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31 mars 2012

Que vont voir les Suisses romands au cinéma ?

Photo: Julien Gremaud

Une prise de considération est nécessaire. À la vue du box-office de la dernière semaine de mars en 2012, synonyme de clôture du premier trimestre de l’année, le classement des films les plus vus par les Suisses romands est le suivant : 1er Cloclo, 2e Les Infidèles, 3e Projet X, 4e John Carter et en 5e position La Dame en noir. Jouons à l’analyse sociologique et sans prétention du goût des spectateurs helvètes.

Précisons tout d’abord quelques chiffres : parmi le top 5 actuel, Les Infidèles et John Carter sont les plus vieux du classement, avec pour le premier quatre semaines d’ancienneté et trois pour John Carter. Les trois autres sont arrivés en même temps en salles, à la mi-mars et entament donc leur deuxième semaine. Le nombre de spectateurs cumulés pour Les Infidèles est de 34'000 contre 12'000 pour John Carter. Le film le plus vu reste Intouchables avec un demi-million d’entrées pour sa vingtième semaine (ce qui est énorme) mais ne dépasse désormais plus les 1700 entrées hebdomadaire. Dans ce top 5, nous trouvons 2 films français, 2 « blockbusters » américains et un film british. Ce constat confirme l’année 2011 en France qui a vu un record d’audience dans les salles pour les films du pays. Annoncé comme le « film événement », Cloclo passe sa première semaine au sommet du top suisse et s’assure donc un départ en or. Le film à sketchs avec l’artiste Dujardin marche à souhaits et sonne un double avertissement : pour la gent féminine qui doit sérieusement commencer à se méfier de leur petit ami ou mari (!), et pour le cerveau, pour la demi-merde qu’on lui propose. Car le souci est bien là, au niveau qualité, ce top 5 fait peur.


En panne de talents
Projet X, produit par le mec des deux Hangover, est basé sur cette idée que faire la fête c’est génial mais qu’au bout d’un moment il ne faut pas aller trop loin car on risque de s’en ramasser plein la gueule, au sens propre et figuré. Un film d’ado qui a tous les clichés du long-métrage foiré et ridicule. John Carter, production onéreuse et déjà pressenti comme l’un des plus gros flops des studios Disney, ne vole pas bien haut non plus. Mise à part les scènes où nous nous trouvons avec les martiens verts à quatre bras et ces sympathiques vaisseaux à plumes, le pourtant acclamé Andrew Stanton (Wall-E, Le Monde de Nemo – rien que ça !) nous livre une adaptation de l’œuvre d’Edgar Rice Burroughs faiblarde et kitsch, sans idée scénaristique audacieuse. L’Amérique nous avait habitué à mieux. Toujours en english, le premier film de la difficile ère post-Harry Potter de Daniel Radcliff n’est pas plus transcendant. Film d’épouvante type "maison hantée" avec une femme morte qui revient se venger des âmes des mortels, La Dame en noir a le bénéfice de sa catégorisation "film d'horreur" : notre corps réagit, on frémit, on a un peu peur, on sursaute, et on sort de la salle en rigolant haut et fort que "c’était vraiment pas terrible". Et les beaux plans des plaines brumeuses d’Angleterre ne viendront pas sauver un film dont la fin nous fait presque frémir… de honte d’avoir acheté sa place 16.- prix étudiant.

Il reste les deux premiers films du top, avec en 2e le film à sketchs qui met en scène Dujardin et son acolyte Gilles Lellouche, qui est entre autres réalisé par Hazanavicius mais dont le cinéaste se serait bien privé, boudant la promo de ce film qui démarre sur une idée intéressante (le film à sketchs comique et débrayé comme le faisaient bien les Italiens dans les années 60) mais qui ne compte aucune bonne manœuvre, sauf peut-être le sketch numéro 2 où Dujardin passe le week-end en séminaire d’entreprise où il essaie de tromper sa femme mais n’y arrive finalement pas. Au-delà, Les Infidèles est une suite de clichés pedants, d’humour grinçant jamais hilarant, d’histoires cent fois imaginées par tous, le tout mal filmé et pataugeant dans le misérable frenchy. La fin se termine sur une morale affligeante et homophobe. Ah pardon, c’était une blague ? Finalement, Cloclo, le biopic sur Claude François, arrive presque comme un dessert à la fraise dans cette bouillabaisse indigeste.


Le problème du biopic
Biopic modèle, classique, qui part de la petite enfance en Egypte jusqu’à l’électrochoc dans la salle de bain de l’appartement parisien, Cloclo connaît des hauts (peu) et des bas (beaucoup) dans un film un brin trop long mais sans jamais être vraiment pénible. La séquence où Claude se rend à l’Olympia pour voir Johnny est parfaitement maîtrisée et nous nous croyons véritablement à ce concert de 1962, en compagnie de groupies hurleuses et de jolis garçons débrayés ; le son a une profondeur rare et réussit à nous faire goûter à une expérience unique, dorée, et pourtant datée. Les dialogues sont souvent mauvais, les pistes narratives esquissées et les ellipses de temps trop hasardeuses, comme lorsqu’on voit Claude heureux avec sa nouvelle femme – anti-thèse de sa vie de star, la seule personne qui réussit à le rendre calme – et qui, d’un plan à l’autre, batifole avec des groupies sans que cela soit un problème pour sa femme (l'ombre des Infidèles plane...). Les séquences du "moment de création" sont complètement ridicules comme celle de la composition de son chef d'oeuvre Comme d'habitude au bord du bassin, serviette à la hanche et lunettes rétro dans les cheveux. Le réalisateur passe trop vite sur des thèmes intéressants (Claude qui cache un de ses enfants, sa volonté à toujours vouloir être le numéro 1, sa jalousie) sans rentrer forcément dans le sujet, ce qui démontre tout le problème du film. Du coup, on passe de la crise financière de la boîte d’édition de Claude à un nouveau tube enregistré au bord de sa piscine au réveillon de Noël en famille. Tout va trop vite sans jouer intelligemment de cette rapidité qui pourrait être lumineuse à exploiter (David Fincher le fait très bien dans Social Network par exemple). Du coup, on se demande si des sujets comme celui de la vie de Claude François ne devrait pas plutôt être traité à la télévision, sur plusieurs épisodes, où l’on prendrait le temps d’expliquer certains moments de sa vie qui donnent à être exploités en profondeur, avec du temps et la manière. Ou alors, l’autre solution, est de détourner le biopic, et donc rejouer une vie sur un mode différent, comme l’avait plutôt bien fait Joann Sfar pour le film sur Gainsbourg.


Ce top 5 du box-office en Suisse romande permet de constater qu’aucun genre n’est majoritaire puisqu’on recèle cinq long-métrages au style complètement différent : un biopic, un film à sketchs, un s-f, une comédie et un film d’épouvante. Une première conclusion se dessine : le public a le choix. Mais un choix limité au niveau qualitatif, puisque aucun de ces films nous semblent bons et que nous trouvons même la plupart plutôt en dessous de la moyenne et ce n’est pas La Colère des Titans qui viendra relever le niveau cette semaine. Il ne nous reste plus qu’à vous donner quelques conseils pour ne pas croire à un début d’année catastrophique : Un cuento chino (comédie espagnole), 38 témoins (que la critique française applaudit justement) et Elena (film russe) semblent valoir le déplacement.

26 mars 2012

Musikunterstadl: Buvette & Shazam Bell

Photo: Julien Gremaud
C'était il n'y pas si longtemps: dans "Losing my Edge", name-dropping à l'électroclash élémentaire, James Murphy se prend des baffes et accuse, un peu pour rire: « I hear that you and your band have sold your guitars and bought turntables ». Le titre date de 2002, l'énoncé devrait parler des kids des années 1980. Juste derrière: « I hear that you and your band have sold your turntables and bought guitars ». Nous sommes en 2002, The Libertines éclatent, The Strokes ont livré le saint album, la suite, on connait: royale pour ainsi mieux finir la tête dans le mur. Pendant ce temps-là, la musique électronique vis des heures sombres mais ô combien créatives. Le cerveau de LCD Soundsystem le sait lui, et il ne lâche pas l'affaire. En 2012, tout le monde est retourné aux platines (et autres objets synthétiques) depuis quelques temps. Après les demoiselles Soap&Skin et Kate Wax, voilà deux jeunes hommes d'époque pour ce nouveau Musikunterstadl: Buvette et Shazam Bell.

On ne cesse de le répéter, que cela soit sur nos Speaches mensuels ou lors des recensions de fins d'années: des formes musicales jusqu'alors élitistes envahissent les radios, le hip hop a su tirer des machines une nouvelle inspiration et de bien meilleures prétentions que dix ans auparavant, la pop jouit de métissage dément. Au milieu des débats, l'électronique semble n'avoir jamais été aussi en forme, alors que son meilleur ennemi le rock est à la ramasse. On schématise, on pourrait dire que la musique qui passe au D! Club est toujours aussi mauvaise et que les concerts du Romandie sont de bon niveau (Chad Vangaalen récemment). Certes, mais tout le monde le sait, le réel intérêt dans les musiques défricheuses est à chercher dans celles digitales. Actuellement. Peut-être que demain ça ne sera plus le cas, alors qu'on s'aprête à boucler le revival 80's pour mieux embrasser celui des dix années suivantes, assez laides cela dit (le grunge et puis le mirage britpop). Soyons sérieux et arrêtons de se projeter: dans cette édition des musiques helvétiques, nous tenons deux exemples marquants, jeunes et exigeants. Shazam Bell n'avait ô grand jamais passé dans nos flux internet et pourtant on connait d'où il vient, son pedigree et son activité musical. Enfin, on croyait savoir. Josef of the Fountain sort 1101 LIGHTHOUSE en 2009, EP aussi froid que marquant, perce un peu, promet. Et puis plus rien ou presque. Dommage. On attend toujours des nouvelles de ces gens de la Côte. Buvette est lui un régulier de nos colonnes, avec une aventure solo commencée en 2010 – HOUSES AND THE VOICES, des dates de plus en plus loin de la maison, des résidences outre Atlantiques et une attention plus que respectable de la presse. Ce premier LP, c'était relativement peu de temps après son départ des Mondrians. Encore en plein apprentissage de leur nouveau modus operandi, Buvette et Shazam Bell expriment judicieusement cette évolution substantielle de la musique contemporaine, polymorphe et surtout toujours plus synthétique. En outre, ils prouvent aisément qu'on peut voir plus loin que l'horizon d'un rock relativement peu ouvert.


