Tous les deux ans depuis 2004, Delépine et Kervern nous offrent un long-métrage classe et qui survole de quelques longueurs le monde du cinéma français et européen. Aiguisant un style toujours plus proche d’Aki Kaurismaki ou même de Buñuel (une de leurs influences majeures disent-ils), les deux acolytes filment dans Le Grand Soir la France de province, coltinée dans les zones industrielles figées et sans vie. Et avec Dupontel et Poelvoorde endossant les deux rôles principaux, Le Grand Soir porte bien son nom.
Pour la première fois, Dupontel et Poelvoorde se retrouvent dans un film. Mais on ne parle point de triangle amoureux ou même de duo comique. Ici, c’est le carré qui met en place l’intrigue : ce sont deux grands acteurs, parmi les meilleurs du nouveau cinéma franco-belge, dirigés de mains d’orfèvres par un autre duo, la crème de la satyre en France. Benoît, un punk à chien qui s’est fait tatoué « Not » sur le front, est le frangin de Jean-Pierre, incarné par Dupontel, qui connaît une bien mauvaise passe dans sa vie de vendeur de divans en zone industrielle. Ce carré disions-nous, se reflète dans leur vie de famille avec un père à qui l’on doit parler lentement pour comprendre ce qu’on luit dit, et une mère complètement cinglée (Brigitte Fontaine) qui incarne en elle toute la folie du monde. Jean-Pierre à la rue, c’est son frère « Not » qui va l’aider à surmonter ses problèmes et à chercher une nouvelle voie de vie.
Ce qu’il y a de bien dans les films de Delépine et Kerverne, c’est qu’on sait très vite qu’on est devant un film qui se force à respecter une norme, des règles ("C'est ça la règle, c'est ça la norme !" dit Dupontel à son frère lorsqu'il le trouve sur le parking du centre commercial) et des lignes directrices fortes tout en restant le plus libre possible. En effet, chaque plan est cadré à la lettre, grand angle ou extrême plongée, rien n’est laissé au hasard. Mais en même temps, on sent la liberté et la volonté d’en découdre avec un cinéma trop normalisé. Et les règles qui s’y retrouvent, sont celle d’un réalisme brutale qui est le produit d’une idée frappante : Dupontel qui se réveille sur un matelas en forêt ou bien la discussion à table des deux frères avec leur père. Un dialogue qui pourrait sentir le roussi, une scène de présentation des personnages qui refuse le fond du dialogue pour n’en montrer que la forme. Serait-ce ça le style Kerpine ?
Le style Kerpine
N’osons pas Delern, on pourrait se tromper de rive... Donc, ce style de la forme, ce n’est pas non plus ce qui permet au cinéma des deux acolytes de se la couler douce derrière des images aguichonnes et bien ficelées. Il y a aussi la manière. Il y a aussi le dialogue. Comme celui du père et de l’agent de sécurité (le formidable Bouli Lanners) qui tourne autour du pot sans rien dire. La plupart du temps, ce sont les plans-fixe qu’utilisent les deux cinéastes. Afin de confronter leur spectateur devant une scène, sans la démonter, sans la re-monter, en laissant passer le courant et le génie qui sortira peut-être d’un clin d’œil d’un acteur. Cette scène de dialogue « en carré » (2x2) par exemple, entre les parents et les deux frangins. Habitués à ne pas voir de champ et contre-champ dans ce type de scène, subitement, nous passons des parents aux enfants. L’effet est marquant, il choque même, tant le contre-champ est inattendu. Les parents deviennent ainsi les enfants, les yeux bruns ronds virevoltant dans tous les sens marquent une certaine proximité avec l’audience. Encore une fois, la forme prend le dessus.
Alors en effet, on peut s’étonner, arrivé au terme du film, de ne pas voir une véritable fin à cette histoire. Pourtant, ces deux rigolos filment chronologiquement leurs scènes, comme pour intensifier une temporalité au récit. L’histoire n’est pas grand chose. Mais c’est parce que le style Kerpine n’est pas l’histoire. Ce n’est pas l’apparence non plus. Car ce serait trop facile de dire que c’est juste joli esthétiquement et qu’il n’y rien de plus. Non. C’est plutôt des moments figés, des scènes d’attente, des dialogues qui n’ont l’air de rien, des dialogues qui n’en sont pas (la scène des deux frères avec le père surexploités de mots en opposition avec celui de Dupontel et de la dame à qui il demande une cigarette, où la parole laisse place aux gestes et au regard), des montées et des descentes, réentendre la somptueuse voix de Cantat, rêver d'une scène de concert avec les Wampas et voir le batteur de Noir Désir qui sert un jus d’orange à un Dupontel au bout du rouleau. Du relief quoi. Le cinéma est la captation subjective et arbitraire d’un instant, et c’est peut-être de cette façon que Kervern et Delépine se rapprochent le plus, sans qu'on s'en rende compte, aux grands noms de cet art.
Le Grand Soir de Benoît Delépine et Gustave Kervern (France, 2012)
Pour le dernier soir, Kilbi revêt une parure décidément rock, voir carrément métal avec des têtes d’affiches à l’âge souvent avancé. Difficile de trouver de la musique sans grosses guitares pour un bouquet final un peu décevant.
La chaleur s’impose toujours et la fine équipe commence à être sur les rotules. Dur surtout quand la programmation se fait aussi rock. Chaque année, Kilbi maintient le souci louable de ne pas négliger son insertion dans le paysage fribourgeois et bernois, en prenant en compte le goût de ce public dans la programmation, pour ne pas tomber dans une forme désincarnée du festival cool, image que certains tentent de lui associer à tord. Malheureusement, cette musique me plait moyennement et l’attente de l’after se révéla un peu longue.
La crème du jour
Tout avait pourtant très bien commencé avec le concert de la Gale. Il fait encore chaud quand tous ce qu’on pensait de bien de la rappeuse fusionne parfaitement : l’énergie des concerts et la qualité du dernier album. En live, la force des productions de ce dernier éclatent encore plus et on sent bien que derrière se trouve un batteur. Les rythmes font mouches et frappent juste. Ces variations se ressentent encore plus par le contrechamp vocal qu’apporte le toujours précieux Rynox, présent sur tous les titres. Franchement, tant au niveau des sons que du flow, on trouve peu de concurrent sérieux à la Gale. C’est vénère, festif. Les textes brillent par leur intérêt, leurs positions assumées sans jamais verser dans la prêche. Dans la petite salle du Bad-bonn, tous, qu’ils écoutent du hip-hop ou non, ont hoché de la tête sur "Des balafres", "Frontières" ou "Comptez vos morts".
