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31 déc. 2013

GOOD TIMES 2013

Illustration: Aline Paley

Good Times 2013, un top des meilleurs moments culturels dans la plus pure ligne éditoriale de Think Tank, combinant les disciplines, croisant les thématiques, alliant le fun à l'exigent et fédérant ses cinq contributeurs. Un recensement qu'on veut honnête, entre le local et les grandes audiences, autonome, malgré les récurrences – l'Italie, Pierre Huyghe, Kechiche – voire utopique. Avec de belles promesses d'avenir pour notre petite structure éditoriale qui vivra une année 2014 pleines de nouveautés.

Pierre Raboud, rubrique musicale de Think Tank

1 – Les duos de choc du R’n’B
Malgré un virage plus mainstream et moins de découverte, le style a encore dominé le paysage musical, dirigé de main de maitre par deux duos. En premier lieu, les sœurs Knowles ont réussi leur OPA pour rafler la mise : Solange assure le rafraîchissement indé avec des tubes comme "Losing You" produir par Blood Orange et surtout une compilation sortie sur son label avec toute la crème du genre (Cassie, Kelela, Jhené Alko, Sampha) ; pendant que Beyonce assure le coup de grâce avec un nouvel album presque surprise rempli de bons titres. L’autre duo est constitué du couple Future/Ciara : le premier est parvenu à sortir deux des meilleurs single de l’année en opposition totale entre la ballade romantique de "Honest" et la violence saccadée du génial "Sh!t" qui définit la façon dont il fallait rapper en cette année 2013. La seconde a écrit la chanson sexuelle de 2013, "Body Party", ma chanson de l’année.

– La vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche
Malgré une comm' catastrophique et un arrière du décor des pratiques pour le moins problématiques, un film magnifique, de ceux, rares, qui nous bouleversent intimement, au point qu’on a de la peine à en parler. Malgré aussi les ratés de Kechiche dans certaines de ses partis pris (l’aspect social étant le moins finement mis en scène, surtout à travers l’opposition entre les deux familles), la vie d’Adèle sublime une histoire d’amour, dans sa passion et la tristesse de la séparation, justement par un réalisme parfaitement réalisé.

3  Le DJ set de Pictureplane à Brooklyn
Dans un voyage en bande à travers les Etats-Unis, où les grosses fêtes furent nombreuses, celle-ci reste comme un moment spécial. Dans les tréfonds de Brooklyn, une rave bien dark, des caisses de son toutes puissantes, des énormes ventilateurs et un set de transe ultra violente de Pictureplane avec même du Lana Del Rey.

4 – Spring Breakers d’Harmony Korine
Harmony Korine tente le grand bon en avant, en conviant des actrices bimbo, pour un film gorgé de culture de masse américaine avec une profession de foi que je partage entièrement : dans la violence et dans le déchainement marchand, peut advenir des moments de passion, de beauté et d’amour. Comme dans une chanson de Britney Spears.

5 – Pierre Huyghe au Centre Pompidou
Dans une optique pas si différente, Pierre Huyghe exposait à Beaubourg ses travaux explorant l’avènement du mythe et donc de la narration : une patineuse artistique, de la neige, des hommes aux têtes d’animaux, des guêpes, un chien à la patte rose qui sortent des œuvres et des vidéos pour se balader au milieu des visiteurs. Et "Wuthering Heights" de Kate Bush qui résonne.

6 – Faillir être flingué de Céline Minard
Un roman de genre comme on en trouve plus beaucoup. Le Western se revivifie dans une histoire croisant les personnages, puisant dans ce récit de la conquête et de la perte (de la nature, de la communauté, de la virilité) toute la profondeur et le plaisir.

7 – Philippe Parreno au Palais de Tokyo
Avec une grande rétrospective dans l’ensemble du Palais de Tokyo, Philippe Parreno arrive à la fois à occuper l’espace de toute sa taille et à le magnifier. On pense ici à l’expression de merveilleux, ici concentré sur l’instant : bibliothèque secrète, mur qui se déplace, salle-banquise, piano qui joue tout seul et la vidéo "Zidane, un enfant du siècle" diffusée magnifiquement sur plusieurs écrans.

8 – Faber, le destructeur de Tristan Garcia
Le roman démarre assez faiblement avec la prétention du portrait générationnel. La suite redresse la barre : fable moral sur l’adolescence, autant dans l’illusion mystique du génie que dans la violence mesquine des regrets. Le tout avec une bande son et le diable entraperçu.