On ne connaît pas toute l'histoire autour du projet Shazam Bell mais on se laisse imaginer: un séquenceur, un laptop, un synthé et pas mal de temps perdu dans un nouveau monde qui s'ouvre à soi, seul devant des pistes artificielle et de simples plaisirs. "Say What" des Round Table Knights est remixé proprement l'an passé, sans folie mais avec déjà une idée derrière la tête: le décors sera lumineux et dansant. House, la mixtape postée sur son Soundcloud l'est aussi. "Mi Mujer" de Nicolas Jaar lance les 40 minutes de mix. C'est gonflé. Où comment passer, allez, de "Disorder" de Joy Division au jeune premier d'une IDM bouillante. Récemment, SHAZAM BELL est publié sur internet, consistant en un 3-titre inaugural. Peut-on parler encore de demo à l'heure où Apple permet des choses absolument folles avec peu de moyens dans ce style de musique? Le concours national Demotape Clinic y répond d'un grand oui et sacre le Lausannois dans la catégorie électronique. Autant dire que personne n'a dû s'y attendre pour un concours ayant alors sacré des acteurs de la scène musicale déjà bien établis. Là aussi c'est assez gonflé, mais on doit reconnaître que le jury formé par le festival m4music aurait pu faire pire. Alors que Buvette tisse une electronica chétive et en garde sous le pied, Shazam Bell rentre nettement plus ses diagrammes dans les rythmiques purement électroniques. A ce titre, "Masaia" risque de tourner allégrement dans les open airs cet été, de fort bon goût, séduisant la légère et bouleversant l'exigeant. "You Carina" creuse d'autres sillons, plus en ruptures mais gardant la souplesse de "Masaia", des contours hantés longent ses bords, le rythme perd 15BPM, on est proche de la séduction lascive ici. Si les deux premiers titres relèvent autant de belles figures comme Four Tet, Zomby ou Walls, "A priori, I love you" termine le EP dans un registre plus ambient et post noise, entre John Maus et Robot Koch. Trois titres et pas mal de promesses pour le futur. Comme quoi le rock vous amène à tout.


Buvette ne nous contredirait d'ailleurs nullement tout en amenant d'autres sources sur la table: avec son premier LP, le co-fondateur du label Rowboat concrétisait ce fameux virage à 180° exprimé ci-dessus, quittant une formation rock - The Mondrians - bricolait des sons, livrait des chorales en miniature, des infrabasses en cachette et ravissait pas mal de monde. A l'époque, on appelait cela de l'électro-pop naïf, ou de la folktronica. "The Wheel" tournait aisément comme single, alors que les suiveurs lui préférait "Motril" et surtout l'hymnique "Bottles", mini-tube entre le Madchester et la confession de foi. Fin 2010, nous déclarions: « Le but, forcément, c'est d'aller plus loin (…) Les voiles sortiront sans qu'on s'en aperçoive ». Shazam Bell n'est qu'à la première étape, celle où l'on a encore rien à perdre. Cédric Streuli doit désormais assumer des responsabilités grandissantes alors que sort son second album - même s'il reste stupide de parler du "toujours difficile deuxième album", comme si les suivants allaient de soi. Conçu au Mexique, nouvelle terre d'accueil du svelte musicien, PALAPA LUPITA précise le propos: si "Directions" garde la bonhomie du premier LP, en crescendo instrumental, effilé pour laisser la place à une intensité impérieuse, dans un refrain (aux côtés de Kurz Welle) placé alors que les basses se profilent. Peu avant, "Faith in Tigers" s'inscrit comme le grand morceau d'ouverture, délimité par une rythmique minimale mais sans plafond: on a rarement vu un Buvette aussi sensuel, la ritournelle prenant son effet sur ce morceau linéaire et chanté avec un lyrisme nouveau pour lui.


La rythmique générale de l'album est drastiquement descendue au-dessous des 110BPM et affiche un Buvette aérant ses compositions pour mieux les produire, plus matures mais peut-être moins folles que celles de HOUSES AND THE VOICES. L'évolution est plus que sensible, même si le son reste typique de Streuli (accords majeurs, électro freak, dub et pop, chant ultra présent). "Palapa Lupita" et "Anequndi-Sanapur" sont deux instrumentaux montrant ici une autre facette de l'ancien batteur des Mondrians, influencé autant par Can que Giorgio Moroder et partageant avec ses proches d'Übeerrel un goût immodéré pour le dub instrumental. Parmi les autres nouveautés, "Heavy Juana" inclu le sample, outil jusqu'alors jamais utilisé par Buvette, mais ici introduit avec fort bon goût (un saxophone kurde), rappelant légitimement tant les productions de Nicolas Jaar qu'un Beach House cramé. La grande réussite de l'album, aussi accessible qu'imparable. La fin de  PALAPA LUPITA déconcertera avec un "Inside Life" rappelant les productions 80's et leur trip des synthés et des sons asiatiques; ""Salty Tong (Part.2)" boucle ce 9-titres sans équivoque en déplaçant le propos dans les rails des britanniques, Nathan Fake en tête, ou, plus récemment, Com Truise. Si HOUSES AND THE VOICES se finissait sur une chorale ébouriffante, PALAPA LUPITA lui gère sa fin à l'aise sur la piste de danse des fins connaisseurs de l'électro minimale, avec là aussi quelques synthés 80's. Ca ne veut pas dire que Buvette livrera un troisième album aux confins de Border Community ou de scape, cela ne veut pas dire non plus qu'il faudra attendre de sa part qu'il revienne sur ses premières compositions, la tête toujours plus dans l'électronique, les pieds bien fixés sur terre. En voilà deux jolies évolutions stylistiques personnelles.





Directions by BUVETTE

20 mars 2012

Portrait de Christophe Blain (I) : Lewis, Isaac et les autres

Illustration: Christophe Blain, "Gus"

Ces deux dernières années ont vu Christophe Blain passer de l’ombre à la lumière grâce à la dernière série qu’il a co-réalisée avec Abel Lanzac, Quai d’Orsay. Le succès inattendu du premier tome (120'000 albums vendus ainsi que le prix RTL) ont mené la fine équipe à la réalisation d’un deuxième volet sorti fin 2011. Blain sera l’invité d’honneur de la prochaine édition du festival BD-Fil en septembre à Lausanne et c’est donc l’occasion rêvée de parler enfin de bande dessinée sur TT. Portrait en deux temps d'un bédéiste passionnant.


Certains diront : « Oui ok, et Jean Giraud alors ? ». C’est vrai, le grand Moebius (Blueberry, Arzach) aurait pu inaugurer notre section « banTe Tessinée » avec le triste décès d’un des plus grands noms de la bande dessinée européenne et mondiale (je vous renvoie à un bon article si vraiment le sujet vous intéresse). Christophe Blain c’est aussi l’actualité puisque sa dernière série, Quai d’Orsay, marche à pleins tubes dans les librairies et que nous sommes en face d’une œuvre (entière) passionnante. Quai d’Orsay s’inspire de l’expérience vécue par Abel Lanzac (scénariste de la BD) avec le ministère français des Affaires étrangères. Arthur Vlaminck, un jeune trentenaire chargé d’écrire les discours du ministre, est embauché au début du tome 1 pour suivre le ministre, ici Alexandre Taillard de Worms, personnage clairement et explicitement inspiré de Dominique de Villepin. Nous suivons donc ce personnage, un anti-héros comme souvent chez Blain, qui va à la fois emmener le lecteur dans les coulisses très secrètes de la politique française (et internationales), et à la fois nous amuser avec les périples et les situations difficiles et absurdes dans lesquelles il va se retrouver. Jouant de façon extrêmement intelligente sur deux pôles, celui du documentaire (on apprend certains tours du métier) et celui de la comédie, Quai d’Orsay nous invite à travers plusieurs histoires d’une petite dizaine de pages dans un monde dont nous ne voyons que sa face visible par les médias.


Donjon Potron-Minet, Une jeunesse qui s'enfuit, 2003


Quand Blain rencontre Lewis
Aujourd’hui à 42 ans, Christophe Blain n’en est pas à ses premiers coups d’essai. Formé à l’Ecole supérieure des beaux-arts de Cherbourg-Octeville, il part ensuite faire son service national (service militaire) dans la marine qui l’a fortement marqué et qui laisseront des traces dans ses futurs projets. Après un premier carnet de dessins publié en 1994 (Carnet d’un matelot qui reçoit le prix maritime de Concarneau), Blain commence ses premières collaborations où il ne s’occupe que de dessiner, d’abord avec David B. pour deux albums qui contiennent déjà les prémices de son talent à venir avec Hiram Lowatt & Placido (l’histoire d’un journaliste américain aidé par un ami Indien pour comprendre des phénomènes étranges qui leur arrivent) et le phénomène Donjon, pour lequel Blain dessine quatre albums scénarisés par Sfar et Trondheim. Ce dernier remarqua le talent de Blain déjà à la fin des années 90 et lui conseilla, pour la série Hiram Lowatt, de ne pas brûler les étapes et de ne pas cumuler la difficulté. Blain a donc poursuivi ce qu’il savait bien faire, l’illustration, et expérimenta ce style sur ces deux tomes, en restant sage. En 1999 est publié chez Dupuis Le réducteur de vitesse, premier album 100% Blain, qui raconte les malheurs de trois matelots souffrant du mal de mer à la recherche d’un sous-marin ennemi. Une véritable histoire d’aventures en pleine mer et première libération scénaristique pour le désormais raconteur d’histoire qui remporte en 2000 le prix du premier album au Festival d'Angoulême. Considérant sa première période de chauffe, Blain peut désormais voler en solo.

Pour ne pas perdre pied, Blain continue deux séries durant la première partie des années 2000 avec lesquelles il reste uniquement dessinateur : Donjon et Socrate le demi-chien avec Sfar, collaboration qu’il défend « parce que c’est Joann » et qu’ils le font « de la façon la plus décontractée du monde » avoue-t-il dans un interview. Pour découvrir l’éclat de sa plume à travers ses inventions narratives, il faut se tourner vers les réalisations où l'histoire et le dessin viennent conjointement de la même main, là où l'on peut percevoir l'étendue de sa classe à travers une histoire de pirates et un western romantique.