La déception du jour
Beaucoup de gens m’ont encouragé à aller voir Mudhoney. Et ce fut une déception énorme, qui dut peut-être encore plus grande pour les fans du groupe. Ce groupe est une légende du Sub Pop. Ce label a beau être excellent, le qualificatif de légende sent rarement bon en musique. Traduisez : un groupe qui n’a pas montré grand chose depuis plus de dix ans et qui revient sur scène pour ne rien prouver du tout, à part qu’ils ont "encore la pêche". Précepte vérifié au Kilbi où le grunge de Mudhoney a perdu tout de sa rage et de sa saleté. La musique dépouillée ainsi de ces oripeaux prend une allure de pop mièvre. Bizarre et un peu triste.
La découverte du jour
Les mecs de Za paraissent complètement fous et ne font pas semblant. Finalement, leur concert restera comme le plus expérimental de ce festival. En mélangeant afro-beat, math rock, en changeant de rythmes sans prévenir, en chantant n’importe quoi, ils produisent une musique totalement déchainée, à l’essence du rock. Au plus prêt de la batterie et de la guitare. A les écouter, on se dit que Battles sont surestimés et que Za fait tout ça en presque mieux. En tout cas, l’énergie des live respectifs est incomparable.
Le tour du monde
De toute cette soirée rock&folk, ne me reste qu’un souvenir plus que mitigé. Peut-être que celui qui s’en sortit le mieux fut Lee Ranaldo en début de soirée. Presque comme à la maison, le membre de Sonic Youth, comme la plupart des autres membres du groupe, fait maintenant dans la bonne vieille chanson à la limite de la balade, sans plus grand chose d’expérimental ou de bruitiste, à moins de prendre un solo de guitare pour quelque chose d’expérimental. Mais chanter des ballades, les siennes ou des reprises, au moins Lee Ranaldo le fait plutôt très bien. En tout cas, tellement mieux que les jeunes folkeux de Other Lives. Franchement, je peux comprendre que les gens aiment les trucs jolis et la soupe, mais ce folk cela m’ennuie à un point que la beauté n’apparaît que blafarde et que jamais je n’ai réussi à rentrer une seconde dans ce concert. Pourtant, je promet que j’ai essayé. Retour ensuite au rayon papy super avec the Afghan Whigs. Eux aussi signés dans un temps déjà lointain chez Sub Pop. Et ce fut pire que Mudhoney, le groupe sonne avec quelques années de recul comme de la musique à papa ringard. C’est pas que je sois trop jeune pour être nostalgique, la nostalgie c’est quelque chose que je trouve réactionnaire en musique. Et qu’on ne dise pas que c’est parce que je n’aime pas ce qui ressemble au Grunge. La vérité, je vénère un album des Meats Puppets. Des jeunes devenus vieux, on repasse aux jeunes déjà vieux. The War on Drugs font aussi du folk et pas de chance pour eux, alors qu’ils comptaient dans leur membre un des rares musiciens un peu intéressant du genre, Kurt Vile, ce dernier s’est barré il y a déjà quatre ans. Même chose que pour Other Lives, guitares acoustiques et chant de barbus tendres, essayé pas pu. En cette fin de dernier soir, toute la bande commence à faiblir et à part quelques valeureux-ses chevaliers de la nuits, peu auront la force de danser. Et pourtant, il y avait de quoi faire finir en beauté avec les deux derniers djs foufou. D’abord, c’est dj Marcelle qui sut parfaitement répondre à ce qu’annonçait le programme : Amsterdam's Finest Party Drug/ All Styles-One Groove. Les platines sont décorées de fleurs et de cœurs et une sorte de vielle tante sous champis vient passer un son tout aussi improbable passant du dubstep à des sortes de chansons paillardes en version électro. Chaque morceau est une bizarrerie, dansante mais étrangement. C’est ensuite son équivalent masculin qui vient assurer la fin de soirée : l’immanquable dj Fett. Pas de surprise ni de déception, c’est bien lui le maître des vinyles single et les amateurs de rockabilly, soul et autre garage rock en auront pour leur compte jusqu’au premier rayon du soleil. Au moment de s’endormir, pour bien dire au revoir au Kilbi (et aussi pour s’éloigner des bruits d’accouplement provenant d’une tente proche), on se lève une dernière fois pour contempler, seuls au monde, l’aube et la pluie qui se lèvent sur le camping. A l’année prochaine canailles.
C’est parti pour un deuxième soir à Kilbi. Au programme, un menu qui mêle à la fois des pépites électro, des pointures pop (Metronomy), des étrangetés et malheureusement un peu de folk gnan-gnan.
Il fait beau et chaud, ce qui signifie que dès 9h du matin, les tentes accouchent des fœtus de festivaliers en slip. On part se salir dans un lac tout en vase et poussières. Pas le genre d’endroit où laver des fruits. A peine le temps de se nourrir et de parfaire son bronzage sur la plage, que les premiers concerts commencent. Que cela ne tienne, le concert de 16h s’écoute en mode plagiste, linge sur l’épaule et maillot de bain encore mouillé. Chill !
La crème du jour
Décidément, je dois avoir tourné complètement électro. Pour le deuxième soir de suite, je désigne une formation du genre comme crème du jour. En plus, cette fois il s’agit d’un duo de dj : les californiens de Nguzunguzu. Déjà coupables de plusieurs EP monstrueux, Nguzunguzu ont fini de me convaincre avec un set vénère au possible, entre gangsta et dubstep. Le tout se donne avec une grosse cred’, le duo se présentant comme un mec impassible à T-shirt blanc et une fille à casquette, lunette et mains revolver. Un show monstrueux qui mélangea autant des morceaux inconnus que les must du genre comme Evian Christ, osant même passer du Britney Spears, devenue soudain bien méchante, le tout avec des basses profondes et crasses. Ce dj-set restera peut-être comme le meilleur moment de cette édition, avec ce show dansant, sensuel et bastonneur, d’autant plus délicieux du fait de la rareté de set de qualité jouant dans ce registre. Depuis, j’écoute en boucle leur mixtape.