9 – La classe italienne
On a pas arrêté de croiser des groupes et illustrateurs italiens cette année, au point qu’il est presque difficile de tenir la liste : le concert sauvage du doux Dracula Lewis, le concert et l’excellent album de Vaghe Stelle sorti sur Danse Noire, le double concert Lorenzo Senni/Stargate, … La toute grande classe.

10 – Concert de Wampire à Berlin
De tout un mois de juin passé à Berlin, ce concert restera comme un de ces moments de parfaite harmonie. Wampire jouent leur premier très bon album, le complétant de quelques reprises en allemand (dont "Eisbaer") ; le tout sur fond de plage avec coucher de soleil sur la Spree et un mojito dans la main. Love.



Colin Pahlisch, correspondant artistique de Think Tank

1 – Celui qui est parti
On a célébré cette année la naissance d'Albert Camus (1913). C'est par un hommage qu'on choisit ici de débuter. Penseur de l'absurde, apologue de la révolte comme corollaire à la lucidité, Camus marque, trace et n'a de cesse de délivrer, au sens existentiel. Un peu cérémonial, d'accord, mais tout ce qui est nécessaire, lorsque ça s'exprime, l'est forcément un petit peu.

2 – Celui qui se révolte
Justement, à la deuxième place (topographique, non qualitative) on trouve la sortie du Django de Tarantino. Vengeance burlesque, effluves sanguines, consécration (répétée) de l'inénarrable Waltz en germanique chasseur de primes et dialogues taillés au scalpel. Merci Quentin.

3 – Celui qu'on (re)connaît
Une exposition, à Paris, et du même coup une découverte, le musée Rodin et son "marbre et la chair". Les pièces, disposées dans l'espace sur des socles bruts en bois, comme dans l'atelier du sculpteur, les formes, tantôt douces et sensuelles tantôt rudes et rocailleuses. Alliances du cru et du cuit, du martelé et du poli. Tout au long, plutôt une sensation qu'une exposition. En plus j'y étais avec une jolie fille.

4 – Celui qu'on n'attendait pas
Innovation, et de taille, l'arrivée de l'Art Brut à la Biennale de Venise. Et la brisure des clivages, des barrières. Au-delà des dialogues de spécialistes (y a-t-il du politique là-dessous..?), la reconnaissance de créateurs réputés marginaux par les milieux officiels a quelque chose d'une revanche, ou d'un coup de pied dans la porte. Encourageant.

5 – Celle qui a attendu
L'oeuvre de Pierrette Bloch, artiste française, fait l'objet jusqu'en février d'une rétrospective au Musée Jenisch de Vevey. Peu connues, les lignes de cheveux tressés et autres compositions tachetées créent la surprise et suscitent l'engouement. À voir, encore.

6 – Celle qui fait ce qu'elle dit
"Je vais tuer Ben Laden" annonce Maya, agente de la CIA dans le dernier film de Katheryn Bigelow, Zero Dark Thirty, sorti en janvier de cette année finissante. Si le film mérite sa place au classement, c'est pour le réalisme cru et bluffant, ses plans sans concessions, sa narration haletante. On passe du coq à l'âne, peut-être, mais toute culture est rhizomique.

7 – Ceux qui (se) font plaisir
En coup de coeur, on propose le dernier (?) concert du groupe rivieran The Awkwards au Montreux Jazz de cette année. De la joie à l'état pur, du déchaînement festif et libertaire comme on en connaît qu'ado. Preuve qu'au sein d'une manifestation gargantuesque et mercantile, on dégotte aussi des pépites. 

8 – Celui qui vieillit
Des pépites, c'est peut-être ce qu'a cherché à nous présenter, à Rome, le photographe Salgado, et son "GENESIS", actuellement à l'Elysée. Retour aux origines. Grandes images gothiques de lieux du bout du monde. Portraits de populations et d'individus prétendument intouchés par la civilisation... mais c'est moins pour le sens (un peu lourdingue sans doute) que pour la forme qu'on retiendra l'exposition du brésilien. Car à la septantaine bien sonnante, le photographe se lance encore, ose quelques expérimentations, des jeux de formes, d'ombre et de touches... annonciatrices d'une renaissance ?

9 – Celui qui rit
Théâtre, tout de même, avec une pièce de l'Italien Eduardo de Filippo, passé à Kléber-Méleau en avril. Ambiance napolitaine bon enfant et entourloupages bienveillants sont au rendez-vous d'une pièce truculente et jouissive. Une trouvaille. Il paraît d'ailleurs que Filippo s'occupait aussi de politique. À l'heure ou chacun est pollué par de puants brulots xénophobes à même les boîtes aux lettres, un peu de distance et d'humour, ça sauve.  