Isaac le pirate, Les Amériques, tome 1, 2001

« L’aventure, pour moi, c’est au cinéma. Pas dans les livres. »
Le premier tome de Isaac le pirate sort en 2001 chez Dargaud. Intitulé Les Amériques, l’album reçoit d’excellentes critiques et quelques prix, dont le plus important, celui du meilleur album à Angoulême. Isaac Sofer est un peintre dont le succès l’évite et amoureux de sa bonne amie Alice qui se plie en quatre pour faire vivre le ménage. Il est passionné par la chose maritime et n’hésite pas lorsqu’un commanditaire lui demande de le suivre pour une excursion mystérieuse. Jean Maibasse est en fait un pirate. Isaac ne pensait alors pas qu’il quitterait Alice pour plus longtemps que prévu. Plongé en plein XVIIIe siècle, un siècle et demi après le voyage de Magellan, c’est pourtant à lui que semble se référer par moment le scénariste. Le départ pour les Amériques, la découverte, un voyage calamiteux, une mutinerie et les mésaventures des pirates emprisonnés dans Les Glaces (titre du deuxième tome) prouvent un goût évident et passionné pour la narration que Blain craignait à ses débuts. Alors Isaac sera partagé, durant 5 tomes, entre deux idéaux : celui de retourner à Paris, se marier avec Alice et tenter de vivre de petites ventes de tableaux ; ou celui nourri de richesse et de désir, de bandits et de femmes, éloigné de toutes règles. Là est l’un des grands thèmes d’Isaac le pirate, que Blain, par le dessin, exprime de façon moderne en usant d’un style de dessin qui semble traditionnel à premier abord, mais si léger et libre au second.

Son style est caractérisé par un trait rapide. Il ne reprend que très rarement son premier croquis, préférant laisser éclater la vie naïve du premier crayonnage, brut et authentique. Souvent, ses personnages se reconnaissent par un défaut physique (Jacques et son énorme nez phallique) et Blain exagère le trait, grossit les expressions, extériorise le sentiment et les angoisses de ses héros par l’utilisation d’éléments propres à la BD, usant des formes et des forces du média pour exprimer des sentiments inavouables et invisibles dans la réalité. Mais Isaac n’est pas une histoire d’aventure simpliste, sec et sans relief. Au contraire, par l’excitation de ses traits, il donne vie à un héros simple, sans avantage au combat ou pour faire la cour, un héros en mouvement dans un univers statique, où l’humour fin, l’aventure et la déception amoureuse sont au centre du récit. Dans la case finale du dernier tome, on peut lire « à suivre » et c’est signé « Blain, 2005 ». Parti dans les eaux et renaissant dans le sable du désert, c’est un nouveau Isaac que Blain fait vivre dans sa prochaine série qui débute deux ans plus tard. À la manière d’Alexandre Dumas qui fait renaître son héros dans la mer, gagnant ainsi une nouvelle identité, Blain semble bien se foutre de ces références littéraires quand il dit que l’aventure se trouve au cinéma et non dans les livres. C'est le graphiste qui parle, l'illustrateur, celui qui crée l'image et qui vit par elle et il est naturel que Gus (la série qui suit) présente des influences plus cinématographiques que littéraires, ce qui est à mon avis le cas pour Isaac le pirate. Celui qui se dit influencé par Howard Hawks, Truffaut et Arthur Penn s’envole une nouvelle fois en 2007 dans une nouvelle aventure où son talent se confirmera définitivement.

Gus, Nathalie, 2007

A suivre…

17 mars 2012

LP: Grimes -VISIONS

Illustration: Cave Caillou
Grimes est ce que l'on appelle un phénomène, événement qui n'arrive plus très souvent dans le monde culturel aujourd'hui. Très attendu, VISIONS vient donner une réponse forte à tous ceux qui pensaient qu'on ne pouvait pas faire confiance à une personne aussi cool.

Cela faisait un moment que Think Tank n'avait pas consacré une chronique dédiée à un seul disque, préférant rassembler les albums dans différentes tendances. Pour nous, VISIONS mérite ce traitement. D'abord, il échappe aux catégories habituelles, ou alors il s'agirait de la face sensuelle de la musique hantée ou du visage hanté de la sensuelle séduction. Bien plus, il est sa propre tendance. Grimes est un phénomène, auquel il est difficile d'échapper. Par phénomène, nous entendons un événement qui précipite sur lui l'ensemble des regards et s'impose extrêmement rapidement sur une scène par une apparence de perfection dans tout ce qui le touche, tant la musique que le style ou les rumeurs qui entourent sa personne. Cette évidence de Grimes fera que beaucoup critiqueront d'emblée ce qu'ils percevront comme hipster. Pas nous. Il y a quelque chose de profondément élitiste ou réactionnaire à ne pas supporter tout ce qui réussit un tant soit peu tout en étant original. Oui, il faut bien le dire, Grimes est diablement cool. Ses clips sont bien faits, c'est sûr mais surtout elle les irradie d'un charisme hallucinant. Difficile de ne pas tomber amoureux, de ressentir cette même chose que lorsque l'on vit pour la première fois Julian Casablancas dans un clip. Mais signalons d'abord que Grimes ne débarque pas de nulle part et c'est bien ce qui devrait détromper ceux qui ne voient en elle que la dernière mode hype. Ainsi déjà en 2010, on était convaincu de son talent pop tant "Rosa" berça tout notre été, avec une Grimes plus en guitare et en simplicité mais tout aussi géniale. En 2011, cela se précisait avec "Vanessa" sorti sur un simple EP en collaboration avec d'Eon. Déjà un titre parfait, un clip parfait qu'on n'a pas hésité à mentionner dans notre top de l'année. Avec ce titre, Grimes définissait le style qu'on lui connait actuellement, fait d'effets d'écho sur la voix et de pureté,  et que, pour faire savant, on rapproche de la K-pop (Korean Pop), même si cela reste assez différent de "Bublepop".


VISIONS est donc le troisième album de Grimes. Là où certains tournent en rond, cette dernière explose véritablement et explore tous les horizons possibles. Si le concept d'after pop a déjà été articulé théoriquement, notamment par Eloy Fernandez Porta, dans la pratique on trouve très peu de groupes qui réalisent au niveau sonore cet état d'after pop. Parmi ces quelques novateurs, on peut sans aucun doute compter Grimes. VISIONS brouille toutes les frontières, c'est à la fois évidemment pop avec des mélodies tubesques et extrêmement bizarres, avec ce rythme des lyrics qui fait penser à une langue asiatique. A la fois raffiné, bien produit et bordélique avec des sons dégueulasses d'eurodance. Cela lorgne à la fois du côté des années 90 et celà s'ouvre en même temps vers un futur dont on aime ne pas comprendre encore totalement la beauté et le sens. Mais ces oppositions ne sont pas données comme un balancement entre des contrastes mais dans une osmose. C'est là le talent de Grimes: réussir à cristalliser le noeud d'influences et d'envies multiples. Ce n'est pas vraiment du mainstream, ni de l'expérimental: VISIONS se positionne au delà de ces frontières, dans une after pop forcément hybride. Quand on parle de réalisation de l'after pop, il ne s'agit pas d'expérimentation d'un concept mais d'un son concrètement réussi, s'imposant dans toute la force de l'évidence de sa qualité. Des treize titres de VISIONS, aucun n'est à jeter. Il y a bien sûr les bombes "Genesis" et "Oblivion". On ne sait d'où vient la puissance de ces titres. De cette voix jouant de ryhtmes comme Panda Bear, de répétition et d'arpèges comme Julianna Barwick, et qui n'hésite pas à monter très haut et cotoyer le kitsch de T.A.T.U.. Au niveau instrumental, les samples et les synthés mélangent sons futuristes, loops saturés, piano, érigent en trésor des importations bigarrées et des rebus de transe nineties. Tout cela produit une énergie spirituelle et organique qui donne finalement envie de danser malgré tous ces changements de rythme. Au fond, on n'arrive pas totalement à décrire ce qu'il se passe dans des titres comme "Vowels = Space and Time", "Eight" ou "Skin" et c'est très bien comme ça. Contentons-nous de profiter de cette hybridité aussi sensuelle qu'androïde. Avec Grimes, l'after-pop c'est maintenant.


Alors que durant ces dernières années, il était presque devenu impossible de voir un bon clip, 2012 commence très fort avec deux clips de femmes puissantes. D'abord, il y a eu "Bad Girls" de M.I.A. Et maintenant, "Oblivion" de Grimes. Alors que M.I.A. posait tout en surenchère dans un décor marqué par l'esthétisation forcenée de Romain Gavras, Grimes reste dans les codes du lo-fi, la plupart des scènes se faisant sans acteurs mais à l'arrache. L'équipe se pointe dans différents lieux bondés, Grimes met ses écouteurs et danse au milieu des gens. Ce que ce clip nous montre, c'est l'immersion de Grimes dans des lieux de culture de masse (show de motocross, match de football américain) à très forte dominante masculine. Ce scénario simple est bluffant par l'intelligence de ce qu'il sous-entend et par le brio avec lequel il est effectué. Il y a bien sûr cet empowerment d'une fille qui rentre dans un milieu dominé violemment par les hommes. Néanmoins, les images montrent toujours que c'est bien Grimes qui contrôle la situtation et exerce sa puissance créative sans agressivité. Mais on peut aussi voir l'immersion d'une musique indé dans le monde du mainstream, signifiant à la fois la volonté de jouer dans la cour des tubes sans renier son style ni rejeter avec dédain tout ce qui peut ressembler à de la consommation de masse. Cette rencontre se traduit visuellement par des images de stades et de motos magnifiées par la caméra. Et tout cela serait impossible sans la coolitude absolue de Grimes qui parvient à interagir sans jamais être sur la défensive ou dans l'accusation didactique, mais toujours dans l'amusement, ce qui donne des scènes hallucinantes comme celle où elle reçoit en souriant un coup dans le dos en plein pogo ou celles plus amusantes d'interactions impromptues avec des supporters, non coupées au montage. Allez on se re-regarde le clip.


16 mars 2012

TT Books: Sup' Mag, It's Nice That, Kaleidoscope & Soon all your neighbours will be artists

Illustration: Hary Hill / reproductions Julien Gremaud

En attendant Houellebecq, la rubrique TT Books retrouve l'écriture avec une édition entièrement consacrée aux magazines. Des magazines indépendants, parfois différents mais surtout intéressants. En quatre exemples, on passe de l'art contemporain avec pignon sur rue, à la musique moderne ou à la publication d'exposition. Jolis certes, mais avec du contenu, se présentant comme des espaces critiques libérés des contraintes conventionnelles.