La déception du jour
Le Kilbi fait rarement des fautes de gouts, je me permettrai d’en relever une : le red bull tour bus, une institution qui a déjà prouvé sa nullité de maintes fois (le concept : une faible qualité de son et percher un groupe sur le toit d’un bus). Si Kilbi avait déjà tenté de décentraliser une petite scène l’an dernier en faisant jouer des groupes au bord du lac, l’installation de cette année se révèle beaucoup moins sympathique. Evidemment que les sponsors y sont pour quelque chose, il n’empêche que faire jouer des groupes, souvent assez faibles, dans un bus à côté des toilettes du camping reste une démarche contestable, tant personne n’a envie de regarder un groupe en plein milieu d’après-midi dans un camping sans ombre.
La découverte du jour
Déjà, les Bâlois de Aie ça gicle ont un des noms de groupes les plus cool au monde. Je les avais déjà vu dans un concert tardif dans d’anciens abattoirs de leur ville natale. Ce fut génialement bruitiste et plein de distorsion. En ce début d’après-midi au Kilbi, Aie ça gicle sonnent beaucoup plus clairs malgré les trois guitares. Cela reste du très bon rock, surtout au vue du faible niveau du genre lors de cette édition. Rien de révolutionnaire mais une musique se tournant vers les côtés les moins expérimentaux de Sonic Youth pour sortir quelque chose à la fois rude et séduisant comme le prouve "Trust".
Le tour du monde
On m’avait dit du bien de Moonface, "hyper love-hard rock FM" pour être précis. Et au début, le concert pouvait presque me convaincre avec son côté Bowie et sa grandiloquence kitsch faite de synthé new-wave et de claviers. Mais sur la longueur, la mayonnaise ne prend pas et finit par lasser. Le concert tombe même dans le désespéremment naze quand le chanteur sort un livre et se net à le lire à haute voix. Get Well Soon ne font pour autant pas mieux avec leur folk joli mais sans originalité, du Beirut en moins bien. C’est pas parce que cela vient de Berlin que c’est mieux. On passe à la gloire de la soirée : Lee Scratch Perry, qui lui aussi se positionne haut dans l’échelle du cool avec sa casquette multicolore. D’entendre du reggae au Kilbi fait plaisir et on s’y serait presque laisser prendre si Lee Scratch ne passait pas tout son temps à râler pour enlever ou remettre des échos sur sa voix. Le reggae à l’image du chanteur se fait vieillissant et cette absence de renouvellement empêche de s’extasier sur un concert efficace mais à l’allure d’archives vivantes. Metronomy étaient censés remettre la musique au gout du jour avec leur pop azuréenne. Malheureusement, les paillettes de l’efficacité cachaient à nouveau mal une musique sans dynamique. En live, le groupe sonne comme une machine bien trop huilée et rares sont les titres qui font véritablement mouche. "Holiday" fait évidemment partie de ces exceptions. Des blondes ont beau agiter leur crinière et leur corps à la slutty sluts style juste devant nous, on ne réussira à danser que quelques courtes minutes.
Le concert que j’ai pas vu mais on m’a dit que c’était super
J’avoue, j’ai flanché et suis rentré dormir comme un vieux. Mince, j’ai raté un concert super. Je laisse donc ici la parole à mon suppléant de la nuit, l’infatigable Tony Fun :"C’est sur le coup de 2h du matin que les kicks réguliers commencèrent à marteler la grande scène. Finir la soirée avec un set techno-minimal ? Pourquoi pas. Sauf que nous avions devant nos yeux un véritable groupe au sens classique du terme (guitare, bass, batterie) : les autrichiens d’Electro Guzzi. Le trio ne tente pas ici le crossover electro-rock, mais reste, de manières strictes dans une démarche minimale et techno, strict tant au niveau de la composition que dans les sonorités. Assez vite, on oublie presque de regarder le groupe pour commencer à danser : mission accomplie. Un tout grand moment de cette édition (ndlr : à voir le 11 juillet au festival de Cité)."
Un an qu’on attendait de se retrouver à Kilbi. A nouveau seul délégué pour couvrir tout le festival pour Think Tank, avec en plus une année de plus dans les jambes, au prix de quelques moments de ramasse, j’avais de nouveau signé pour la formule complète : camping, alimentation invariée et rythme de vie malade. Comme l’an dernier, Kilbi part très fort avec peut-être sa meilleure soirée et des groupes très attendus comme Beach House, Lower Dens ou Oneothrix Point Never.
Passée l’émotion des retrouvailles, on se réjouit d’abord d’une météo clémente. La quechua nous implose dans les mains, le camp se construit avec au centre un espace libre pour tiser et manger des chocoly. Le festival comporte toujours trois scènes et assister à tous les concerts devient un défi impossible qui implique de ne pas prendre de pause repas et le don d’ubiquité. Malgré la générosité de l’offre, le festival, en limitant intelligemment le nombre de places vendues, garde sa dimension agréable. Les bières sont déjà bien au chaud dans les tentes, tout est prêt, allez c’est parti pour trois jours de Kilbi.
La crème du jour
Cette année, une des priorités que je m’étais fixé consistait à danser tous les soirs. Et secouer la nuque, cela ne compte évidemment pas. Pour le premier soir, il aura fallu attendre la toute fin de soirée mais que ce fut bien avec Clark. Un concert qui confirmait d’emblée la capacité hallucinante de la grande scène du Kilbi à se transformer en dancefloor. Le son est imposant, le fait qu’il n’y ait qu’une personne entourée de machines ne pose ici aucun problème, le public n’a aucun doute qu’il s’agisse de « vraie » musique et danse en toute confiance. Normal quand officie un membre de l’écurie Warp. Le set est structuré avec une intelligence folle, mêlant passage bien techno et nappes bruitistes. C’est exactement ce qu’on demande : une musique qui soit à la fois évidemment dansante et diablement composée. Les montées sont jouissives sans être putassières, les mélodies s’entrechoquent sans jamais produire le moindre dérangement. Clark adapte parfaitement ses compositions de house triturée en un format live plus accrocheur. Le public en redemande et c’est sans effort que tout le monde danse jusqu’à passé 2 heures. Qui de secouer son popotin, qui de dessiner des halos autour des gens autour de soi, tout passe dans un festival où l’embrouille ne se rencontre jamais.