10 – Celui qui prolonge et annonce la couleur
À l'inverse de cette tendance nihiliste, on trouve des espoirs. De quoi rameuter vers un cerveau trop enclin à s'enrhumer du pétillement et de la matière, la thèse d'un jeune chercheur, Vincent Capt, sort en format livresque. Intitulée "Poétique des écrits bruts", le volumineux travail (tout aussi digeste que nourrissant) se penche sur certains écrits de ces auteurs rassemblés par Dubuffet et présentés par Michel Thévoz, l'ancien directeur de l'Art Brut. De quoi débuter en fanfare l'année qui vient, de quoi s'affûter l'oeil, et se réenfricher la tête.





Raphaël Rodriguez, curating musical de Think Tank 

1 – La classe italienne
Pierre a tout dit. Artistes, festivals, clubs, galeries... Non seulement l'Italie s'exporte avec brio, mais elle se révèle en tant que destination et vivier culturel exceptionnel, en contrepoids d'une crise économique qui nous fait oublier que la vie continue, malgré l'austérité.

2 – Opal Tapes
Ca faisait un moment qu'on attendait ça: un label à l'identité forte mais sans contrainte de genre, sans concessions. Mix et mastering minimaux, PR quasi inexistant, des objets bruts et étranges. De la techno abrasive et abyssale de Shapednoise à la post rave d'IVVVO en passant par la house grinçante de Lumigraph, la qualité ne fléchit pas. Focus total sur la musique.

3 – Berlin
Après l'overdose, des indices de renaissance? Berlin prouve, avec l'émergence de lieux récents (Chesters, Urban Spree, Mindpirates, etc.) et d'artistes intéressants, qu'il s'agit de plus qu'une plateforme éphémère du fun. Si la techno n'est plus nécessairement au centre du jeu, d'autres formes d'art et de musique prennent le dessus et légitiment l'engouement général. On a eu peur, à vrai dire, qu'Easy Jet clubbers et gentrification aient raison de l'essence même de la ville, mais preuve en est, Berlin à encore beaucoup à offrir.

4 – Radio vs Boiler Room
Si le phénomène est probablement un peu antérieur à 2013, c'est l'occasion d'en parler. Boiler Room, média de notre temps s'il en est, est à la source même d'une culture propre à son médium: on regarde la musique, les artistes, le public. On interagit presque, derrière un écran, et le phénomène prend une telle ampleur, avec ses recherches de track ID, qu'on se prend à regretter tout l'apparat. Des web radios comme NTS ou Berlin Community Radio ont permis, par leur curation exceptionnelle, leurs guests en DJ set ou en live en font une source de musique précieuse et fondamentalement pertinente. Plus de distractions, plus de course à la coolness. Focus total sur la musique #2.





Julien Gremaud, coordinateur de Think Tank 

1– Julia Holter, Loud City Song
L'album tient à bras le corps un format qu'on dit désuet en 2013, les morceaux doivent former un tout alors qu'aucun ne se ressemble, la compositrice aligne les références à mesure que les notes défilent. Un sacré programme, et pourtant, LOUD CITY SONG, troisième album de la Californienne, est une pure merveille, à l'heure où la plupart des contemporains de Julia Holter gambergent dans leurs prétentions. Hors de sa chambre, dans la grande ville, au-dessus de la cohue. 

2 – Jean Otth, 1940 – 2013
Grand huit émotionnel autour de ce grand monsieur de l'art: exposition de grande envergure au Mamco cet été (Rêverie Zénonienne, 1972-2013), présence de "Limite E" à Making Space, 40 ans d'art vidéo au Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, aux côtés de travaux de mythes tels que Dara Birnbaum, Nam June Paik ou Pipilotti Rist, et départ les étoiles au début de l'hiver, sans crier gare. Otth nous quitte avec un héritage revu cette année à la hausse et une descendance prête à reprendre le flambeaux.

3 – Pierre Huyghe, à Pompidou, partout
"Je ne suis pas Jeff Koons" prévenait le Parisien au magazine Technikart cet automne. Sa rétrospective à Pompidou ne fera pas de lui une célébrité mais l'aura consacré comme l'un de touts grands du monde de l'art contemporain. La caisse de résonance "Untilled", l'une des oeuvres les plus énigmatiques de notre époque (présentée à la Documenta 2012) s'est propagée cette année, avec le lévrier blanc comme figure marquante. En plaçant la barre si haute, Huyghe hante les esprits, libère les carcans tout en tétanisant: que faire après cela?

