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26 nov. 2013

TANKINO : Black Movie 2014

Illustration : Black Movie 2014 poster
"Bandes déchirées, films qui déchirent". Tel est le sous-titre de la 15e édition du Festival Black Movie qui aura lieu du 17 au 26 janvier 2014 à Genève. Cette accroche en décasyllabe vient souligner ce que le visuel de l'affiche dévoile. Une femme, cadrée en plan poitrine (enfin presque), s'exhibe devant le caméraman. Mais son visage est brisé, déchiré par le titre du festival pour laquelle elle pose. L'affiche de l'événement, créée par les graphistes genevois Neo Neo, promet à nouveau une programmation libre et sans limites, où le cinéma indépendant mondiale est au coeur des objectifs fixés par une ligne artistique forte. Cette 15e édition sera marquée non seulement par 15 des plus beaux films que le festival a montrés (souvent en avant-première suisse ou européenne) à son public depuis 1999, et par la réception de 5 réalisateurs fidèles venus pour programmer les premiers pas de jeunes cinéastes auxquels ils croient. Pendant 10 jours, Black Movie arrache une centaine de films du brouillard, qui seront projetés au Grütli et à l'Usine, dans le si parfait cinéma du Spoutnik. Programmation complète dévoilée début janvier sur le site Internet du festival.

24 nov. 2013

Die Kleinen und die Bösen : dimensions des scènes musicales

Illustration: Red Flag Rave Party, 31 dicembre 1991




Pierre Raboud, collaborateur de Think Tank, organise dans le cadre de sa thèse académique une journée de recherche sur la notion de "scène". "Die Kleinen und die Bösen" : dimensions des scènes musicales mettra en perspective cette notion capitale dans la construction identitaire d'un genre ou d'un mouvement musical (intrin– et extrinsèque). Se succéderont de nombreux chercheurs avec comme sujets les scènes slam, le hip hop britannique, la scène techno undeground des années 1990, entre autres. Ca se passe mardi 26 novembre dès 13h15 au bâtiment Géopolis, salle n° 4799 (Université de Lausanne). L'entrée est évidemment libre que vous soyez étudiant ou non.

En tant qu’unité de description et d’analyse, la « scène » se retrouve de manière récurrente dans les recherches sur les mouvements musicaux. Ce terme renferme de nombreuses questions et pose différents problèmes. Parfois imposé médiatiquement, il suppose une identité commune à un rassemblement autour d’un mouvement musical, impliquant autant des producteurs qu’un public. Le terme de scène peut également pointer l’ancrage local d’un tel mouvement, cristallisé autour d’une paroisse. Ces notions d’identité et de localisation nécessitent une réflexion historique à même de comprendre non seulement les spécificités d’une scène particulière mais également son ancrage au sein d’une situation locale et transnationale spécifique. La scène apparaît bien comme une forme de bricolage entre ces deux dimensions. Est-elle l’expression d’une appropriation ? Comment la scène se reproduit-elle tant au niveau économique que social ? Si la scène peut créer son propre agenda et une idéologie spécifique, quels sont alors les enjeux touchés (genre, racisme, précarité) et quelles sont les limites de telles formes d’émancipation ? 


Le but de cette journée de colloque est d’explorer ces différentes facettes des scènes musicales à travers différents cas concrets. Le titre, choisi pour cette journée, reprend le titre d’un album du groupe allemand D.A.F. (Deutsche Amerikanische Freundschaft). L’opposition entre « petits » et « méchants » nous paraît désigner ironiquement les dynamiques des scènes, souvent marginales, dans leur construction en rupture avec la société dominante. L’iconographie de cet album montre de plus des insignes soviétiques. En pleine période de guerre froide, elle inscrit ainsi le disque dans la situation historique internationale. Le groupe étant également connu pour ses positions ambigües envers le fascisme, on peut également y lire la tendance de ces scènes à développer des orientations politiques à la fois explicites et incohérentes.


Mardi 26 novembre 2013 – Géopolis, salle n° 4799

Programme:
13h15-13h30 Accueil et mot de bienvenue: Stéfanie Prezioso, université de Lausanne, IHES

13h30-14h00 «Les scènes slam : entre jeu et joute», Camille Vorger, université de Lausanne

14h00-14h30 «Les scènes musicales locales : enjeux économiques, enjeux culturels», Gérôme Guibert, université Sorbonne Nouvelle, cofondateur de la revue Volume !