La déception du jour
J’attendais beaucoup du concert d’Oneothrix Point Never, surtout après l’excellent REPLICA sorti l’an dernier et utilisant des nombreux samples de publicité des années 80. Le problème, c’est que ce concert s’adapte très mal au format festival. Les synthés ont beau être lo-fi, ils sont beaucoup trop étouffés et le tout ne sort avec aucune puissance. Le son semble être tombé du côté drone absolu de la force, oubliant de s’ouvrir et d’apporter la dose de fun, pourtant présente sur album. Rien à faire, impossible de rentrer dans ce concert pas assez lumineux, d’autant plus que les visuels présentant des sortes de logo pour t-shirt Ibiza modélisé en 3d et tournant dans tous les sens donnent juste envie de s’enfuir, tant ils me donnent l’impression de sombrer dans un mauvais bad trip. Quand un peu plus loin grésille la cigarette du repos, le piano de "Replica" résonne. Le regret est alors encore plus fort, tant j’aurai souhaité un concert prenant, qui se serait permis de bouleverser voire même de délirer avec Oneothrix Point Never osant des incartades du côté de son autre projet, Ford & Lopatin.
La découverte du jour
Comme c’est le soir où je connaissais à la base le plus d’artistes, pas facile de dénicher une surprise. Par défaut, ce sera donc Emika. Pas un grand concert, surtout qu’il était programmé tôt. Si la musique ne jouit pas de la plus grande finesse, ce fut drôle de se sentir en plein après-midi comme dans un club à 4h du matin. Emika envoie de la grosse basse. Du dubstep dans sa version la plus électro-pop. Sûrement qu’il doit exister des dizaines de réplique d’Emika à Berlin, il n’empêche qu’elle m’aura presque fait danser à 20h. C’est déjà pas mal.
Le tour du monde
Ce jeudi soir, c’est surtout du côté de la grande scène que cela se passait. Vite fait mentionnons la seule performance non mentionnée de la seconde scène : la projection du film Earth de Ho Tzu Nyen avec une musique live de Aki Onda. S’il y a quelque chose d’impressionnant et presque d’admirable d’oser programmer un truc aussi expérimental, de plus sur une scène de grande taille et en plein milieu de soirée, il faut admettre que l’expérience se vit dans un ennui difficilement camouflé. Revenons en arrière avec le premier concert auquel j’ai assisté lors de ce Kilbi. Le moins que l’on puise dire, c’est que c’est parti très très fort avec Lower Dens, un des concerts les plus attendus de cette édition. Il répondit largement aux attentes : le groupe hypnotise par sa maîtrise d’un son tout en stridence de glace, malgré le soleil qui brille autour. Alors que les groupes à guitare actuels déçoivent presque toujours, Lower Dens tapent très fort avec des mélodies aussi dense que stupéfiante, une sorte de New Wave plus sombre et plus écrite, de la dream pop en mieux, maintenant la beauté des compositions sous un voile de brume. La chanteuse varie les registres et la qualité de NOOTRONICS se trouve plus que confirmée, avec "Brains" qui restera une des meilleures chansons entendues lors de cette édition du Kilbi. Malheureusement le niveau ne se maintient pas et le concert suivant sur la grande scène restera comme le truc le plus ennuyeux que j’ai entendu lors de ce festival. Les Kings of Convenience n’aurait pas pu mieux choisir leur nom et même en se concentrant sur le délice d’un fallafel, je ne peux pas ne pas entendre le cri de désespoir de mes oreilles face à ces grattements de guitare insipides que des faux détours du côté de Whitest Boy Alive tentent en vain de rehausser. De la beauté et de la mélancolie, au contraire, se sont déversés en avalanche du concert de Beach House. En trois albums, le duo s’est imposé comme les maitres absolus de la dream pop, laissant ses imitateurs à distance. Cette maitrise sonne de manière encore plus impressionnante en live : tout est magnifique et la voix de la chanteuse bouleverse. Mais face à un concert aussi cristallin, on ressent comme un effet Moonrise Kingdom : tout est si mignon, maitrisé à la perfection, que l’enchainement de titres tous aussi beaux finit par désincarner la Beach House. Restent pourtant sans aucun doute la fulgurance de certaines chansons, en particulier les bijoux de TEEN DREAM. Dans un registre beaucoup moins éthéré, le dj set de Kalabrese repoussa la fatigue du premier soir jusqu’à faire danser tout le monde tard dans le Bad Bonn avec notamment les délires italo disco de Ali Love. Enfin pour ceux qui s’en souviennent le lendemain.
Ce mois de mai, tout s'accélère avec le rush des fins de semestres. Malgré les charges de travail, l'équipe de Think Tank reste décidée à ne pas perdre non plus le rythme des sorties musicales. Surtout qu'en ce moment, c'est chaud bouillant avec Liars, Peaking Lights ou Laurel Halo. Qu'on danse ou qu'on chill, le son prend le ton de l'été qui vient. Think Tank la tête sous l'eau, les mains dans le cambouis. Avec un questionnement de vigueur: peut-on réellement écouter de la musique en pleine bourre? Faut-il de l'expérience pour écouter et travailler, de l'habitude ou des prérequis spécifiques? Où, plus simplement, l'on pourrait imaginer qu'en pleine labeur sans une attention ultra-précise, seuls les sons séduisants seraient captés ou assimilés. A l'inverse, les albums denses et développés passeraient d'une oreille à l'autre sans être repérés, pour autant que l'on écoute à l'aveugle. Ce Speaches est de fait plus court, mais non moins intéressant, sa tâche étant simplifiée par des albums très très forts, est prouve que les bons albums possèdent une aura particulière, au-delà des conditions d'écoute.