4 – Le lancement du label Danse Noire
Tabula rasa pour notre compatriote Aïsha Devi qui plaque un label britannique faisant du surplace pour lancer sa propre structure; la hype l'a très vite compris, Danse Noire a fait le tour des magazines et a suscité la curiosité très loin à la ronde. Un label subversif au pays de Sophie Hunger? Derrière Danse Noire et sa petite faction, c'est une énergie inspirante qui a essaimé jusqu'à Think Tank, via un membre commun.

5 – Le chevalier Edward Snowden
La promesse d'un monde meilleur VS le plus grand théâtre médiatique 2013: personnalité IT de l'année, Snowden a payé de sa personne et risque gros. Avec cette question: est-ce que cela en vaut-il vraiment la peine? Pendant ce temps-là, on continue en effet de chatter, googler, liker et partager sur le www. Pour le meilleur et surtout pour le pire (à venir). Va falloir se mobiliser.

6 – L'imbroglio Maurizio Cattelan
Maurizio n'aime pas les chevaux. Il leur préfère les ânes. En attendant, son exposition estivale à la Fondation Beyeler de Riehen, à trois arrêts de tram de Bâle, visse cinq juments contre les cimaises. L'homme n'est pas présent lors de l'ouverture, on s'énerve, on invective le commissaire de l'exposition et Sam Keller, directeur de l'institution. Cattelan préfère-t-il manger des glaces à Art Basel? Il reviendra quatre jours plus tard discuter Massimiliano Gioni, sans faire taire les grincheux.

7 – Alain Huck et Céline Burnand à Vevey
Le Grand Café des Mouettes revit depuis l'an passé, ponctuellement, grâce au Collectif RATS. Un Centre d'Art Estival dans un espace jadis flamboyant, de belles expositions collectives qui replacent le joli patelin sur une autre carte que celle des multinationales qui comptent. Le CAE a surtout vu la rencontre de circonstance de deux générations sous l'étendard "Totem Twin": une scénographie sobre, un dialogue soufflant, plus qu'une transmission de témoin: la concrétisation d'une petite scène artistique.

8 – Natural Fair
L'idée est partie d'une sollicitation du directeur des Urbaines, festival co-organisateur du symposium professionnel "Post Digital Cultures" (et l'hébergeant). Une médiation d'un sujet versatile, à la croisée  de l'activisme politique et de la production artistique contemporaine, spoilé par les institutions, remis en question dans les murs de l'Aula du Palais de Rumine. Une belle réunion d'une quinzaine de contributeurs, proches ou partenaires réunis sur un Tumblr encore actif, premier véritable projet éditorial parallèle de Think Tank, pour refléter un état d'esprit associatif et collaboratif. 



Maxime Morisod, rubrique cinéma de Think Tank

1 – La Grande Bellezza de Paolo Sorrentino
Le retour de Paolo Sorrentino après l'oubliable This Must Be Place. De retour en Europe, il se concentre sur son chez-soi, sa ville : Rome. La cité de César devient alors un acteur à part entière du film, comme si la caméra était jetée dans la ville, se lovant dans les rues de la capitale italienne pour y déceler les 1000 histoires qui s’y passent chaque jour, chaque matin et chaque nuit. Sorrentino livre un film qui pleure ses idoles (Visconti, Rossellini, De Sica) avec la délicatesse et l’humour qui gît pas loin, jamais absent. Un Spring Breakers à l’européenne, avec le regard d'une génération en train d'être oubliée, celles des anciens, des bâtisseurs, des croyants. Chef d'oeuvre.

2 – Le Carnaval des Animaux de Camille Saint-Saëns, Victoria Hall
Irruption merveilleuse lorsque l’orchestre de Yuri Bashmet, après avoir interprété le plus sérieusement du monde La jeune fille et la mort de Franz Schubert, s'engage dans la conclusion de son concert avec Le Carnaval des animaux, pièce naïve et singulière de Camille Saint-Saëns. Nostalgie, larmes et rires dans la salle – et dans ma tête, avec une infinité de souvenirs d’enfance qui resurgissent alors. Le genre d'événement que l'on coche dans sa petite liste mentale personnelle, sans oser le dire.

3 – Inside Llewyn Davis de Ethan et Joel Coen
Dans la veine de A Serious Man, les frères Coen prouvent en moins de deux heures qu’il est possible d’allier entertainment et film d’auteur. Une leçon de mise en scène, de dialogues et d’images dans un faux-biopic néo-mystique, qui joue avec la relativité du temps sans pour autant être de la science-fiction.