14h30-15h00 «Clashes of Emotions: Punk Music, Youth Subculture, and Authority in the GDR - an History of Emotions », Juliane Brauer, Freie Universität Berlin

15h00-15h30 Pause

15h30-16h00 « Let's All Go on an Urban Safari: East London and the Rise of Socially-Aware Indigenous UK Hip Hop », Nicole Ives-Allison, University of St. Andrews, Centre for Study of Terrorism and Political Violence

16h00-16h30 «Force et faiblesse de l'underground techno dans les années 90-2000», Jean-Christophe Sevin, EHESS Marseille.

16h30-17h30 Discussion conclusive.
Discutant : Pierre Raboud, université de Lausanne, IHES


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23 nov. 2013

Kino Klub: Pierrette Bloch – Musée Jenisch Vevey



En plus d'être l'une des expositions les plus intéressants de cet automne, "L'intervalle" de Pierrette Bloch permet au Musée Jenisch d'inaugurer son premier reportage vidéo, sorte d'inside l'institution veveysanne, splendidement réalisé avec beaucoup de sobriété – à l'image de l'oeuvre présentée. Cette première rétrospective en Suisse de Pierrette Bloch (*1928) permet de valoriser un travail subtil et humble, jouant sur le vide et au plus près du papier: une centaine de pièces notamment prêtées par le Centre Georges Pompidou ou le Musée d’art contemporain de Grenoble qui sont à voir jusqu'au 28 février 2014 à Vevey. L’exposition s’accompagne de ce film tourné dans l’atelier de l’artiste, réalisé par Lila Ribi ainsi que d'un ouvrage monographique paru chez JRP|Ringier conçu par le bureau genevois Gavillet & Rust. 

11 nov. 2013

Musikunterstadl: Fri-Son 1983 - 2013

Photo: Sly & Robbie, 11.05.12, Backstage, "Fri Son 1983 – 2013", reproduction Julien Gremaud


Soudain, Fribourg semble redevenir une figure de proue: arrivée de Balthazar Lovay à la direction artistique de Fri Art, ouverture de l'espace d'art WallRiss et célébrations des 30 ans de Fri-Son, assorties d'une programmation automnale de premier ordre et de la parution d'un ouvrage retraçant une histoire "à facettes multiples" d'excellente facture, richement documentée, où les acteurs fribourgeois sont en première ligne et "où la petite histoire côtoie régulièrement la grande". Nouveau croisement de notre rubrique TT Books avec le Musikunterstadl (dit la musique helvétique).

Sobrement intitulé "Fri-Son, 1983–2013", cet ouvrage paru chez JRP|Ringier est la bonne surprise éditoriale de l'automne avec ses 312 pages contenant plus de 600 images d'archives, complétés de textes, d'anecdotes retranscrites de conversations entre les acteurs de l'institution fribourgeoise, le tout édité par Matthieu Chavaz et Daniel Prelaz (et al.). 1983-2013: en plus d'être contemporains de Fri-Son, c'est par la Route de la Fonderie qu'est passé notre apprentissage de la musique actuelle à la fin des années 90 (débuts 2000). Une période joliment dite "post-post-punk" ou "neo-neo-garage", trouvaille parmi d'autres termes utilisés tout au long du livre pour ordrer trois décennies qui ont surtout vu la répétition comme modus operandi musical. L'approche nuancée mettant en perspective les genres musicaux est l'un des points forts de ce livre qui tend toujours à croiser la petite histoire (Fri-Son) avec la grande. Des inconnus A Fire Day to Exit à 3 Colours Sound, le livre ouvre sur une nomenclature exhaustive des groupes s'étant produits. Il se termine avec le même système de classement, effectué cette fois-ci de façon chronologique. Un choix éditorial certes attendu mais toujours efficace: graphiquement bien traité dans un double 16-pages dense mettant en exergue les grands noms dont le comité éditorial parlera au fil des 300 pages suivantes. Relevons encore la pertinence d'avoir évité le listing quantitatif du style "(…) en chiffres", susucre journalistique davantage que réellement signifiant.