Raphaël: La presse a, ces deux dernières années, beaucoup parlé de Laurel Halo (cover ci-dessus). A juste titre, probablement: plusieurs de ses EP, notamment ''Hour Logic'' en 2011 l'ont confirmée en tant qu'artiste avant-gardiste. Après une grosse comm' devant introduire son album QUARANTINE sur Hyperdub ainsi que des sorties aux identités assez diverses, difficile de savoir quelle forme ce premier album allait prendre. Or, celui-ci– louée soit sa densité – semble confiné à l'informité. La reine des plages lascives à l'odeur de formol livre un disque sans ossature, bouffi de prétention et à la consistance un peu fade. Les harmonisations et dissonances respirent la préciosité mais peinent à dissimuler un léger manque de substance qui risque de priver QUARANTINE d'une véritable postérité. De manière assez surprenante, les morceaux empruntant le plus d'éléments à la pop sont ceux qui s'en tirent le mieux, tant la complexité un peu factice des autres agace. Ainsi, ''Thaw'', ''Tumor'' ou le sulbime ''Carcass'' se démarquent quelque peu d'un disque qui laisse peu de traces, peu d'émotions, peu d'images.
Julien: Étrange album, à l'instar de sa pochette entre le cool et le lol. Là où ses proches de Oneohtrix Point Never ou de Sun Araw jouent avec le shooté pour mieux nous terrasser, ceci sans kicks, Halo reste un peu à des stades d'introductions. Tout ceci parait un peu trivial comparé à d'autres sorties fumantes du mois, entre Liars, Lone ou Dntel. Justement, ce dernier, je ne sais pas si tu l'as écouté Raphaël. Jimmy Tamborello a fondé Dntel en 1994 déjà, alors que l'on ne parlait que d'esquisses d'electronica et encore moins de dubstep. Disque hanté pour l'été, AIMLESSNESS montre que Dntel a du coffre et des références, laissant aller la rythmique dans tous les sens et prenant de multiples valeurs de genres (le très electronica "Jitters", le proto R&B "Still" ou le final psyché "Trudge"). Tamborello fait aussi partie des très influents et pourtant peu reconnus The Postal Service qui, au final, auront autant amené que des Animal Collective, sans la notoriété donc. Il pourra toujours se satisfaire de voir un titre tubesque comme "Santa Ana Winds" passer dans les clubs hips. En parlant de cool, en restant dans les beats digitaux…
Pierre: Le nouveau label au top et qui a donc logiquement pris la relève de Tri Angle dans la session showcase de Sonar, c’est 100% Silk avec des groupes comme Maria Minerva, L.A. Vampires ou encore Ital (qui jouera le 30 juin au Bourg de Lausanne). Ce mois-ci sort l’EP de Octo Octa, OH LOVE. Quatre titres d’house en mode maillot de bain. "Deep Hurt" ressemble fort à une émanation de chill wave, devenue une électro beaucoup plus intelligente, notamment via des samples de voix extrêmement love. Parfait pour danser sur la plage. Avec "I Can Feel You", tu peux lever les bras au ciel sans honte. On recommande également l’excellent remix de Chevalier Avant Garde pas les même Octo Octa. A l'instar de Tri Angle, 100% Silk met en avant son identité sonore et la renforce avec un catalogue hyper cohérent. Ainsi KINGDOM de Fort Romeau est pas loin de faire encore mieux dans le même genre. Cela aurait été chose faite si le hit "SW9" avait été intégré à l’album. On retrouve chez eux le même genre de sonorités mais avec des rythmes plus tranchés et une palette de variée. Pas besoin de choisir, franchement embarquez les deux albums dans votre voiture en direction azuréenne.
Julien: Je rajouterai qu'il est possible de télécharger un grand nombre de mixes maisons, le tout sans sortir un seul centime. Généreuse, l'électro (mais ça on le savait déjà). L'autre album assez fort d'électro et qui fera plaisir à tout fan du grandiose label R&S, c'est GALAXY GARDEN de Lone. De Nottingham – basé à Manchester actuellement –, Matt Cutler sonne comme ses semblables (Floating Points pour les synthés caverneux, FaltyDL pour les kicks ou encore Nathan Fake pour la cohérence artistique). Avec un atout énorme: son approche sonore est immédiatement reconnaissable, ce qui en 2012 est assez rare pour ne pas le relever (dans les candidats du mois, Liars fait aussi office de groupe à forte identité). Donc Lone, musique de type rêveuse comme le relève l'influent Bibio sur Discogs mais pour « tous les jours, complètement immergés dans un jeux d'arcade des années 80 ». Oui, disque de tous les jours, accessible et pourtant complexe, IDM affranchie de sa relative discrétion pour oser les voix comme sur "As A Child (feat. Machinedrum)" ou "Spirals (feat. Anneka". D'autres titres sont plus sinueux comme le très londonien "Crystal Cavern 1991", traversant 20 années de rave les narines pleines à 160BPM, ou le final "Vulcan Mill Acid" allant chercher lui le tréfonds dub des années 80. Difficile pour autant de détacher un titre-clé, tellement les LPs de Lone sont excellents à tout égard et ne souffrant (presque) d'aucune faiblesse. La preuve aussi que le format album est aussi viable dans la musique électronique, le tout en respectant la devise de R&S: « in order to dance ».
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Raphaël: Le label Night Slugs, lui aussi bien souvent aux avants-postes depuis deux sa création, semblait ces derniers temps avoir pris une direction résolument plus club. Qualitativement moins régulier que des Tri-Angle (pas si surprenant puisqu'il s'agit ici du bébé de Bok Bok et L-vis 1990), il avait pourtant été responsable de quelques grosses sorties l'année passée, dont le méga-tube des soirées warehouse de l'underground londonien, ''Wut'', de Girl Unit. Jam City joue dans un registre proche de l'essence du label mais s'affranchit gentiment du clubbing et développe une sensibilité et une architecture beaucoup plus indus. CLASSICAL CURVES est sans aucun doute l'album le plus étrange qu'il m'ait été donné d'entendre depuis un bout de temps : émancipé de presque toute contrainte de format mais tout sauf expérimental, il est aussi inclassifiable que son équilibre est fragile. Empruntant ça et là des samples d'aboiements, d'appareils photo, appondus, dans un silence quasi-dominant, à des structures rythmiques extrêmement rigides, Jam City créé une interaction troublante entre froideur aseptisée et synthés cheap à la Prince. CLASSICAL CURVES est un album-éprouvette. Si proche du vide mais si consistant. Puissamment mécanique mais habité, lisse dans ses sons mais sauvage dans ses structures, il semble avoir été développé in vitro, à l'abri de toute forme d'humanité et de tout regard vers l'extérieur. Rarement un album électronique aussi dénudé et dur aura fait preuve d'une telle ambition.