4 – La Vie d’Adele d'Abdellatif Kechiche
Difficile de se concentrer sur le film sans prendre en compte tout ce qui s'est dit autour. Mais Kechiche réussit un pari fou, rendre intense et merveilleux une histoire d'amour somme toute banale, voire même inintéressante. La marque des plus grands.

5 – Chris Cohen (Overgrown Path, 2012)
Batteur, chanteur, compositeur, Chris Cohen se produisait lors de La Semaine Américaine au Romandie de Lausanne. Choc en douceur lors de son concert ; émotion durant ma discussion avec le bonhomme et bonheur à répétition le restant de l’année, en réécoutant son album et des chansons comme Monad ou Rollercoaster Rider qui mélangent divinement du grand Pavement avec du Walkmen période You And Me.

6 – France Ha de Noah Baumbach
Après l’excellent Greenberg, le réalisateur de The Squid and the Whale (Les Berkman se séparent) pouvait confirmer son talent avec Frances Ha. Même si ce n’est pas le meilleur film de sa filmographie, Noah Baumbach continue son œuvre autour des questions existentialistes de l'humain du XXIe siècle, le tout avec une BO qui marie Georges Delerue de la Nouvelle Vague et T-Rex. Après le divorce et les problème familiaux, il s'attaque à la jolie new-yorkaise perdue, flirtant avec la seule chose qui puisse la comprendre : sa ville.

7 – Sur les traces (urbaines) du Caravage : Rome et Naples
Découvrir deux grandes villes italiennes. La capitale, avec son imposante richesse culturelle, ses peintures et l’impressionnant trio de toiles du Caravage au fond de l’église Saint-Louis-des-Français. Naples, pendant authentique de la capitale, avec l’or en moins et une fierté démesurée. Une ville qui mélange amas d’ordure et vue en contre-plongée sur le Vésuve. Et au Pio Monte della Misericordia, on y contemple l’une des plus belles œuvre de Michelangelo Merisi, Les Sept Œuvres de la Miséricorde – un tableau que le peintre à réalisé lors de son exil... de Rome.

8 – Rencontre avec Carlos Reygadas
En janvier, lors du Black Movie Festival, j’ai eu la chance de passer 45 minutes avec le réalisateur Carlos Reygadas (Post Tenebras Lux, Batalla en el cielo). Une interview qui s’est transformé en discussion d’apprentissage sur le cinéma et sur son parcours atypique, sur comment filmer un champ-contre-champ et pourquoi il a choisi le cinéma alors qu’il exerçait la profession d’avocat à l’âge de 29 ans.

9. Quartier lointain, Jirô Taniguchi
Bande dessinée qui se lit comme on regarde un film, avec un travail élaboré et profond sur le temps perdu, l'enfance et les parents. Sorti en 1999, la découverte de ce livre (plus de 400 pages) est une confirmation aveugle et influente de la fonction de la bande dessinée dans l'art de raconter et d'émerveiller sans détour.

10. Swim and Sleep (like the shark) de Unknown Mortal Orchestra
La chanson pop de l’année, avec sa déscente d’harmonie mineur-majeur, entraînée par une batterie jouant tous les temps sans fioriture, au rythme direct et puissant. Ajoutez-y le doigté inarrêtable de Ruban Nielson et le tour est joué. Bémol pour son clip provocateur et sans rapport aucun avec la grandiose mélodie.


Photographe du Good Times 2013: Aline Paley
Illustrant ce classement des meilleures moments culturels 2013, Aline Paley est une photographe suisse vivant entre les Etats Unis d'Amériques et la Riviera vaudoise. Elle se consacre essentiellement aux portraits et reportages. Elle aime aussi les pays hispanophones et photographier les animaux.
Site web / Blogspot

 

23 déc. 2013

NATURAL FAIR: UNE FEMINITE POST-DIGITALE

Illustration: Enrico Boccioletti (spcnvdr.org)
Le digitalism aurait du décorporaliser les individus, laissant rêver à une émancipation féminine vis-à-vis de l'objectification qu'elle subisse. Or le temps des espoirs candides semble révolu et l’actualité tangue d’avantage du côté de la culture du viol que du cyborg d’Haraway.
  
Internet et l’ère digitale ont d’emblée été lus comme des armes d’émancipation par différents mouvements féministes. Que l’on pense à l’usage des blogs par les Riot Grrrl pour collectiviser les expériences personnelle d'empowerment et d'oppression, et surtout au Manifeste Cyborg de Donna Haraway dont l’usage de la métaphore du cyborg servait à remettre en cause à la fois la binarité du genre et son caractère naturel. Le digital et son impact sur l’identité semblait potentiellement donner les moyens de réaliser cette métaphore dans les pratiques sociales : les corps digitalisés devenant difficilement réductibles à une nature humaine et le virtuel permettant de brouiller les identités. 