"On y va!" 14 février 1983: Débile Menthol et Flash Cadiac inaugurent le premier espace Fri-Son. Les noms de groupe sont incroyables, le cadre aussi – scène en bois bricolée à la hâte, charges de courant menaçant de "déclencher un incendie à chaque instant". La naissance même de ce lieu est elle aussi assez hallucinante et mérite à elle seule la lecture de ce livre alors qu'aujourd'hui on a tendance à créer une salle de concert avant tout pour des raisons de politique culturelle. "Pour son mémoire de licence, Jean-François Richard veut mesurer le pouvoir de la rumeur comme stratégie de communication visant à imposer un projet politiquement invendable de prime abord. En s'appuyant sur un exemple concret: l'ouverture d'un centre culturel alternatif en ville de Fribourg" (la diffusion de l'idée suivant l'étincelle), apprend-on en ouverture d'un premier chapitre qui prend pignon sur la Rue de l'Hôpital. Pas de rock dans ce No mans' land et pourtant, Fribourg sera l'un des épicentres de cette mouvance culturelle incontournable de la seconde moitié du XXème Siècle. Où s'y succéderont artistes de jazz aux premiers pas de la salle à Massive Attack, en passant par Beck, Gilles Peterson, Laurel Aitken, Throwing Muses, Gun Club, Marc Almond, And Also The Trees ou Eicher (en 1985 déjà). Des conditions d'émergences qui valent à elles-seules un livre, témoignant par l'exemple de cette "culture jeune" (Benoît Sabatier).








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Incontournables, les affiches grossissent l'ultime partie du livre, regroupées par palettes de couleurs – souvent unies, en applat, par nécessité jadis (techniques et financières), par esthétisme (et références) aujourd'hui. C'est un peu cela "Fri-Son 1983 - 2013", une histoire d'un lieu avec de multiples tiroirs, du regard factuel sur les musiques pop et leur glissement de l'Underground à l'Overground, via notamment l'explosion Nirvana, aux observations pertinentes sur l'état économique d'une scène musicale devenue paradoxalement outil politique; c'est la constatation d'une précarité alternative se transformant en une précarité bien plus pernicieuse (et silencieuse) en 2013, plaçant des artistes désarmés face à un modèle économique caduc. Il y a encore ces multiples insertions sociologiques sur la jeunesse d'aujourd'hui et d'alors, se rassemblant davantage sur la forme. Une "culture jeune" à la fraîche, des jeunes gens dont copie désormais un style vestimentaire (pantalon carotte, pull US trop large et avant-garde capillaire) qu'on croyait définitivement mort. De la Rue de l'Hôpial à celle de l'Industrie pour terminer à la Route de la Fonderie, le Fri-Son a marqué trois générations et présenté bien plus de tendances musicales. 







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"We will have a real cool time tonight": on a cherché l'auteur de cette formule-accroche de couverture  aux allures définitives dans le foisonnement d'anecdotes retranscrites, où se côtoyent autant des figures régionales actuelles (Manuel Oberholzer alias Feldermelder, Daniel Fontana, incontournable du Bad Bonn voisin, ou encore l'artiste Adrien Laubscher) qu'historiques (presque tous les anciens programmateurs, Franz Treichler, si important, la photographe Catherine Cérésole actuellement à l'honneur au Centre Culturel Suisse de Paris). On attend donc avec impatience un éclaircissement sur ce Statement on ne peut plus métaphorique de l'ouvrage, sans aucune once de nostalgie, avec pas mal de légèreté – il faut lire la fermeture du récit, enjoué: "qui succédera au néo-folk? Le post-post-rock? Le death metal sur tablette?". Et d'ajouter pertinemment: (…) "Une chose est sûre: Fri-Son risque d'être de la partie. Et vous aussi". Il faut quand même pas mal de cran pour constater dans un livre anniversaire la dégradation certaine de la musique actuelle; il a aussi fallu pas mal de jugeotte pour trier parmi les insipides produits sur le marché ces 10 dernières années. Fri-Son n'est pas tout blanc (Lilly Wood & The Prick, aie, Mando Diao, ouie) mais a su tirer le meilleur d'une scène qui ne restera pas dans les annales – qui fut toutefois la bande-son de nos années 2000. 