Le prix unique du livre a suscité pas mal de débats et a remis certains à l'ordre. Avec ce constat cruel: si l'on veut encore vivre dans cette branche, il faudra, au choix, savoir vendre plus que du texte, ou avec un sacré bol. Le problème n'est pas vraiment différent pour le domaine du magazine, n'ayant jamais autant connu de petits enfants, mais ne sachant pas trop comment se hiérarchiser et faire vivre les contenus "à valeur ajoutée". Le refrain est assez connu, pas de pitié pour les pages glacées avec un nom douteux, sans table des matières et, pire, sans tête d'affiche. Partant de constat assez triste mais surtout simpliste, on se rabat dans les bookshops et autres librairies spécialisées. Parce que, au final, il reste difficile de tenir un bon magazine dans les kiosques généralistes, si ce n'est les hors de prix Elephant ou autres. Les titres ci-dessous ne sont pas hyper spécialisés mais concrétisent des partis-pris osés ou affranchis de toutes contraintes économiques, aidés d'une certaine manière par la généralisation de l'anglais et la facilité actuelle de diffusion. Dans le haut du panier, il est ainsi naturel de retrouver la publication Kaleidoscope. Edité à Milan, ce magazine est vu actuellement comme une dream team de l'édition: complètement repris par le duo chicos londonien OK-RM, le graphisme comble le retard qu'avait pris l'équipe éditoriale sur ses collègues (032C en tête). Riche, pragmatique, il met en valeur le contenu (même si on a déjà vu vingt fois ce style), qui lui est assez incontournable, avec des collaborateurs de haut vol, entre Hans-Ulrich Obrist ou Kavior Moon, Eric Troncy ou Carson Chan. Kaleidoscope gagne des pages, avec un peu plus de publicités mais surtout de nouvelles rubriques accessibles, des interviews denses mais de circonstance et un espace à l'illustration (Pierre Huyghe). Maousse, le contenu impose aussi le rythme de parution saisonnier: autant dire que pour 11 petits francs suisses, on en a pour son argent. Kaleidoscope est en pleine forme, sous ses nouvelles couleurs et son internationalisme toujours plus affirmé. A l'heure où nous publions cet article, le nouveau numéro (le 14ème) vient de paraître.











Après le gros morceau, passons à des publications au tout autre dessein, sans contingence économique - ou presque - et encore jeunes. Basé à Londres, It's Nice That a débuté comme un blog, entre celui d'idées et d'actualité sur l'art contemporain, l'illustration et le graphisme, trouvant rapidement son public grâce à ses posts de qualité, ses reviews et, surtout, sa régularité (une dizaine d'articles par jour), ce depuis 2007 déjà. Les articles sont par contre très courts, se limitant à une description et aux images, au centre du projet; voici sûrement le point de départ d'un manque à combler, celui du contenu. Découvert par hasard chez un libraire en Allemagne, It's Nice That N°5 m'avait fait de l’œil, avec sa couverture ultra cool de Erwin Wurm, ses articles sur Isabella Rozendaal ou Peter Garfield. Ainsi donc je connu le blog via la publication comme dans un heureux contresens. Dès lors, avouons-le, on est vite devenu assez fan. Le numéro 7 est encore meilleur: comme Kaleidoscope, son layout a été entièrement revu et assuré à l'externe cette fois-ci, s'est lui aussi épaissi, possède un (!) annonceur et de nouvelles rubriques. Et puis, il y a une tonne d'excellentes idées rédactionnelles, avec un long et savoureux diptyque "Work / Words" en forme de portfolio et de descriptions menues des artistes présents en ouverture du magazine. Ensuite, des interviews de qualité avec ici notamment le fondateur fou de i:D, Terry Jones, le parrain du snapshot moderne, Martin Parr, ou notre compatriote, l'éditeur Benjamin Sommerhalder de l'essentiel Nieves. Honnêtement, on a rarement lu d'aussi bons textes dans une publication indépendante. S'il n'y pour l'heure pas de grande thématique - c'est tant mieux d'un côté - on est à chaque fois passionné par le titre It's Nice That, qui se présente dès lors comme le modèle à suivre pour tous les blogs désirant passer au support papier. Si 5 ans après notre création - ce qui veut dire en 2015 - Think Tank passe sur papier et propose la même qualité pour un prix tout à fait abordable (15 francs suisses), on signe directement.













Passant après ces deux excellents exemples de publication à valeur ajoutée, 'Sup Magazine n'est toutefois pas le dernier des canards. Là aussi découvert un peu par hasard l'été passé, 'Sup est assez hallucinant car ce n'est, d'une certaine manière, qu'un imprimé sur la musique actuelle. Souvent, dans cette discipline, on se contente de peu: graphisme hasardeux voire lourdingue, grandes déclarations, de super têtes d'affiches toutes noires dans leur cuir et des centaines d'albums chroniqués. Heureusement, certains ne sont pas désagréables à lire (VoxPop ou Magic en France, Wire chez les anglo-saxons) ou optent pour le transdisciplinaire, plus simple à vendre mais gagnant sur le long terme (Technikart en France, Spex en Allemagne par exemple). 'Sup lui, semble s'en moquer et ne parle que de musique, dans un format plus proche du fanzine de luxe que du magazine. Les photographes collaborant au titre sont TOUS excellents, livrant de véritables séries avec à chaque fois de bonnes idées, les interviews ne sont pas d'agences de presse, les réponses des musiciens (Oneohtrix Point Never, Prince Rama, Connan Mockasin, Blondes) pas convenues, les perspectives intéressantes. L'équipe éditoriale, new-yorkaise, prend son temps entre chaque numéro, poste un peu sur son site/blog: le contenu, excellent, s'en ressent. On aimerait bien que chaque magazine musical propose autant…






Pour terminer, abordons un autre type de publication, celui soutenu par des fonds public et sans volonté de ramener des sous pour ainsi mieux se libérer de toutes contraintes de format, de langue ou de droits. Sous le nom assez drôle de Soon all your neighbours will be artists, le print regroupe une vingtaine d’artistes de Birmingham, Bristol et Cardiff. Avec la volonté de présenter "des modèles durables de production artistique", il regroupe des textes, illustrations, conversations sous la bannière de la survie, des réseaux et des groupes, histoire de bien comprendre que quand on désire publier, il ne suffit pas de trouver un nom cool et des photographes. Auto-édité, imprimé à la maison au Risographe, Soon all your neighbours will be artists est ainsi plus proche du livre d'artiste que du magazine, mais tisse des liens avec les titres sus-nommés: comment publier et, dans la mesure du possible, espérer vivre de cela, dans un paysage médiatique dévasté par Internet, pauvre en idée et en lecteurs patients ou ouverts d'esprits. Car, au final, prendre le temps de lire est sacrément plus enrichissant que de glander sur des sites de streaming.


 

 


14 mars 2012

Bullhead : thriller belge à base de testostérone

Illustration: Giom



En 2011, plusieurs films de gangsters ont suscité notre intérêt : l’Australie nous sortait une merveille avec Animal Kingdom et les Etats-Unis draguaient le Danemark en produisant Drive, le coup de maître de Refn. Ces dernières années en France, le film noir c’était comme la pizza: à éviter et à déguster ailleurs que sur les terres de Truffaut. En manque d’inspiration, il faut alors se tourner vers le cinéma belge, qui ronronnait tranquillement dans son coin, pour nous sortir le meilleur film de ce premier trimestre.

La première réalisation de Michaël R. Roskam regroupe beaucoup de choses : Bullhead, c’est un peu du Cronenberg (période History of Violence), beaucoup de Refn (surtout la trilogie Pusher, mais aussi du Drive), un brin de Scorsese (Les Infiltrés voire Alice n’habite plus ici) et, allez, une louche du talentueux Jacques Audiard. Oui, ça fait beaucoup, mais quand un film est vraiment bon, autant y mettre le paquet pour motiver notre lectorat à se payer une séance à 15.- dans le mois. Bullhead raconte l’histoire d’un paysan, Jacky, une montagne de muscles qui renferme la fragilité d’un jeune enfant, une sorte d’héros antique, mi-animal, mi-homme, s’injectant les mêmes produits à base de testostérones qu’il réserve à son bétail. La métaphore se fait sans forcer : Bullhead c’est lui, c’est l’acteur Matthias Schoenaerts qui porte sur ses épaules d’Hercule le film et sa passionnante intrigue qui mêle marchandise animale, mafia de bétails et un secret qui tarde à se faire connaître. Le tout installé dans un paysage paysan flamand avec ces gueules grolandaises taillées dans le purin (quel casting !) et ces paysages rendus sublime par la photographie emballent le spectateur dès les premières minutes.


Maniant les ralentis bien placés, les flash-backs intelligents, les scènes de dialogues et les pauses narratives avec talent, l’inconnu et très prometteur réalisateur belge nous concocte une véritable pépite du genre policier. Il y a par exemple l’ouverture, avec voix-off (toujours risqué) sur paysage matinale et brumeux. Plan fixe sur un bout de campagne belge dans le brouillard, c’est gris, sombre et humide. La voix maladroite de Jacky installe l’atmosphère, enclenche l’intrigue qui va nous tenir en haleine pendant la première partie du film : « tout secret enfoui où que ce soit ressortira un jour, que ce soit aujourd’hui, demain ou dans 10 ans ». Puis raccord sur une petite camionnette qui roule en direction d’une ferme. La caméra qui nous filme alors un plan d’ensemble, installant les personnages, le décor et l’action, devient, sans changement de plan, une caméra subjective, se dirigeant dans la cour intérieure de la ferme. En quelques minutes, le film nous a mis dans la peau de Jacky : par la voix inaugurale d’abord, par la vision ensuite. La prochaine coupe sera un dialogue classique.


Il faut donc peu de temps pour remarquer la prouesse avec laquelle Roskam filme son sujet, les petits détails incompris au premier coup d’œil deviennent vite partie intégrante de l’intrigue, comme la rencontre entre Jacky et le petit groupe de mafieux à l’hippodrome ou encore le retour à l’enfance. Séquence déjà culte, immense, employant les ralentis comme Michôd dans Animal Kingdom avec facilité et intelligence, ajoutant de la grandeur à son sujet, qui devient alors plus qu’un petit film belge, mais tout simplement la meilleure surprise de ce début d’année.

Bullhead (Tête de boeuf) de Michaël R. Roskam (Belgique, 2011)  / sortie suisse mars 2012
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13 mars 2012

La Kilbi 2012

Illustration: affiche de Bad Bonn Kilbi 2012 / Heé Haas!