Or aujourd’hui, les lendemains ne chantent pas vraiment. Rien d’étonnant dans un internet dont la dimension pornographique phallocentrique constitue un des éléments les plus présents et surtout les plus rentables. La révolution digitale a une sale gueule de bois. Les forums de discussion sont parsemés d’insultes sexistes, de menace de viols dans ce que l’on dénomme en utilisant l’expression de culture du viol. Ce, y compris dans les milieux se gorgeant de bonne-conscience comme la musique indé avec les attaques qu’ont subies Grimes ou la chanteuse de Churches. Loin d’une émancipation, le web a renforcé l’objectification des femmes. Leur digitalisation a formulé une perfection de l’apparence encore plus inaccessible et pourtant toujours aussi impactant sur le réel. Les normes comme l’écart entre les cuisses fonctionnent comme des injonctions d’un corps photoshopé auquel chacun doit se conformer. De plus, la sexualisation des corps féminins s’affirme partout: la moindre vision d’une série en streaming est l’objet d’un matraquage de jeunes filles du coin à la recherche d’une bonne baise et de leurs photos dénudées. La misogynie présente sur l’internet représente un problème dont la violence nécessite de trouver urgemment des moyens de la combattre. A ce titre une orientation post-digitale doit impliquer la tentative de dépasser ces limites de la révolution digitale, via des expériences repensant la féminité. 


Dans une année 2013, où l'album de Beyonce est parsemé de propos autour du féminisme et un twerk de Miley Cyrus a provoqué un large débat sur les notions de genre et de race, ce qui est rassurant, c'est de constater que ces débats sont traités avec sérieux et passion comme des éléments forts de la situation que nous vivons actuellement. Une démarche remettant en cause l'objectification de la femme en l'inscrivant dans son tournant digital se retrouve chez FKA Twigs. Sur sa pochette et dans le clip de "Water Me", on retrouve ce corps féminin poussé dans une barbification à l'oeuvre d'une beauté virtuelle: peau lisse, traits dénaturalisés, etc. La tête se balance de gauche à droite comme un de ces petits animaux à l'arrière des voitures. FKA Twigs surjoue ainsi visuellement l'objectification du corps féminin, et en particulier celui des chanteuses, poussée ici à une virtualisation déshumanisante et rendant le processus absurde et violent. Mais au sein de ce visage de cyborg, s'impose dans les yeux et la bouche toute la puissance émotive, jusqu'à la larme qui subira elle aussi une transformation en ectoplasme cristallin dans une chanson qui dit le cloisonnement dans la solitude: "I guess I'm stuck with me". C'est toute la démarche sonore de FKA Twigs qui s'oppose à une réalité étouffée, neutralisée sous le cellophane de la normalisation. Une voix magnifique mais toujours portée sur la face lugubre et solitaire des sentiments amoureux, renforcée par un son trip hop mais en bien, un R'N'B splendidement sombre, avec un des spécialistes en la matière, Arca. Là où FKW Twigs fait figure d’avant-garde pour l'élaboration d'une féminité post-digitale, c'est dans le clip, un des plus beaux de cette année 2014, "Papi Pacify". On y voit la chanteuse et un homme tout deux dénudés. Le clip commence avec violence par les images saccadées de l'homme introduisant sa main dans la bouche de FKA Twigs, l'encerclant de toutes parts. Les deux corps sont ainsi objectivés, la femme subissant l'intrusion de l'homme. Pourtant, au moment où le chant commence, FKW Twigs, à travers un regard caméra, impose toute sa force et prend littéralement tout le pouvoir, renversant la situation de domination. Alors que les débats se perdent trop souvent dans l'antagonisme entre puritanisme et l'utilisation du corps pour s'émanciper mais surtout vendre des disques, FKA Twigs donne à voir et entendre des critiques complexes en prise avec l'époque, donnant à repenser les relations entre digital et concret et la place de la féminité en son sein. Le tout sur une très belle musique.




5 déc. 2013

NATURAL FAIR: LA NOUVELLE CONCRETUDE, LES MAINS DANS LE MP3

Illustration: Enrico Boccioletti (http://www.spcnvdr.org/)
Une culture post-digitale s’interprète parfois comme un basculement entre digital et matériel, une hybridation commune. Ainsi, les données et les codes finissent par s’incarner dans des marchandises en route pour le marché.