Pierre : Les groupes non-électroniques passionnants finissent par devenir une espèce en voie d’extinction. Heureusement, les rares phénomènes encore vivaces touchent à la perfection. Un groupe fait très fort : Peaking Lights. Après un album adulé à juste titre, la suite semblait ne pouvoir que décevoir. C’était sans compter sur l’incroyable qualité de ce duo. LUCIFER est un bijou à huit faces magnifiques, qui sera vénéré dans dix ans. Mais il n’y a aucune raison d’attendre ce temps et c’est d’emblée qu’on profite de cet album et que ceux qui ne connaissent pas se jettent dessus au plus vite. Tout brille de splendeur, les synthés sont psychés, les guitares mélancoliques, le piano beau, les sections rythmiques démentes. Lorgnant du côté du dub, Peaking Lights forge un rock incroyable d’originalité, reformulant musique africaine, planante américaine dans un album au delà du contemporain. Pas de doutes que les remixes font de nouveau fleurir de cette source multidimensionnelle pour notre plus grand plaisir. Si l’ensemble confine à la grâce, les très grandes chansons ne manquent pas non plus à l’appel. "Cosmic Tides", déjà chanson de l’année. A moins que soit "Dream Beat". Du très très bon.
Julien: Indéniablement, la musique de Peaking Lights est d'époque, avec des références admises par l'art contemporain tendance – l'afrique au-dessus – une démarche qui semble assez libre et des titres légers comme l'air. Et pourtant, les basses sont présentes. Ici, on parle de dub nouvelle génération, par moment dub sudiste ("Beautiful Son"), dub eighites ("Live Love") ou dub classique, couple fumant basse-beat avec l'effectivement génial "Cosmic Tides". Musique pour sound-system de blancs sans l'exotisme normalement de vigueur, LUCIFER décloisonne l'indie avec pas mal de délicatesse. Alors certes, l'ancienne génération ne verra qu'un duo lui aussi trendy appliquant les bonnes formules de ce style dérivé du raggae, généré par des cinglés de la production, chanté par une belle brune, Indra Dunis, à la voix finalement commune. D'autres y verront un album affranchi et archi-fun, à l'instar de "Midnight (In the Valley of Shadows"), titre qui pourrait durer deux jours quand il tourne sur la platine, dépassant largement l'EP 936 sorti l'an passé, moins produit, moins homogène non plus. Oui Pierre, on est bien avec ce disque. On va être heureux cet été – on se demande d'ailleurs où ils tournent en juillet-août (seuls Portland et de petites dates anglaises sont agendées).
Pierre : On a déjà parlé de Ital, projet solo du chanteur des géniaux Mi Ami. Ces derniers, désormais également sur 100% Silk, ont eux aussi sorti un EP en début d’année : DECADE. Et une fois de plus, McCornick fait un sans faute et fait évoluer sa musique. On est encore plus loin du rock déconstruit des premiers albums du groupe et même du précédent DOLPHINS. Ici, il ne reste plus que quatre titres durant tous entre 7 et 10 minutes et dont la sonorité house se lit déjà dans leurs titres : "Time of love", "Free of Life". On retrouve ce mélange de détournement de mélodies pop et sons électro lo-fi exécutés avec brio. Les moments de pure éclate auditive sont nombreux dans cette musique rêvée. S’il fallait tout de même trouver un bémol, on pourrait regretter le fait que la couleur Ital soit devenue dominante, faisant disparaître certaines qualités de Mi Ami comme la rage qui s’exprimait dans le chant. Heureusement, l’apport de la formation se fait toujours ressentir dans les rythmiques forcenées.
Julien: Nettement plus décevant est l'album de Dent May, pourtant hébergé sur le label Paw Tracks (Ariel Pink, Black Dice), et pris sous l'aile d'Animal Collective (la sœur d'Avey Tare dudit groupe est fondatrice dudit label). L'influence pop dorée (ou pailletée c'est selon) s'inscrivant en trame de fond de Paw Tracks est très marquée chez ce musicien du Mississippi. "Best Friend" est un petit tube, mais le reste ressemble à une déclinaison frustrante des bons plans appliqués dans cette ouverture: chœur épris et refrains précieux. "Rent Money" se dégage heureusement de cette monotonie cool, avec certes un plagiat de grands titres d'époque (sunshine, softrock et autres truculences d'avant punk), mais avec pas mal de lucidité.
Raphaël: Passage au nord, en Suède plus exactement avec un nouvel EP d'Harald Björk (qui nous avait gratifiés d'une mixtape quelques mois en arrière). 'ESTELLE', nommé avec un peu d'ironie (?) en hommage à la princesse suédoise fraîchement née, marque un certain tournant pour Harald Björk, qui renforce là son identité, trouve une plus force personnalité dans sa musique. Trois morceaux à tendance sous-marine, dont l'étonnement house ''Ner'' marque de manière assez claire la nouvelle direction choisie. Rythmiquement plus durs, plus agressifs que sur ces précédentes sorties, les trois morceaux d'"ESTELLE" conservent malgré tout une essence psychédélique, particulièrement sur ''Under'', de loin meilleur morceau d'Harald Björk à ce jour et ballade champêtre pas mal flippante.
Julien: Le nouvel et ô combien attendu album de Liars (cover ci-dessus) nous permet de pivoter vers les guitares tout en gardant le dénominateur commun des sons digitaux. Actif depuis l'an 2000, le trio basé à New-York s'est bien gardé de rester à distance respectable des tendances, offrant plus d'une décennie d'amour violent et de ballades insoumises, dégommantes et pourtant essentielles. Après le terrible THEY WERE WRONG, SO WE DROWNED (2004), ou le conceptuel DRUMS NOT DEAD (2006), ces proches de David Sitek déçurent pas mal de monde avec le plus accessible SISTERWORLD, offrant toutefois quelques beaux moments aussi stupéfiants que brutaux. Toujours chez Mute (ce depuis 2004), Liars vient de sortir WIXIW, un 11-titres impeccable, peut-être pas aussi important que les albums sus-nommés pour les fans d'intensité. WIXIW est plus diffus, plus dans le travail au corps qu'à la frappe rageuse, et de fait assez imposant à premier abord: comme souvent avec ce groupe, on passe de la détente à la tension avec pas mal d'aplomb, mais ici avec plus d'envergure, eu égard aux styles abordés, véritablement pluriformes et pourtant si fort maîtrisé ("His and Mine Sensation" ne souffrirait pas sur une B-Side de Moderat, "No.1 Against the Rush" comme réponse américaine à l'orientation très CAN des Horrors, "A Ring on Every Finger" allant se frotter lui aux lois du dancefloor). Comme chez Lone ou Peaking Lights, Liars se développe, s'améliore même, mais garde son identité forte. Grand mois de mai, on vous dit.