"Unkommerzionell und geldgierig": non-commercial et ambitieux? Antipub et cupidité? invendable et mercenaire? Ce "Motto" relève presque de la translittération avec un peu de vrai dans chacune des versions traduites proposées. La Kilbi ne souffre pas, mais a des comptes à régler, après une édition 2011 (trop) colossale. Au menu 2012: moins de grands noms pour une programmation d'une cohérence hallucinante. Toujours plus forte, la Kilbi?

Avec Animal Collective et Queens of the Stone Age en 2011, presque tombés dans les bras du programmateur Daniel Fontana, il y eu pour ainsi dire abondance de bien. C'était un peu le malentendu, avec pas mal de mots méchants, de raccourcis et de mauvaise foi. Effectuer un champ lexical succinct de l'éditorial 2012 peut permettre de voir les principaux reproches: indépendance et liberté du festival questionnées, opportunisme, tradition kilbiesque bafouée, virement sur l'indie-cool. La Kilbi a tourné hispter! Si si! A part ça, 2011 n'était pas si mercantile et sans âme que cela, ou alors, on insulterait tant l'équipe fidèle du festival que les artistes: Anika, Shackleton, Gonjasufi, Caribou, Julianna Barwick, Swans, Must Have Been Tokyo ou encore Bit-Tuner. Nos trois jours effectués et chroniqués par notre chef musique permettent en effet de dire que, malgré "l'enchainement des concerts et des soirées commencent à se faire sentir (…) tout le monde est toujours aussi content". Aussi, il s'était dit que "c’est (…) surtout dans la petite salle du Bad Bonn que ça se passe", histoire de pas croire qu'il n'y en eu que pour les deux groupes sus-nommés. Plutôt que de réinterpréter les mots du festival, laissons-lui terminer notre introduction: "En indépendance et en liberté, nous avons établi un programme qui reflète nos opinions. Voici ce que nous aimons, tout ce que nous savons faire, vous présenter des musiques encore meilleures. Nous nous réjouissons d'une édition fantastique de la Kilbi à Guin, et nous pensons à notre grand public avec notre équipe fidèle".



Pas de rancœur donc, mais pas mal d'ironie dans ces mots. Et l'affiche semble être du même bois: ces trois jours suisses-allemands soulignent l'auto-production et donc l'indépendance du festival, dans un format qu'on croirait trouver plutôt dans des régions plus ouvertes d'esprits. Les styles musicaux semblent être bien définis par date, mais à première vue seulement. En gros, les pressés diraient: jeudi, soir de folk (à voir) / vendredi, soir de grande pop / samedi, soir rock dégomme. Les grands poissons cachant les merveilleuses trouvailles, et vice-versa. Parce qu'il y a même des surprises dans les grands noms, au point d'avoir rendu tout discours avant-coureur ultra-risqué. Ainsi, le festival ouvre sa 21ème édition avec un flamboyant diptyque Kings of Convenience Beach House plus surprenant qu'il n'en a l'air: le très discret Erlend Øye n'a presque jamais foulé le sol helvétique avec ses deux formations – Kings of Convenience donc et les pop-jazz de Whitest Boy Alive (les concerts dudit groupe sont partout complets cet été). Peu d'albums en une décennie, mais à chaque fois de la qualité, sans plan de carrière apparemment établi, hormis celui de savoir choisir ses période d'activité. Les deux groupes tournent donc cet été, ce qui pourraient bien aussi signifier une suite discographique de part et d'autre. Ce qui serait super naturellement. Le même soir, Beach House est "bien plus connu" qu'avant dixit la Kilbi, avec une grosse grosse hype en 2009. "Myths" précède le quatrième album du duo, BLOOM, avec une méthode soigneusement reproduite, les guitares slides et la voix en réverbe. C'est pas encore ultra-convaincant dans cette forme accessible, mais attendons. Ces têtes d'affiches précèdent d'autres choses pas mal, voire encore plus intéressantes, avec l'electronica complexe de Clark, pillier du label Warp, le jeune nouveau en vogue Oneohtrix Point Never et son ambient crasse, le musicologue Awesome Tapes from Africa, la bristolian Emika  et sa pop de cave, le kraut héroique de Lower Dense ou la moitié des Arab Strap Bill Wells associé à Aidan Moffat au niveau international.



Sans vouloir nécessairement décrire toute la programmation,  on se rend compte qu'il se trouve de l'intérêt dans presque chaque nom inscrit, de haut en bas. Nous vous conseillons le site de la Kilbi, avec son jaune bien arrogant, de bon ton, son graphisme impeccable et les descriptions réduites à de la poésie précaire, comme pour mieux attendre impatiemment cette édition dense et différente. Vendredi, jour de grande pop disions-nous, avec Metronomy, groupe pour lequel on s'est pas mal battu ici, figurant notamment dans nos top culturels 2011: arrivé sur la pointe des pieds, THE ENGLISH RIVIERA s'est pourtant imposé comme un album archi–pop, paradisiaque et aux niveaux de lectures multiples, rappelant de fait le dernier effort des versaillais de Phoenix. La venue du groupe de Brighton confirme notre position; le concert devrait clore définitivement tout débat. Elektro Guzzi prendra la relève pour la danse, Rustie assomera les derniers prétendants, Lee Scratch Perry donnera la leçon dub comme l'avait fait pour le jazz le Sun Ra Orkestra jadis. Dieter Meier des légendaires Yello n'est pas le premier venu et s'inscrit comme le parrain de toute une scène helvétique hyper bien représentée durant ce festival, et notamment ce vendredi soir: les bâlois de Aïe ça Gicle qu'on avait un peu fréquenté lors de nos séjours à Bâle foot-city, Dimlite, Fai Baba (jeudi), les montants Huberskyla ou les parrains Coroner (samedi). Pop donc pour un vendredi, mais là aussi seulement en surface, avec autant de beats que d'éclectisme. Samedi, on y vient, le jour de la détente et de l'ordre final, avec des historiques (The Afghan Whigs, Mudhoney, Litutgy) – on imagine la joie des vieux rockeux, on espère que ça tienne la route), une visite traditionnelle de Lee Ranaldo qui tient cette bonne habitude seul ou avec feu Sonic Youth, ou du néo-confirmé, avec les très hype Other Lives, et les splendides The War on Drugs - avec leur excellent album SLAVE AMBIANT sous le bras. Sinon, il y a aussi pas mal de musique africaine, du hip hop - notamment La Gale - de l'expérimental avec le Japonais Aki Onda, de la danse, de l'ambiance et des bains à proximité. On sent notre chef musique chaud bouillant pour cette nouvelle édition, prêt à tenir un rythme dément et love, afin de réitérer sa fin de festival 2011: "En ce samedi, le soleil tape et au réveil, je suis tout desséché. Heureusement, la Kilbi est véritablement un endroit parfait et à cinq minutes du festival se trouve un lac. (…) On a mené la vie de hippies partant se baigner avec des chiens dans ce lac magnifique, surplombé par des demeures dans une ambiance très dix-neuvième et cette conscience qu’au fond gisent encore clocher et rues. La Kilbi a même décidé d’investir ce lieu magique, où ne voguent que de jolis bateaux rétro, en installant sur la plage une offstage".



Laissons encore le mot de la (vraie) fin - cette fois-ci -  au programmateur d'une Kilbi qui se réaffirme: " Digne d'une fête! « I like hippie festivals », disait le tour manager de QOTSA l'année dernière. Pour nous, c'était la confirmation : En portant une affaire à sa perfection absolue, on la pervertit". Chère Kilbi, si tu nous aide à traduire ta maxime, on l'échangerait bien contre la nôtre: exigeant et fun. Mais aussi incroyablement d'époque. Plus que deux mois à attendre. Ah et sinon, il y a toujours le club, ouvert toute l'année.



Bad Bonn Kilbi, Düdingen / Guin (canton de Fribourg), Suisse presque centrale, bilingue et pas encore bétonnée, jeudi 31-vendredi 32 et samedi 33 mai 2012. Site web.
Notre confrère Christophe Schenk met un abonnement pour les 3 jours en jeu sur son blog  

10 mars 2012

KINO KLUB: Usher - Climax (US)



A Think Tank, avec nos différentes rubriques musicales, nous essayons toujours de toucher des tendances qui concernent aussi bien la musique la plus underground que le mainstream. Ainsi, nous parlons depuis plusieurs moi d'une musique "Sensuelle séduction", pour désigner cette nouvelle vague d'hédonisme, de kitsch et de sentiments romantiques. S'il fallait désigner un album marquant le début de cette vague, il s'agit bien-sûr de HOUSE OF BALLOONS de The Weeknd (même si quoi qu'on en pense, Kanye West avait ouvert la brèche avec 808S & HEARTBREAK). Et la preuve de l'absence de frontière entre mainstream et indé dans la culture contemporaine est encore donnée par ce nouveau titre de Usher, qui se refait une crédibilité en compagnie de Diplo mais surtout en pompant totalement The Weeknd. Cette récupération se fait au prix d'une production lisse qui rend le tout moins intéressant. Néanmoins, c'est toujours mieux que Britney qui fait du dubstep et c'est bien un des rôles de l'indé que de nourrir la pop pour l'amener dans directions plus jouissives. C'est l'intérêt de ce Kino Klub que de montrer Usher au comble de la sensuelle séduction, dans un clip filmé prêt du corps, prêt des yeux, où même les chorégraphies dégoulinent d'amour.

9 mars 2012

Sensuelle séduction III : Chairlift, Nite Jewel et Phedre

Photo: Jérémy Ayer et Julien Mercier
Alors que les beaux jours commencent à pointer, voici venir le troisième volet de sensuelle séduction. Avec Nite Jewel, Phèdre et Chairlift, de Los Angeles à New York en passant par Monaco, il y aura de l'amour pour tous les goûts: du raffinement, du bordel et de la volupté.