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Frissons en pays fribourgeois: "Fri-Son 1983 - 2013" raconte ainsi l'Histoire moderne de la musique, dans un canton alors préservé dans la modernité et devenu "base arrière" de la musique indépendante. A multiples facettes, comme annoncé en préface, imageant à la perfection le totem crânien aux miroirs de la salle. Le témoignage d'un exemple d'authenticité. Ce n'est que justice rendue. Cette publication est d'ailleurs synchrone avec une autre consécration fribourgeoise, que dis-je, singinoise, celle du Bad Bonn de Düdingen et son festival Kilbi ayant comme par enchantement tout écrasé sur son passage. Il fallait un peu de chance et en même temps pas grand chose: le fruit de labeur acharné de tous ces jeunes gens vivants (et ayant vécu) exclusivement pour cela. Un dévouement qui ferait  presque flipper aujourd'hui… "Gothic-tronic? Artificially Intelligent Dance Music (AIDM)? Hindou Indie? On y retourne". Certes. Mais on profitera du retour des mois frisquets pour s'attarder sur cet ouvrage – coup de fouet, aux archives ressuscitées et à la valeur substantielle, malgré une photo-lithographie qui frustre par moment. Un livre spécifique en parfait complément du duo Hot Love – Heute und Danach. Mieux: il remplit notre souhait de voir naître des contradicteurs à l'histoire racontée par les éditeurs Lurker Grand et André P. Tschan, passant sous silence tout autres styles musicaux que le rock. Ici, tout y passe – de Madchester à Shabazz Palaces. Un bouillonnement musical qu'on vous dit, une "partouze", suggérée par les auteurs de "Fri-Son 1983 - 2013". Un véritable petit miracle. Et le mieux c'est que ça dure encore!







Fri-Son, 1983-2013
Authors: Matthieu Chavaz, Julia Crottet, Diego Latelin, Daniel Prélaz, Catherine Rouvenaz (et al.)
Conception graphique: Anna Haas et Billy Ben
French / German 
October 2013
Softcover, 230 x 320 mm
312 pages 
Images 190 color / 436 b/w

CHF 44 / EUR 34 / £ 27 / US 45 
JRP/Ringier Zurich
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5 nov. 2013

Les vies d'Adèle et de Liberace

Illustration: Burn



En octobre, deux long-métrages sont sortis au même moment sur le thème de l’homosexualité. L’un sur un couple féminin, l’autre sur un couple d’hommes. Ma Vie avec Liberace de Steven Soderbergh est un biopic sur le pianiste extravagant de Las Vegas tombant amoureux d’un jeunot, et La Vie d’Adèle, chapitre 1 et 2 de Abdellatif Kechiche évoque la rencontre d’une jeune lycéenne avec une étudiante des beaux-arts plus âgée qu’elle. Analyse libre et transversale de deux films qui ne semblent avoir en commun que leur sujet lesbien. Et pourtant.

Michael Douglas joue Liberace, pianiste virtuose de l’ouest américain de la fin des années 70, et dont la vie personnel ne devait – sur l’ordre de son manager – ne jamais sortir du cercle privé et restreint pour ne pas choquer les nombreuses groupies qui se trouvaient pour la plupart déjà à un âge avancé. Liberace devait être le gendre parfait mais derrière ce rideau de paillettes, il se découvre être quelqu’un d’autre, homosexuel sans retenue, avec une soif constante pour le corps masculin. Lorsqu’il rencontre le jeune Scott (Matt Damon), ses yeux ne le quittent plus d’un fil et par un fin stratège réussit à le rendre en même temps amant, fils, ami et conducteur de limousine. Soderbergh filme ici avec intelligence une relation sur un mode qui paraît léger, mais jamais à l’aveugle. Comprendre avec une fine couche d’humour mais en travaillant la progression d'une relation puissante et maladive entre deux êtres. Car cet amour de l’autre, va devenir amour de soi, amour nostalgique du passé et de sa propre image. Et si le mode comique domine durant la première heure, le film se renverse ensuite pour laisser place à la décomposition physique et psychique des corps : opérations chirurgicales, régimes drastiques, médicaments, alcools, clubs homo hardcore, rupture. De son côté, la ligne narrative de La Vie d’Adèle est assez similaire. Une rencontre, un coup de foudre (deux scènes que l’on retrouve dans chacun des films), l’amour profond, la soif d’un côté (Liberace), l’appétit de l’autre (Adèle), la destruction physique du couple chez Soderbergh, l’abandon violent chez Kechiche, la défaite de l’amour.