Julien: Je poursuis avec une autre sortie assez remarquée, celle du nouveau LP de Japandroids, CELEBRATION ROCK (oui, ils ont osé le faire en 2012). L'ouverture pétarade mais le disque est plus qu'inégal avec du pub-punk assez années 2000 "Fire Highway", le très quelconque "Adrenaline Nightshift" ou le prétentieux "Continuous Thunder". "For the Love of Ivy" vaut à lui seul le déplacement dans un sursaut puissant et jubilatoire. Nettement plus mesuré que ces jeunes gens de Vancouver, Here We Go Magic est arrivé sans bruit au début du mois de mai, avec un grand vocaliste à sa tête (Luke Temple), une sainte influence (Talking Heads), une certaine préciosité et de fait des morceaux de toute bonne facture. Si l'ouverture est assez classique, "Make up Your Mind" font se percuter 30 ans de post-punk avec des boules disco en prime, nerveux mais pas présomptueux (hop titre du mois). Here We Go Magic sonne comme du Blur au spleen prononcé ("Over the Ocean") ou du Blonde Redhead maigrelet (le final "A Different Ship", magnifique). Il y a aussi des titres plus catchy et lumineux, mais c'est quand le groupe tire la gueule que tout se révèle, plaçant Temple dans le sillon des grands chanteurs actuels. Si l'on considère Liars comme un groupe transgenre, cet album des New-Yorkais pourrait bien être la meilleure sortie des formations à guitares. Encore qu'il pourrait se faire concurrencer par les ambitieux Tu Fawning, largement relayés sur les radios indépendantes et auteurs du très remarqué A MONUMENT (oui, eux aussi ont osé). "Anchor" ouvrant l'album pourrait faire placer les américains signés chez City Slang pour un prototype étrange de Florence and the Machine indie. La contribution à la voix de Corrina Repp, les plans de guitares héroïque de son mari Joe Haege – notamment meneur des mégalos Menomena – et les gros roulements de batteries n'y étant pas pour rien. Sinon Tu Fawning joue sur d'autres répertoires dans une suite assez étourdissante de soul, rock baroque et de folk stellaire ("To Break Intro", brillant).
Raphaël: Musique de sofa cosmique maintenant ; sorti dans une relative discrétion (pas étonnant), l'énième album solo de Dewey Mahood alias Plankton Wat, ''SPIRITS'', aurait pu être la bande son de ''Paris, Texas''. Le guitariste un peu barré d'Eternal Tapestry n'en est pas à son coup d'essai et traîne derrière lui pas mal de balbutiements souvent chiants mais toujours deep. Pour le coup, il délivre son meilleur album à ce jour. Le bien nommé ''SPIRITS'', même s'il frise le cliché du gros trip psychotrope/désert, révèle dans sa longueur et son développement une impressionnante puissance narrative . Disque habité s'il en est, fourmillant d'ombres et de formes, il conserve un anonymat et une abstraction relativement accessibles qui permettent à Mahood d'éviter les plus grands pièges de l'album hippie méditatif 2.0. Autant dire qu'avec sa gamine de, je sais pas, 10 ans qui joue du shaker (ou ganza) dessus, c'était pas gagné. Pourtant, l'évidence s'impose: on ne s'ennuie pas, ou rarement, chaque élément prenant une telle importance dans les nombreux espaces. Moins plaintif que ses analogues du post-rock, distordu de bout en bout, ''SPIRITS'' est une vraie réussite instrumentale, un beau disque de gentils fantômes.
Julien: On était à la bourre chez Think Tank, mais quel grand mois cela fut (il manque à l'appel les disques de Chromatics, Best Coast et Richard Hawley notamment, nous en parlerons dans une vingtaine de jours). Une grande part d'électro et de rythmique dansante; on prend un malin plaisir de clôturer ce Speaches raccourci avec ce que certains critiques appellent le come-back de l'année: Bobby Womack a tout vécu, traversé récemment l'enfer avec une sale maladie, perdu toute confiance en lui selon ses proches en conséquence et aurait bien pu terminer ses jours à l'écart d'un circuit musical frénétique et manquant parfois de reconnaissance envers ses précieux aïeuls. Damon Albarn, ancien petit malin de Blur, concepteur au succès inespéré de Gorillaz, grand défenseur de la cause de la (vraie) musique africaine (le Mali notamment), lui n'oublie jamais. Il relance ainsi Womack en le co-produisant sur un album – THE BRAVEST MAN IN THE UNIVERSE (c'est quoi le problème avec les titres d'albums ce mois-ci?) – attractif sans forcément être de grande envergure. Il y a du divertissant avec la trendy Lana del Rey sur "Dayglo Reflection" ou "Stupid", des choses bizarres comme "Love Is Gonna Lift You Up", des ratés ("Jubilee (Don't Let Nobody Turn You Around") mais suffisamment d'autres titres de grande allure pour placer l'album dans les bonnes tabelles. "Please Forgive My Heart" par exemple, plus qu'entendu dans des DJ-set d'obédience britannique dans des formes de remixes diverses, et d'autres choses plus posées ("Deep River") ou prenantes/personnelles ("Whatever Happened to the Times"). La production très actuelle ne rend donc pas forcément service au revenant même si elle permet à ce disque d'exister pour lui-même, s'affranchissant de l'Histoire de Bobby. On pense de fait directement à l'album de remixes archi-reconnu de Gil-Scott Heron signé par la nouvelle perle anglaise Jamie XX dans ce style d'intervention hautement dangereux mais manié avec grande maîtrise, perpétuant cette belle tradition des musiciens-producteurs britanniques. De quoi parfaitement terminer ce recensement succinct de la cinquième mensualité 2012, sacrant presque unanimement les Peaking Lights. Une telle concordance d'opinion dans cette rubrique est rare et on oserait presque déclarer que ce mois de mai fut le meilleur depuis bien longtemps; voire depuis l'inauguration de la rubrique Speaches?