Il fait de nouveau chaud, tu le sais parce que tu recommences à suer quand tu danses, que déjà tu as envie de te baigner ou de siroter des verres sans cesse. C'est bientôt fini ces grands manteaux qui cachent les formes. Et peuvent continuer tous les styles de sensuelles séductions et la musique qui va avec. La première situation est la suivante, tu te trouves dans un vernissage, accoudé-e contre une vitre, assis-e par terre, ouvrant une canette. La musique de cette situation, c'est SOMETHING de Chairlift. Autour de toi, tout le monde s'est pomponné et mange des chips avec une nonchalance raffinée. Tout cela est très beau, filles et garçons sont bien joli-e-s mais la vérité c'est qu'au fond c'est quand même un peu ennuyeux. Le peu de relachement fait perdre à l'exquis son éclat. La musique de Chairlift dégage un peu de cette ambiance. Au premier abord, SOMETHING est un album qui porte la musique loin, avec la voix d'une chanteuse qui permet énormément de variations autour de sonorités sexy. Surtout, on sent cette volonté de prendre une certaine musique pop au sérieux. Si les chansons osent frôler ainsi avec les clichés, c'est pour mieux puiser dans des influences de connaisseur-euse-s et démontrer une intelligence tout sauf naïve dans la composition. On est donc tout-e prêt-e de s'emballer pour cet album et ses différents titres, si justement le raffinement ne souffrait de ce manque de sincérité et de naiveté. On se retrouve face à des chansons finalement trop pensées pour pouvoir véritablement accrocher et toute la séduction finit par ne sonner que comme de l'ironie. Tenter d'écrire de grandes chansons pop, Chairlift ne  sont pas les seul-e-s à le faire, notamment à Brooklyn, d'où le groupe vient. Et c'est ainsi que SOMETHING bascule parfois entre du moins bon comme Yeasayer, avec des sons bizarres plutôt cool mais trop utilisés et mal intégrés aux chansons comme sur "Wrong Opinion". Mais parfois, on oublie aussi tout ce que la pose a d'affectée pour plonger dans des titres véritablement exquis, proches ici de CONGRATULATIONS de MGMT. Parmi les bonnes chansons, on retiendra, plus que le single "Amanaemonesia" au joli clip mais à l'affectation trop marquée, les très sexy "Take it on to me" et "Guilty as charged", la disco déhanchanteresse de "Ghost Tonight" et l'incroyable délassement de "Cool as fire", tout droit sorti d'un film romantique italien des années huitante, à l'extrême limite du kitsch sensuel mais prouvant, si nécessaire une fois de plus, toutes les qualités vocales de Caroline Polacheck.


Deuxième tableau, tu te trouves au milieu d'une fête dans un appartement. Tout le monde se déchaîne. Avec ou sans drogue, tu as envie d'embrasser tout le monde. La musique de cette situation, c'est S/T de Phèdre. Entouré-e par que des ami-e-s, du moins des gens qui t'apparaissent comme tel-le-s pour ce soir, ta sensusalité se fait joyeuse et généreuse dans ce bordel rigolard. La musique, tu ne l'entends pas très bien, tu ne sais plus vraiment si c'est de la bonne ou pas mais le truc dont tu es certain-e, c'est que t'as envie de danser pour toujours. Phèdre, c'est un peu cela et en mieux vu que la qualité de leur musique n'est en rien due à une perception trop euphorique. C'est sûr qu'on est très loin du raffinement de Chairlift. Ici, il y a parfois des fautes de goût, des chansons très peu réfléchies. Phèdre sont censé-e-s s'inspirer de la tragédie grecque mais, à écouter leurs intro au synthé, on chercherait plutôt du côté de leur origine azuréenne. Phèdre se lachent totalement, ce qui vire parfois à l'étouffant, par exemple sur "Aphrodite" cela fait peut-être un peu trop quand même de mettre des bruits de chiens et d'oiseaux en même temps. Mais la plupart du temps, on ne ressent qu'un plaisir jouissif procuré par des chansons souvent bonnes. Le tube de l'album, "In Decay" exprime toute cette décadence vécue dans l'euphorie. Phèdre osent tout, la preuve, leur intro ressemble à celle de "Cette année-là" de C. François. Dit comme ça, cela paraît impossible mais Phèdre parviennent bel et bien à sortir un tube lumineux, fait d'alternances entre voix féminine et masculine, des sons fendards et un rythme qui ne ralentit jamais. Malgré quelques moments anodins, S/T, sous son air de ne pas y toucher, se révèle être un album de bonne facture, avec une voix basse très synthwave, des titres simples mais bien trouvés, des sons étranges sans être prétentieux comme sur "Love Ablaze". Une bonne partie de plaisir. Comme quoi, Monaco, ville d'amour.


Troisième tableau, tu te trouves au bord d'une étendue d'eau splendide. Des mets exquis sont étalés sur une nappe et la bière semble n'avoir jamais été aussi délicieuse. Vous êtes là, tous-tes les deux à profiter de la volupté d'une nuit d'été. La musique de cette situation, c'est ONE SECOND OF LOVE de Nite Jewel. L'amour brille de mille feux. Il n'y a pas à avoir honte de se pâmer devant la grâce de ces moments de pure beauté où c'est l'univers qui semble s'être plié pour faire étinceller l'air, l'eau et la sueur. Dans son premier album, Nite Jewel avait déjà prouvé sa capacité à écrire des titres chauds et liquides avec "Lover" mais le reste de GOOD MORNING freinait ces ardeurs et se cachait dans des chansons marquées par des tics underground (échos de voix, étouffement du son). Avec ONE SECOND OF LOVE, Nite Jewel sort le grand jeu et à l'instar d'autres groupes de Los Angeles, Ariel Pink par exemple, fait fi de l'identité underground pour sortir un grand disque à la production soignée. Tout le monde est gagnant car enfin on jouit sans entraves de la magnifique voix de Ramona Gonzales. ONE SECOND OF LOVE, c'est ce à quoi devrait ressembler la pop. Des titres magnifiques, des refrains boulversants. Nite Jewel utilise  pour s'accompagner surtout de synthé et de boîtes à rythmes. Cette absence de guitare la différencie de St Vincent et donne à sa musique un caractère moins étudié que chez cette dernière. La composition dans ONE SECOND OF LOVE se libère des carcans liés au songwriting pour laisser s'exprimer une inventivité lo-fi sans manièrisme, lorgniant du côté de l'italo-disco, de la soul, d'une musique réduite à son essence d'amour. Une pop au style voluptueux qui se hisse directement au niveau des classiques du genre. La séduction ou l'écriture pop ne sont pas ici recherchées ou construites intelligemment, elles sont données, limpides et envoutantes. Chaque titre de ONE SECOND OF LOVE mériterait d'être mis en exergue, mais s'il faut en choisir pour se convaincre du coup de foudre, cela sera le très R'N'B romantique "Autograph", l'hallucinant et kate bushien "Unearty Delights" et le magnifique, bouleversant, "This Story", une des plus belles chansons qu'on ait jamais entendue, une chanson à jouer dans les mariages, une chanson pour faire l'amour, une chanson pour pleurer.







One Second of Love by Nite Jewel from Secretly Jag on Vimeo.

8 mars 2012

Nouvel habillage pour TT

Illustration: Burn




Evolution mineure de l'affichage de TT, plus claire, plus simple. Avec toujours le même but: privilégier le texte et laisser vivre les illustrations. L'occasion aussi de revenir sur la performance de Daniel Linehan au récent festival Antigel de Genève, illustrée par Burn.


6 mars 2012

TT Speaches / Février 2012

Illustration: vitfait



« Le temps de février annonce celui des mois suivants » : après un excellent mois de janvier posant Evian Christ, John Talabot et First Aid Kit sur le podium, ces 29 derniers jours sont cruciaux pour tenter d'esquisser qui sera un acteur majeur de 2012, ou pas, comprenant, ici et là, une participation aux principaux festivals de l'été – alors que se dévoile peu à peu les grandes lignes des line-up. Pas mal de newcomers pour février, mais aussi des confirmations. 


Julien: Avant de traiter des sorties mensuelles, faisons un aparté. Alors que le débat sur l'initiative sur le prix unique du livre est assez chaud, avec certains acteurs plus que virulents, s'administrant des arguments comme on jette des sceaux d'eau, on revient paradoxalement au cas sinistre des échoppes de disques. On y entend: « que les libraires se réveillent s'ils ne veulent pas terminer comme (ces) disquaires, incapables jadis d'adaptation ». Évidemment, la partie pour ces derniers semble pliée depuis pas mal d'année, la courbe fléchissant irrémédiablement alors même qu'on ne parlait encore de Kindle. Soit, nous vous réitérons notre invitation à vous rendre le plus possible chez les derniers vrais disquaires restants. Ou, j'y viens, à profiter des soldes hallucinants des succursales d'anciens groupes dominants jadis le marché, ou en voie de réaffectation (le cas de la Fnac est flagrant). Hier, je me suis rendu à Vevey dans ce qui s'appelait alors City Disc, avant d'être racheté par le groupe de téléphonie Orange – je cherchais rapidement un disque à offrir pour un anniversaire. Sur les rayons, du franchement n'importe quoi - des vinyles de Rihanna, si si, des coffrets de Metallica à 70%, de la trance, mais aussi des trésors que j'aurai voulu sauver: une compilation des Dandy Warhols, THE SUBURBS d'Arcade Fire, 101 de Keren Ann ou encore le plantage suprême des Arctic Monkeys, SUCK IT AND SEE. Le tout pour 40 francs de nos sous suisses. Sûr de mon coup, je prends le tout, avec dans les sacrifiés, du Fujiya & Miyagi et d'autres. J'aurai voulu sauver: les deux caisses sont occupées à vendre du iPhone avec des tas d'option en abonnement. Pas moyen d'échanger mes deux billets de 20CHF contre ma BA; il faut prendre un ticket. Sauf que les abonnements, ça prend du temps. Je repose les disques et me jure de débuter ce nouveau Speaches par cette triste expérience témoignant de la fermeture prochaine des City Disc dans toute la Suisse… Nous savons qu'ici nous ne prêchons que des convaincus, mais tentons de rester optimistes pour la suite. Parce que, finalement, des bons disques susceptibles d'être achetés avec grand plaisir, il y en a des tonnes, dont ceux ci-dessous.