La matérialisation du digitale s’incarne dans des formats dont le caractère imparfait, rude, donne une impression de concrétude à l’inverse de la pureté de l’abstraction digitale. A l’instar de ce qui se passe pour Néo à la fin du premier Matrix, c’est soudain le corps du code qui nous apparaît par la grossièreté de sa confection. La face html d’internet se dévoile à nos yeux dans son aspect le plus nu, sans le moindre écrin. Il est la marchandise sans le merchandising. 


Ce format grossier se déploie en musique dans le mp3. Décrié comme vulgaire, compressé, le mp3 est pourtant omniprésent. Produit de mauvaise qualité, il inonde le marché de sa matière première, boueuse et populaire. C’est cet aspect qui lui permet de retrouver une forme concrète. Libéré de ses atours sacrés, dépourvu du besoin de faire vendre, il se passe de main en main, traine au fond des poches. Il s'échange au marché. Ce processus se réalise clairement dans les pays non-occidentaux, à la pointe de matérialisation du digital. La pauvreté des hardware implique une appropriation des software à travers leur désacralisation collective. Le label Sahel Sounds a rassemblé ces marchandises à travers deux compilations intitulée: MUSIC FROM SAHARAN CELLPHONES. Ici, la musique se partage, s'échange, s'écoute à l'aide de téléphone portable. Les cartes mémoires de tous deviennent la trace de musiques hors des centres de production, partagées collectivement: le nomadisme du bluetooth. Les titres recensés proviennent des différents espaces du Sahara: Abidjan, Alger ou Bamako. Les chansons de groupes hors radar dessinent ici une pop improbable dans un mélange irrespectueux tant des traditions régionales que des standards internationaux. Plus que les beaux titre de guitare berbère, de rap, ou de pop enfantine, ce qui fascine dans ces compilations, c'est la déréalisation du vocoder concrétisé grâce à son usage cheap: "Tahoultine", "Anar", "Hwa Heda" et "Waihidjo" sont toutes des merveilles d'un auto-tune sorti des studios pour venir sur terre pour prendre possession de corps. Une pop enfin sortie de l'écrin commerciale pour reprendre ses habits de marcheurs. Le post-digital prend ici la forme d'une vitalisation du digital dans les zones restées en périphérie de sa révolution.


4 déc. 2013

MIX TTAPE: CO LA (US)

Illustration: Co La
Après presque une année de pause, les mixtapes font leur retour sur Think Tank. La première d'une nouvelle série qui promet d'explorer les zones troubles de la musique. Le premier, ce n'est qu'à moitié un hasard, est programmé aux urbaines (le 7 décembre). Co La, de son nom Matthew Papich, est un trublion de la scène américaine que l'on est plutôt fiers d'ajouter à la liste des contributeurs de nos mixes. Issu d'un milieu orienté rock -notamment de la formation Ecstatic Sunshine, avec Dustin Wong-, il est à l'origine de certaines des productions les plus intrigantes du moment. Samples reggae aliénés et loops tordus sont pitchés, dévoyés, pour reconstruire une musique étrangement distancée et moderne, un testament à la colle en bâton de tout un spectre de la culture pop. Interview et mixtape.


TT: De quel milieu musical viens-tu?
Co La: Je n'ai pas de formation. J'ai grandi comme guitariste dans la tradition punk/hardcore, puis j'ai passé quelques années à déconstruire la musique à guitares, tout en m'intéressant de plus en plus à un son plus spacieux; ambient, dub, techno.

Que peux-tu nous dire du morceau "3 Women" et ses samples? Qui sont ces trois femmes?
"3 Women" est un sample du morceau "Feel Up" de Grace Jones. Il est très reconnaissable. "3 Women", c'est le nom d'un film de Robert Altman des années 70. Il n'y a pas de "trois femmes".

Les samples et loops semblent jouer un rôle essentiel dans ton travail. Est-ce que c'est, dans l'état actuel de la musique, une forme de statement?
Les samples et loops se trouvent dans tous les genres de musique et de plus en plus de gens le réalisent. C'est une partie intégrante de la tradition de la musique enregistrée. C'est difficile de concevoir ça comme un statement, puisque c'est vraiment une manière unique d'exploiter ces outils.

Plus précisément, tu utilises beaucoup de samples vocaux. Est-ce que leur provenance revêt une importance quelconque, en tant que référence ou esthétique, ou les considères-tu purement comme un matériau créatif?
Ca ne m'intéresse pas de préserver l'identité des vocalistes que je sample ou avec lesquels je travaille. Sur mon dernier album, Angel Deradoorian était la seule vocaliste, mais il ne s'agit pas d'elle en tant que chanteuse ou diva. La voix est une texture, je l'utilise de la même manière qu'un enregistrement de feux d'artifice ou d'une porte de voiture qui claque.