Lieux de rencontres
Soderbergh oppose deux êtres et les fait se rencontrer : ils agissent délicatement et naturellement l’un vers l’autre comme le réussit le réalisateur dans raccord tout simple : il filme la proposition que fait Liberace à Scott, où il lui promet qu’il sera reparti de Las Vegas juste après son concert. En deux secondes, nous retrouvons les deux tourtereaux dans un jacuzzi sirotant du champagne. Cela montre toute la simplicité de la rencontre de ces deux hommes. Une rencontre en backstage, lieu qui préfigure le mode sur lequel va être basée leur relation : cachée mais dans le luxe. Chez Kechiche, nous avons droit à deux pré-rencontres avant la finale dans le bar. La première, visuelle, se passe sur un passage pour piétons – lieu éphémère de sécurité, comme le sera leur relation. La seconde relève du fantasme (Adèle rêve dans son lit). Ces deux confrontations prédéfinissent comme dans Liberace le rapport qui s’ensuivra entre les deux femmes : beau, physique, rassurant et où l’appétit sexuel comprend une place importante. A peine Adèle a-t-elle vu Emma, qu’elle devient affamée, décontenancée, bouillonnante : c’est ce que les scènes de sexe démontreront jusqu’à l’épuisement. Le rapport des deux hommes dans Liberace deviendra lui aussi tendu et impossible car Liberace en veut toujours plus sexuellement (sa greffe le lui permet), et son désir pour Scott va peu à peu s’assoupir, bien que l’amour qu’il porte pour lui ne s’éteindra pas. Lors de la séquence chez les avocats (du pur Scorsese), Liberace demande tous ses biens de luxe en retour (appartement, voitures, habits, bijoux) mais n’arrive pas à regarder Scott dans les yeux. Il veut surtout l’oublier pour pouvoir d’avantage se concentrer sur son art. La séquence est filmée en mouvements panoramiques autour des personnages avec une musique en fond sonore qui amplifie l’écart entre les deux hommes, sur un mode pourtant très contrasté : c’est la très belle ballade au piano Love is Blue qui est jouée.


Bouffer l'artiste
Emma est l’artiste : elle étudie dans une école d’art, elle peint, dessine et ne cache pas son homosexualité. Ce portrait peut fâcher et il a été d’ailleurs reproché à Kechiche de catégoriser un peu trop vulgairement les classes sociales : on mange des pâtes devant la télé chez les pauvres (qui ne comprennent au passage rien à l’art et ne pourrait même pas soupçonner que la copine que ramène leur fille est en fait sa petite amie. Cette séquence a pourtant été tournée mais n’apparaît pas dans le film), et les riches bourgeois parlent art et dégustent des huitres. Cette vision très restreinte du peuple français fait sourire, alors que chez Soderbergh, elle fait rire. Il y a cette distinction forte entre la vie de Scott et celle du luxe, personnifiée par Liberace. Sauf qu’elle est authentique et que la famille de Scott se soucie à distance de lui et sont tout de même un peu étonnés lorsque leur fils est emmené par un moustachu en décapotable (!) devant chez eux. Mais on sent, à travers leurs yeux, qu’ils ont compris. La vie de Liberace est quant à elle poussée à l’extrême entre sa maison, son backstage, son entourage, ses habits et ses véhicules.

Dans les deux films donc, l’art combat l’amour : Liberace tente d’oublier Scott pour son show aux Oscars et Emma oublie Adèle qui ne la correspond pas et qui l’empêche paradoxalement d’avancer. Après la fête chez Emma, Adèle retrouve son amie dans le lit. Emma lit un journal et Adèle, toujours debout, termine de sécher les casseroles avant de la rejoindre. Emma reproche à Adèle de ne rien faire de sa vie, elle veut la pousser à écrire mais Adèle lui répond qu’elle est heureuse ainsi : « je suis heureuse avec toi ». Emma ne répond pas. Pour elle, il faut vivre avec une personne qui croit à l’art, qui veut avancer et qui ne peut se suffire à ce qu’il y a de plus simple. Emma préfère s’unir à une personne de son milieu et au final, c’est Emma qui ne brise pas les barrières alors qu’Adèle, elle, transgresse, dépasse les limites, s’exécute, va plus loin qu’Emma et donc de l’art. Si Emma créé, Adèle transmet. Elle va devenir institutrice car elle trouve important de bien apprendre. Kechiche, au-delà de quelques portraits un peu trop vulagrisés, dessine ainsi avec panache deux perceptions de la vie et démontre que ce n’est pas celle qui a choisi la voie non-artistique qui est forcément celle qui ne prend aucun risque (sujet phare du repas avec les parents d’Adèle).