Julien: Impossible de passer ce mois-ci à côté du fourre-tout DJANGO DJANGO, du groupe éponyme. Les Edimbourgeois prennent le prénom de Reinhardt mais s'inspire de Liquid Liquid - album Son of Django, courent sur les dunes, clubbent, s'envolent et débranchent tout, à tour de rôle. Un beau programme rappelant récemment James Pants ou WhoMadeWho: ces mecs-là pourraient autant terminer sur une BO de film au cœur brisé "(Hand Of Man"), en première partie de Gorillaz ("Storm", "Default"), bande son garage de soirées rockabilly ("WOR"), sur une scène cool du Primavera ("Skies Over Cairo", "Hail Bop", "Silver Rays") ou, mieux, dans le sac à DJ des Round Table Knights ("Zumm Zumm", "Waveforms"). Caribou première tendance n'est aussi pas loin sur "Firewater" ou l'imparable "Love's Dart". Hormis l'étiquette facilement attribuable à Django Django de groupe folktronica,  on retiendra celle de pop ultra-efficace - hype bien sûr, aux mille contours à la belle tradition entamée il y a longtemps par des groupes précurseurs et surtout flairant les bons coups comme les Beatles - l'électro en moins, évidemment. Assez dense, DJANGO DJANGO devrait se décanter sur scène, on l'espère. A suivre, et à voir à coup sûr cet été (et déjà à Electron en avril). L'autre hype du mois est ce disque VISIONS signé de Grimes, n'est-ce pas Pierre? Avec une telle pochette et un nom aussi évocateur, on aurait pu s'attendre à du dégomme. Et pourtant, c'est ultra sensuel et esthétisant. J'suis pas hyper convaincu, mais qu'en est-il plus exactement?


Pierre : C’est sûr le Grimes est une des grosses sorties du mois, VISIONS a et va continuer à provoquer fascinations, agacements et louanges. C’est en tout cas un album qui mérite bien une chronique à part, ce qui sera fait dans les prochains jours. Mais malgré tout le bien que je pense de Grimes, pour mon disque du mois, je cède au charme d’un album hors du temps : DRAPE ME IN VELVET de Musette. Un disque tout bleu, véritable bal féérique. Dès le premiers sons, ce sentiment que ce disque est une petite merveille que l’on réécoutera avec délice toute sa vie. Musette se met en bleu, comme un certain Sébastien Tellier, mais se garde de toute la mise en scène roborative de ce dernier. Musette, c’est en fait la musique que Tellier tente parfois de faire et a presque parfois écrite. DRAPE ME IN VELVET, c’est onze titres portés par des claviers limpides, réhaussés par des effets discrets, que ce soit à l’aide d’autres instruments ou de samples électroniques artisanaux, réalisés avec de vieilles cassettes. Le tout sonne évidemment un peu daté mais sans nostalgie rétro. On se trouve face à un œuvre de véritable esthète, qui fait penser à des vieux Walt Disney. Elle regorge de mille beautés soignées et parfaitement façonnées, tout en étant facile d’accès grâce à une simplicité merveilleuse qui ne peut être le fait que d’une sincérité absolue. On parle souvent de trésor caché en musique. S’ils existent, DRAPE ME IN VELVET en fait partie et il n’y a même pas besoin de fouiller pour dénicher des joyaux comme  "Little Elvis", "Fine" ou "Coucou Anne".


Julien: Cela me fait penser que l'on n'a pas parlé de Sébastien Tellier: MY GOD IS BLUE sort le 20 mars, et pour ma part je me réjouis de voir là où ça va taper. On peut vraiment s'attendre à tout, ce qui fait du bien dans un paysage musical assez convenu généralement. Dans la même veine, c'en est presque étonnant de sortir des Musette, venus de nulle part. Quilt, c'est du love rock, du Jefferson Airplane adolescent, du lo-fi contemporain qui a mal tourné. Et d'ailleurs, le groupe ne dit pas le contraire sur sa fiche d'identité: "When kids from the 80s dreamed about people from the 60s thinking about life in the future".  Mexican Summer livre régulièrement d'excellents artistes sur le marché: Ariel Pink, Nite Jewel, Oneohtrix Point Never, Kurt Vile, The Soft Pack, Black Moth Super Rainbow etc. Pas vraiment de recherche de genres, mais plutôt des styles assumés et travaillés.  QUILT est sorti en novembre 2011, on est un peu en session rattrapage, ceci grâce au titre dément "Penobska Oakwalk". Avant cette ballade désinvolte et habitée, on savoure l'épique et équivoque "Cowboys in the Void" annonçant des lives déments. Honnêtement, il n'y a rien à jeter, surtout pas les multiples voix ultra bien enregistrées, pas mal de revirements de compositions, du hard rock, du psyché, du rêve, quoi, comme s'ils avaient repris l'affaire laissée en cours par les géniaux Tame Impala. Le rêve américain, directement importé de Boston.





Julien: Dans le registre pop, le groupe Islands n'est pas le plus manche ni le moins expérimenté. Avec une première partie de carrière sous le nom de Unicorns, les montréalais sont actifs depuis bientôt 15 ans sous l'égide d'une pop luxuriante mais pas si accessible que cela. Des "Pieces of You" tubesques, il n'y en eut que peu finalement. Je retiens des Islands deux merveilleux concerts, dans des formats radicalement opposés, lors du Rock'oz Arènes 2006 et de la semaine de la musique de Berlin 2008, aux somptueux Volksbühne. En première partie de Jay-Jay Johnasson et de Martha Wainwright, excusez du peu, la troupe avait sorti une prestation hallucinante, éreintante et à sens unique, un peu comme si les Byrds jouaient sur des instruments de métal. Partant de ce constat, retrouver les Islands pour un nouvel album - leur quatrième - tiendrait presque du miracle. Sorti chez le label d'origine, ANTI-, A SLEEP & A FORGETTING baisse encore et toujours le rythme pour présenter un groupe apaisé et sûr de son fait. "This is Not a Song" sonne presque soul, c'est dire, "No Crying" proche de l'americana. Ce nouvel LP est une belle somme de ballades bien foutues - "Oh Maria" esquissant le nouveau virage classique pris par le groupe. Moins bizarroïde, plus adulte?


Raphaël: Puisqu'on parle pop arty, si on comptait le nombre de groupes sortis l'année passée dont le nom comprend « young » ou « magic », je crois qu'on aurait fait le tour des albums indie branchés (et souvent surestimés). Et pourtant, les trois australiens de Young Magic, même s'ils remplissent probablement les deux caractéristiques précédemment énoncées, ont su exceller dans la pop avec MELT, petit bijou aisément critiquable mais terriblement attachant. Sortis d'un peu nulle part et signés sur Carpak records (Dan Deacon, Beach House, Toro Y Moi), ils font partie de ces groupes qu'on préférerait ne pas aimer : hipsters, one-shot probable, largement inspirés d'animal collective, Efterklang ou Korallreven, tout semble bon pour les passer à la trappe du déjà (trop) entendu. Pourtant, leur musique recèle une saveur particulière :  une odeur, peut-être issue du fait que l'album a été composé lors de ce qui ressemble à un tour du monde -quoi de plus bobo pourtant?- et réalise un grand écart réussi entre pop ultra-accessible et balade tribale indécemment exotique. Les rythmiques africaines (ou aborigènes? Auraient-ils puisé dans le patrimoine australien ?)font merveille sur cet album-bande-son doucement mélancolique et évanescent et révèlent un spleen adolescent contrebalancé par la maturité de la production, elle rigoureusement impeccable. Même si ''Melt'' rappelle un bon nombre de ces groupes scandinaves ayant émergé ces dernières années (Mùm, Efterklang justement, Amiina, etc.), il n'est ici pas question de bricolage  faussement amateur : Young Magic frise l'épique, le grandiloquent (''Cavalry''), balance des couches de reverb à tout-va et, même en se heurtant à l'échec (le Gold Panda cheap de "Jam Karet"), prend parfois un peu de risques (''Yalam", tribal et plus brut, par exemple) et réussit la cohérence totale entre chansons et soundtrack psychédélique, là où un nombre incalculable d'autres groupes (Vampire Weekend par exemple) ont dérivé vers l'intellectualisme pop surconscient. Une matière organique qui promet un live immersif. 


Pierre : Dans le rayon A MORT LA WORLD MUSIC, ce mois-ci sort SHANGAAN SHAKE. Il s’agit en fait de la compilation des différentes remixes de titre de Shangaan Electro, style musical sud-africain intronisé par une compilation lors de la coupe du monde de football. Le Shangaan Electro se joue à 180 BPM tout en se basant sur des chants traditionnels. Les conséquences inévitables sont des danses de folie et des titres qui leur ressemblent comme "Nwa Gezani My Love". Avec SHANGAAN SHAKE, Honest Jon’s Records rassemble différents remixes par plusieurs artistes qui n’appartiennent pas à la scène Shangaan Electro. Comme souvent dans ce genre de cas, l’intérêt des titres varie, avec du plus ou moins expérimental, du plus ou moins réussi, du plus ou moins accessible, et quelques perles. Signalons ici la contribution de Hype Williams refuse de prendre le Shangaan dans le sens du poil, tire sur le frein pour le transformer en un dub enfumé.


Julien: Bonobo fut l'un des premiers musiciens présent sur Think Tank, en décembre 2010, chroniqué lors de son concert aux Docks de Lausanne. En formation live, Simon Green emmenait un batteur, un saxophoniste et une choriste de grande envergure (Andreya Triana). Depuis, pas mal de collaborations pour ce cheval de course de Ninja Tune et surtout un disque de remixes signé par des proches du Londonien, BLACK SAND REMIXED et non des moindres: Machinedrum, Lapalux, Mark Pritchard Floating Points. De ce dernier producteur, "Eyesdown" se trouve à prendre une fière allure, proche des productions de Matthew Herbert pour Moloko, ou saccade après le remaniement de ARP01. Avec  DELS et Andreya Triana, ce même titre tourne en rap impeccable. "All In Forms" repris par FaltyDL n'évite pas les détours pour une track moins accessible que d'autres. "Ghost Ship" redonne du sens à tout cela avec une version originale que légèrement modifiée par Bonobo, avec ce style assez vite reconnaissable, entre jazz cool et downtempo sur fond de référence commune de hip hop (RJD2 rôde). On aborde aussi d'autres styles avec le linéaire "Stay The Same" (par Mark Pritchard), la grosse dubstep à 160BPM de Machinedrum sur Eyesdown - qui pour mixer un titre pareil? - l'électronica sensuelle avec Mike Slott ("All In Forms"), ou encore le très hanté "Stay the Same" par Blue Daisy. Beaucoup de remixes, parfois passables ("Black Sands" par Duke Dumont ou "The Keeper" par Banks) et quelques bonnes pistes à garder pour faire danser: ce BLACK SAND REMIXED est essentiel pour ceux qui aiment gagner du temps lors de recherches de remixes et, par ailleurs, pour observer quelques producteurs dans leur grande forme (Floating Points, bien sûr, mais aussi FaltyDL. Une bonne partie du disque est écoutable sur son Soundcloud.
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Raphaël: Pour continuer une parenthèse électronique aux beats hachés, plus hantée cette fois, je me devais de m'arrêter sur le nouveau Burial. Depuis quelques années, celui qui a, il faut tout de même le
rappeler, fait partie des précurseurs d'un nouveau genre de musique, semblait tourner en rond à force de faire du Burial. Cette fois-ci, il revient avec KINDRED, un excellent EP. Il ne s'agit pas d'une révolution totale, mais de morceaux, passez-moi l'expression, plus en chair. On reste dans les souterrains, on garde les samples de voix parfois franchement dégueulasses, mais une certaine accessibilité nouvelle émerge de ces morceaux. Non pas par leur format (Respectivement 11:25', 7:28' et 11:45'), mais plutôt par leur dimension émotionnelle et vaguement plus club.
En bref : trois plages, une perle : "Loner" ou la track qui fait mal. D'abord, la rythmique un peu alpha, puis l'arpeggio dévastateur, fluide comme une danse subaquatique. 'Loner' est un morceau best-of, une digestion des meilleurs éléments de Burial en moins de huit minutes, sombre sans être franchement dérangeante mais dévastatrice. D'une telle efficacité -plus directe peut-être que le reste de l'oeuvre du bonhomme- qu'on en oublie les deux autres morceaux, pourtant loin d'être mauvais. Là où "Kindred" n'a que peu de caractéristiques insignes, "Ashtray Wasp" offre une parfaite continuation à l'exploration de fonds vaseux et peu hospitaliers, en digne trance dissonante du dimanche soir. Je vous parlais de chair, oui, mais de chair bien flétrie.