Tu joues bientôt à Lausanne. Le fait que ton live corresponde au contexte du club fait-il partie de tes préoccupations?
Mes lives sont toujours préparés de manière à correspondre au contexte du club.



CO LA
Les Urbaines

3 déc. 2013

NATURAL FAIR: LE WEB COMME ANTIQUITE

Illustration: Enrico Boccioletti (http://www.spcnvdr.org/)
La notion de post-digitalism renvoie autant à un monde recouvert de toute part de digital, qu’à la fin de cette expansion, entrainant de nombreuses réarticulations. Il désigne ainsi une révolution arrivée à son terme, une révolution révolue, faisant naître un culte de ruines vieilles de 20 ans. 

La notion même de post indique cette relation temporelle et qualitative ambigüe. "Être post" implique de se positionner dans un après. Mais le post n’est pas un rejet, il constitue plutôt un renouvellement, un dépassement ; il suffit de penser à des notions comme celles de post-marxisme ou de post-punk. Dans le cas du digital, il s’agit de partir du constat que la révolution digitale a été accomplie. L’internet, la multi-connexion du monde et sa virtualisation constituent autant de processus achevés. Mais aujourd’hui, cette situation se transforme : nous sommes peut-être sortis de la naïveté de la période révolutionnaire pour enfin changer notre rapport au monde digital et sa perception. On peut ainsi parler d’un impact ontologique du digitalisme par sa transfiguration de mythes, d’arcanes et d’idoles. 


Le web devient ainsi objet de mélancolie. La révolution digitale a provoqué une accélération des transformations des modes, des normes et des codes. Techniquement comme esthétiquement, le présent file dans le dépassé. Tenir entre ses mains un CD, l’ancien Mac (peut importe lequel) donne l’impression de faire une rencontre avec notre préhistoire primitive. Visuellement, explorer des sites d’époque, ou se construisant à partir d’iconographie et de software antiques, permet un voyage dans un temps mythique : celui d’un virtuel cru, dont la rudesse procure un sentiment de matérialité, portée au rang de fétiche du fait même de son aspect trash, rebus des temps passés. La merde sacrée recrachée par les temps primitifs. Face à ces ruines, nombreux sont les disciples, transis du désir de construire des pyramides en l’honneur de cette antiquité mystérieuse par sa matérialité même, d’amasser les restes : cloaque.org. Certains sites finissent par représenter des îles secrètes, restées inviolées par le déchainement modernisateur du web 2.0, lieu d’une innocence préservée : heaven.internetarchaeology.org/heaven.html#bottom 


On peut retrouver des dynamiques semblables dans différents processus musicaux. Ainsi, le mouvement que l’on nomme vaporwave se base sur une construction de la musique sur une masse sonore de débris digitaux : sample de publicités, de bande-originale pour films pornographiques, pour la plupart issus des années proches de la création du web, entre la fin des années 80 et le début des années 90. Ce magma vaporeux sonne à la fois comme le bruissement mystérieux d’une antiquité désormais intraduisible car fruit d’un langage non encore construit, et comme les ruines effacées d’une époque où pop, porno et publicité paraissaient s’exprimer avec une naïveté, qui laissent à penser que nos ancêtres y croyaient encore. Les sons corporate sont érigés en fétiches qu’il s’agit de ne modifier qu’à peine. Les meilleurs exemples se trouvent dans certains enregistrements de James Ferraro et le travail de CLUB INTERNET. A une échelle plus accessible, Oneohtrix Point Never a fait de cette archéologie des sons un vrai exercice de style. Comme un collectionneur, il expose ces bestiaires. Ainsi, REPLICA exposait une mise en scène de publicités télévisuelles. Dans son récent R PLUS SEVEN, sorti chez Warp, il continue ce travail de réarticulation des ruines. "Problem Areas", dont le clip traite de cette présence d’objets-ruines hors du temps, conduit la réappropriation, tant par l’usage du synthétiseur korg que par celle de sample de films soft porn, avec une maitrise qui déréalise et détemporalise les ruines. Hors du temps, l’histoire se mue en boucle à l’aspect post-digital aussi fascinant que terrifiant, dont une autre vidéo, réalisée par Jon Rafman, vient dévoiler le visage effrayant : pixels, mangas, déchets, corps, digital et matériel sont fondus dans une sexualité morbide, reflet d’une révolution autant sublimée que perdue. 



Still Life (Betamale), Jon Rafman + Oneohtrix Point Never, 2013 from jonrafman on Vimeo.