La voix de Douglas, la bouche d’Adèle
Dans les deux films, le spectateur est témoin de prestations d’acteurs très accomplies. Le regard, mais surtout la voix de Michael Douglas, font de lui une icône charismatique et invulnérable. Le moindre mot qui sort de sa bouche est un bijou, un rire, une idée. Ses yeux surveillent ensuite l’effet que procure ses syllabes avec délectation. Il y a un phrasé unique dans toutes ses répliques, entre l’observation pure et la tirade légère qui se mêle à la profonde conscience du phénomène que représente son personnage. Il observe tellement que la nuit, il ne peut même plus fermer les yeux. Sur scène aussi, le piano cède sa place à la voix. Dans La Vie d’Adèle, c’est la bouche qui fascine Kechiche, filmée en très gros-plan lorsqu’elle dort, lorsqu’elle mange et même lorsqu’elle ne fait rien. Même quand elle observe, c’est sa bouche qui prend tout le champ cinématographique. On s’y trouve si rapproché que tout ce qui va lui arriver (à sa bouche) va nous toucher doublement. Cette bouche va avaler et rejeter : elle mange, embrasse, lèche. Puis le rejet puissant : cri, pleurs, larmes, morves. Un aller-retour provoquant de l’être. La scène d’amour entre les deux filles est moins percutante lorsqu’elle est filmée en gros-plan (là où elle est intéressante) que quand Kechiche recule sa caméra. C’est d’ailleurs un choc lorsque nous quittons les deux filles sur l’herbe après le premier baiser et le raccord direct où nous les retrouvons debout, nues, et filmées de pieds (notons qu’avant de se retrouver dans le parc, les deux filles découvrent impressionnées des sculptures antiques de nus, sur un mode uniquement contemplatif). En une seconde, on perd une proximité installée magistralement depuis la première seconde du film. Pour montrer l’appétit d’Adèle, il faut repenser au kebab qu’elle mange au début avec son copain ou les pâtes avec sa famille. Lorsqu’elle fait l’amour, ce n’est plus la bouche, mais le corps qui intéresse le cinéaste. Un déplacement regrettable que Soderbergh prend garde de ne pas faire : la voix de Michael Douglas est toujours présente et survole le film, s’adressant au-delà de Scott, à nous, spectateurs (comme ces scènes sur scène à Las Vegas où il s’adresse au public de la salle de concert/spectateurs du cinéma). 


Concept humain
Il est difficile de parler d’un film comme La Vie d’Adèle car la où est la grande réussite de Kéchiche, c’est celle de raconter une histoire très banale (une fille qui tombe amoureuse d’une autre fille à Lille) et d’en faire un monument de par sa façon d’utiliser les artifices filmiques : gros-plans, temporalité, découpage, jeu d’actrices, montage. Il réussit à s’emparer du temps de l’histoire pour le rendre plus important que le temps réel (la vie du spectateur) et démontre que les trois heures qu’il utilise pour nous narrer une partie de la vraie vie d’Adèle passe à une vitesse supersonique. Regret peut-être sur cette fin, un brin sentimentale, un brin laisser-aller. Mais en même temps, comment faire plus fort que ces 175 minutes précédentes ?

Nous pouvons donc voir que chaque réalisateur préfère mettre en avant une spécificité particulière de l'amour de ses protagonistes. Kéchiche vulgarise certaines grandes conceptions humaines : l’art, avec les pensées de Sartre qui sont résumées en quelque phrases, ou la définition des Beaux-Arts, l’éducation, la littérature, la cour d’école, les vrais amis, les faux amis, le saphisme. C’est dans ces parties là que le film est un ovni. Une partie qui n’intéresse pas Soderbergh, concentré à exploiter la défaillance du corps, la magie narcissique de la célébrité et l'angoisse de vieillir. Un chapitre 3 et 4 de la Vie d'Adèle en somme.