébroueront les deux énormes foires d'art contemporain en juin (Art Basel et la documenta de Kassel). La déviance n'attend cependant pas cet événement: en parcourant différents lieux de la ville, rarement aurons-nous senti cette récurrence anti-conformiste, anti-constitutionnelle ou simplement punk.
Le gros doigt d'honneur est ainsi notre première étape: au KW, "You Killed Me First" s'établit comme la première exposition sur le cinéma de transgression. Il y a évidement peu à redire dans un Kunst Werke complètement décoré pour l'occasion pour ainsi devenir un motel de dark rooms bruitistes, sales et barrées. A l'entrée, le statement interpelle, forcément: "We propose ... that any film which doesn’t shock isn’t worth looking at. ... We propose to go beyond all limits set or prescribed by taste, morality or any other traditional value system shackling the minds of men. ... There will be blood, shame, pain and ecstasy, the likes of which no one has yet imagined.“ Dans un Lower East Side dont personne ne voulait dans le New York des années 70, émerge une scène cinématographique improbable autour de Nick Zedd (auteur des mots ci-dessus). En collision avec des normes que s'acharne à propager l'écure politique de Reagan, ce cinéma transgressif s'entoure de futurs grands noms (Lydia Lunch, Richard Kern, Karen Finley), jouant les uns pour les autres comme des Monty Pythons cramés, se permettant absolument tout, des veines coupées aux bras arrachés, en passant par l'éjaculation post-mortem ou l'homicide en plein repas de famille. Le tout est volontairement mal coupé mais garde toute sa substance 40 ans plus tard: qui pourrait se permettre cela aujourd'hui, alors que Jan Kounen s'est retrouvé évincé des Infidèles et que les kids préfèrent écouter Skrillex sur leur iPhone? A propos de musique, celle-ci n'est non plus pas ridicule dans l'exposition "You Killed Me First": qui de Sonic Youth, The Dream Syndicate, Claude Debussy, Swans, Wideblood, Hendrix, ou de J.G. Thirlwell, rien n'est à proscrire.
De la déviance, "You Killed Me First" semble même s'en foutre, dans une partie d’épate nihiliste. Outre l'entrée "Death Valley' 69", Richard Kern sert le vice dans la première grande salle, avec le diptyque de Manhattan Love Suicide, "Stray Dogs" - sympathique ballade entre un artiste et son fan lubrique (à voir en haut de l'article) - et "Trust in Me" - dans la peau d'un punk pas content.Tessa Hugues-Freeland joue elle avec les codes d'un cinéma fantasmatique sur l'incroyable "Nymphomania" où Peter Pan règle son compte à la nymphe. C'est souvent gratuit, mais cette partie de jambes en l'air grotesque sur fond de Debussy rappelle les horreurs musicales de Sid Vicious une quinzaine d'année auparavant avec son sommet "My Way". Ici, nous sommes en 1993 donc, mais le choc visuel nous catapulte en 1950. Jeu stylistique donc, de références et de violence dépassant son cadre purement transgressif. Si au deuxième étage, "I Hate you Now" reprend les ébats: de retour à Manhattan, Kern la caméra à l'épaule, on assiste à une séance d'haltères sur fond de drapeau américain et de graffiti "I owe you noting", de repassage barjot et d'un punk à l’œil droit pas content. Les retrouvailles entre blonde au foyer et conjoint dépassent le nihilisme non-sensique présent dans "Trust in Me". Reste que ce sont les haltères qui auront le dernier mot. Ces quelques films ne sont que le début d'une sacrée embardée sur quatre étages et 28 films, où naturellement c'est le film éponyme "You Killed Me First" qui concentrera le plus de spectateurs (une emo pas contente tue ses parents et sa sœur). Aux côtés de Kern, Zedd et Hugues-Freeland, les réalisateurs David Wojnarowicz, Tommy Turner, Casandra Stark, David Rutsala et Phil Zwickler ne sont pas à négliger
Cette somme - manifeste dépasse ainsi le cadre du simple cinéma underground pour s’immiscer dans la grande histoire du cinéma, citant autant Hitchcock que les vidéos de propagande islamistes. Aujourd'hui, Richard Kern photographie Sasha Grey et une belle palette de petits minous tout en étant à l'honneur d'un DVD monographique "Hardcore Extended" (vous retrouverez les courts-métrages évoqués ici et présents ci-dessous en piètre qualité). Tessa Hugues-Freeland produit elle encore des films à l'heure actuelle; Nick Zedd officie maintenant dans le proto-documentaire ("Blank City" en 2011 avec Jim Jarmush, Deborah Harry et l'incroyable Steve Buscemi). Les descendants sont multiples: Hamony Korine forcément ou encore Terry Richardson, quasi-contemporains d'une Hugues-Freeland, mais aussi un Nicolas Méndez clippeur d'El Guincho dans le clip à succès "Bombay" en 2010 et pas mal de réalisateurs dont on ne saura jamais le nom. La future Biennale de Berlin invite des dans le champ artistique des "non-artistes": l'embourgeoisement et la reconnaissance, c'est bien ce que combattaient tant l'avant-garde que le punk semble-t-il…