Albums du mois: Pierre: Peaking Lights, LUCIFER Julien: Liars, WIXIW Peaking Lights, LUCIFER Raphaël: Jam City, CLASSICAL CURVES Peaking Lights, LUCIFER
Titre du mois: Pierre: Baauer, "Harlem Shakes" Psycho-Horses, "The Youth" Julien: Here We Go Magic, "Make up Your Mind" Four Tet, "128 Harps" Raphaël: Nathan Fake, ''Iceni Strings''
Peaking Lights - Lucifer Vidéo du mois: Flaming Lips feat Erikah Badu, "The First Time Ever I Saw Your Face" / "Western Esotericism" (cover)
"Grown Up" met tout le monde d'accord, sur TT ou sur les blogs réputés indie – lumineux titre au beat proche de "Tomorrow Comes Today" de Gorillaz, au format réduit. Récemment mis en exergue dans nos colonnes lors de notre article "Hip Hop is not Pop", Danny Brown représente un style affranchis du bling, exigeant mais ô combien appétissant. Ici, on retrouve les recettes toutes faites du clip amusant, micro-kid faisant comme les grands, fac-similé stylistique de ce que le rappeur de Detroit critique en musique, en en faisant mine de se coller à cet exercice pour mieux s’en moquer. Le kid est cool, gangsta, bien habillé, mais se casse les dents. Titre branleur (version moderne possible du "Take a Walk to the Wild Side" de Lou Reed) pour futur flambeur; la mère n'est toutefois jamais très loin.
Aloïse Corbaz, Enlèvement d’une mariée de Gaule, 1917
Les beaux jours progressant, la Kilbi finissant, la Collection de l'Art Brut elle aussi se met au soleil et dévoile une exposition éclatante consacrée à l'une de ses créatrices pionnières, Aloïse (1886-1964). Pour TT, une taupe s'y est introduite et en donne la primeur.
C'est un début qui aurait dû commencer plus tôt. Jamais trop tard pourtant. Installé, en sourdine ou dormant, à la Collection de l'Art Brut, votre chroniqueur propose un premier opus, étape initiale d'une série, un genre de billet régulier pour tenir informé le passant ou la passante. On se lance en trombe, en cataractes même, avec une rétrospective massive consacrée à l'une des toute premières créatrices d'Art Brut : Aloïse, née Corbaz à Lausanne, devenue simplement Aloïse par la force des images. Plus vue sous la loupe depuis 26 ans, son oeuvre prolixe et explosive s'étale à nouveau dans les couloirs de la CAB, et y diffuse sa joie visuelle, toute en strates colorées, en courbes lumineuses.
La vie pourtant et c'est un trait commun aux créateurs du même acabit, ne l'a pas vraiment épargnée. Gouvernante dans l'entourage de Guillaume II à l'ouverture du XXe (1911), elle tombe amoureuse à en mourir, à s'en pâmer jusqu'à l'effacement, de l'empereur germanique. Ce sera sa "blessure" son "traumatisme", pour suppléer au vocabulaire technique mis en place plus tard par Dubuffet et qui (supposément) guide toute trajectoire poétique d'Art brut. À l'asile, ce grand amour posera l'architecture de son monde intérieur. Rentrée en Suisse, la guerre approchant, elle manifeste contre, distribue des tracts pacifistes, crie dans la rue et arrête les badauds pour les convaincre de s'opposer aux massacres à venir. Ses parents (des bien-pensants, des "gens-là") tenant à faire bonne figure dans une société belliciste la mènent gentiment chez le médecin. On la diagnostique folle. Elle est internée à la clinique de Cery, à Lausanne et soignée par un certain Hans Steck, sommité du milieu ayant appris avec Pierre Janet à Paris (la bête noire de Freud car, lui, attendait la guérison complète du malade avant de crier victoire), qui sera l'un des premiers receveurs de l'oeuvre d'Aloïse. À partir de là (1918), Aloïse Corbaz s'éteint. Renaît ensuite, des écrits d'abord puis des dessins volumineux qu'elle réalise au crayon de couleurs, "Aloïse". Renaissance ou résurrection qu'on retrouve dans plusieurs thèmes qui scandent ses compositions : la fête de Pâques, ou celle de Noël, représentées souvent par un"bon enfant", la tête ronde et joueuse entourée d'hermine. Et puis il y a surtout l'empereur Guillaume, avec qui Aloïse voyage, parade ou fait l'amour sur de grands rouleaux cousus, sur d'innombrables cahiers et jusque sur des papiers d'emballage qu'elle chapardait d'abord dans l'institut de la Rosière où on la retenait, et qu'on finira par lui fournir à profusion. Profuse, c'est le mot aussi, pour désigner l'occupation de l'espace d'exposition. Les compositions rouges, jaunes, bleues, vertes se donne à voir sous la forme d'ellipses, de courbes dans l'espace muséal : structures de représentation privilégiées par Aloïse dans ses dessins. On peut également y entendre des textes, écrits entre 1918 et 1924, premiers modes d'expression de son enfermement, premiers outils d'évasion. Aloïse s'est ainsi construit un monde-barrage, un univers-bouchon contre la réalité de l'internement, avec lequel elle cultive un rapport étroit, démiurge. Jusque sur son lit de mort elle conservera une nécessité profonde de créer, d'étendre encore le terrain d'exercice de son imagination. Les derniers dessins, réalisés quelques heures avant sa mort et offerts à l'infirmière qui se trouvait alors à son chevet, concluent l'exposition.
"Aloïse, le ricochet solaire" nous immerge dans un mirage, composé d'élans, de forces et de feux. Une introduction soudaine de l'oeil à un monde bâti comme un vertige, un déchaînement personnel, explosif à tel point que le calme et l'application avec lesquels on voit la créatrice peindre dans le seul document filmé de son vivant, en deviennent troublants. On pourrait parler d'un monde caché alors, bouillonnant sous le regard obstiné d'Aloïse, sous-marin. Et ce monde n'a qu'une loi, qui est l'amour.
Aloïse ou le ricochet solaire, Collection de l'Art Brut, Lausanne, jusqu'au 26 août.