Raphaël: Album-hommage aux petits sachets déshydratants et conservateurs qu'on a l'habitude de trouver dans les colis commandés sur le net ou avec les bouquets de fleurs, le dernier album de Bodyguard (le grand James Ferraro aka Bebetune$ aka Acid Eagle aka Pan Dolphin Dawn aka Demon Channels aka New Age Panther Mistique et j'en passe), Silica Gel est aussi intriguant que consistant. Pour ceux qui le connaissent, le flirt (voire l'orgie totale) avec le mauvais goût fait partie intégrante du kit . Sous l'alias Bodyguard, c'est au hip-hop qu'il s'attaque et délivre une mixtape baveuse et ultra-abstraite. Tout y passe, y compris les samples de Rihanna, déconstruits dans un mash-up boiteux et jouissif. Complètement dans l'air du temps (trop?), cette mixtape rappelle autant à certains égards Evian Christ (voir TT Speaches de janvier2011), que certains déboires d'Hyperdub mais conserve, sous les couches et sous-couches, un certaine profondeur et une redoutable inspiration. Alors qu'aucun des morceaux ne laisse d'espace dans ce slow-motion sexuel, des instants s'échappent pour mieux exploser : ''Raiden- Blue Lights # Nzt 48'', lascif et sous-marin, ''Fatal'', bruitiste et brutal ou encore ''Blood Type: 5 hour energy'', industriel quasi-doom, sont assez de véritables morceaux hallucinés, presque involontairement bien ficelés, menant de front une mixtape larvaire qui ferait parfaitement office de soundtrack à une virée sous MD en trottinette chromée et pimpée dans les rues de Miami.


Julien: Une autre star en puissance sort son premier album: la Russe Nina Kraviz paraît un 14-titres sur le label Rekids. Le single "Ghetto Kraviz" lance l'affaire, un clip au club Arena de Berlin à la clé. Un gros beat semble annoncer une bombe; la suite est assez facile car trop prévisible. Kraviz susurre quelques pistes vocales, mixées à ras les pâquerettes, histoire de pas trop prendre de risque. On sent dès le début qu'elle a de quoi s'imposer comme la nouvelle Ellen Allien, mais en plus pimp (« elle me rappelle quand même un peu les meufs qui mixent seins nus » m'a-t-on pertinemment relevé). Seulement, ce genre de track existe depuis une bonne quinzaine d'année dans le circuit minimal… On préfère encore le smooth "Aus" feat King Aus On The Mic, ultra-branché britannique, ou encore "Taxi Talk", sans prétention. Kraviz tente le coup de l'album, auto-produit, sans guests ou presque, avec l'aura grandissante qu'on lui connait. NINA KRAVIZ n'a rien de nouveau à proposer, encore moins de surprenant; dans chaque style évoqué par la Russe émerge d'autres solutions sonores bien plus convaincantes, Moloko, Matthew Herbert (par ailleurs producteur dudit groupe) et Chloé en tête. On garde toutefois volontiers "Petr" comme morceau de choix.





Julien: Pressentie depuis quelques mois comme la future Grande de la scène UK, Speech Debelle sort enfin son premier LP, FREEDOM OF SPEECH. Comme son nom l'indique, pas mal de grande gueule mais qui s'assume et ne s'effoufle pas devant la tâche. "Studio Backpack Rap" est flamboyant, "Live Up for the Message" plus posé: en deux titres, elle donne le ton. Les échos de "Eagle Eye" résonnent contre "Blaze up A Blazer" en featuring avec Roots Manuva. Ce LP est limpide, ultra bien produit, accessible de fait ("I'm With It") mais ne sent pas le coup commercial. Dans le paysage d'un hip hop anglais en pleine révolution, Speech Debelle s'inscrit dans le courant old school mais ne tourne pas le dos au futur/présent, avec quelques tracks ultra-classe ("Shawshank" par exemple). Toujours dans le rayon hip hop, le très influent Madlib sort ce mois-ci le 13ème épisode des MADLIB MEDECINE SHOW, sorte de mixtape dense, foutraque, samplant des classiques et alignant les remixes, de Doom, Jadakiss, Masta Ace (wow!), Common, Talib Kweli, Pharoahe Monch ou Elite Terrorist. C'est parlant: le label Stones Throw présente comme ceci le disque: « Une mixtape de 60 minutes avec certains des meilleurs MC's, à moitié-meilleur (sic), brillants ou proches d'être borderlines ». Là aussi, un disque somme toute assez classique (c'est rassurant).


Julien: Je garde le cap sur la Grande-Bretagne avec la sortie d'un album live gratuit. Sur son tumblr, James Blake offre un petit cadeau de 15 titres, compilant des titres enregistrés en concert, émissions de radio ou de télévision. Il y a autant le premier vrai LP du Londonien que les vieux titres comme "Klavierwerke". Encore une production de Blake, qui s'ajoute à son extraordinaire année 2011 (un LP, un EP, des remixes). Ce LIVE ALBUM pour mieux comprendre aussi comment procède le jeune homme en concert, au clavier, mais aussi au sample de ses sons, avec le micro constamment enclenché, loopant à l'infini sa voix. Ou, parfois, seul, au piano. Certains disent que c'est dans ce cas-là qu'il excelle le plus, rivalisant facilement avec Bon Iver sur ce terrain. Peut-être bien. En tout cas, hormis l’écho sensible, on pourrait faire de ce disque live un excellent bilan d'exercice, quasi un best of.


Pierre : Un truc qui m’a fait halluciner ce mois, c’est la nouvelle chanson de Usher avec à la production Diplo, "Climax". Bon d’accord, c’est une tuerie, ça dégouline de love, j’arrive presque à apprécier un titre de Usher grâce à Diplo. Mais la vérité, c’est que c’est du pompage complet de The Weeknd, sorti il y a une année. C’est moins radical dans le style, il y a des montées bien putassières mais ce retour assumé de l’hyper sensualité est bien là. Ce titre montre une fois de plus la porosité entre musique grand public et scène indé. "Climax", c’est quand même moins bien que "The Party and the After Party", mais, pour du R’N’B de Mall, c’est un des trucs les plus franchement cul que j’ai entendu. Sans vouloir me faire passer pour un prophète de la musique, est-ce que 2012 verra la globalisation du son sensuelle séduction comme 2011 avait vu celle de la musique hantée ("Britney et Rihanna se mettent au dubstep").





Julien: J'ai un peu gardé mon meilleur pour la fin. Si, au final, ce mois ultra hétéroclite ne montre pas du tout grand, mis à part Musette, les britanniques de Tindersticks semblent s'imposer comme une référence pour pas mal de groupes présents sur ce Speaches. THE SOMETHING RAIN (City Slang), leur huitième album, n'a pas ce pouvoir de séduction moderne d'un James Blake ou Burial. Autant dire, Tindersticks, ça calme. Mais qu'est-ce que c'est bien fait. En neuf morceaux étirés et distingués, la formation de Stuart Staples surprend: on croyait l'avoir quitté en mauvais termes, après FALLING DOWN A MOUNTAIN. Morceau le plus accessible de l'album, sans doute, "Frozen" représente bien ce nouveau Tindersticks, en plein forme, jazz et obsédant. Pour parler simplement, prenez la classe US rock de The National avec du dub et pas mal de trip-hop, même si le groupe se ballade sur "Medicine", lève haut le col sur "Show Me Everything"ou croone sur "Slippin' Shoes". L'éthéré "Show Me Everything" contre-balance à la perfection le début d'album plus rythmé. L'excellente livraison est à vérifier live, au Théâtre de l'Octogone de Pully, jeudi 15 mars prochain. THE SOMETHING RAIN est selon moi d'ores et déjà dans le top-10 des sorties 2012. C'est un peu l'inverse avec Diagrams, son single "Tall Buildings" et sa pochette d'album façon Leif Podhajsky. BLACK LIGHT (paru chez Full Time Hobby) est assez étrange à vrai dire, où l'on sent ces influences classiques des grands groupes, mais avec pas mal d'opportunisme latent, reprenant ça et là les bons filons de Vampire Weekend, du Beta Band ou de Sufjan Stevens (le criant "Antelope". C'est vraiment une grande déception car on sent plus le coup marketing que la véritable envie de mettre toute leur bonne volonté dans du personnel.


Julien: Par manque de temps, nous n'avons eu le temps d'écouter suffisamment le nouvel album très attendu - pourtant - des tribuns de Of Montreal. On tente de se faire pardonner à moitié en terminant notre Speaches avec une bien belle pièce, assez stupéfiante elle aussi: de Sunderland, Grande-Bretagne – de quel autre pays pouvaient-ils bien provenir? – Field Music convoque quarante ans de musique pop et psychédélique. "How Many More Times?" annonce du Beach Boys avant que les violons ne prennent le dessus, et puis, grosse guitare électrique sur voix de John Lennon. Quand on disait que les Beatles, c'était le bonheur, eh bien, ce PLUMB – étant leur quatrième album – a tout l'air de pouvoir ravir pas mal de monde. Enfin, pour autant que ces fans apprécièrent la période opéra-rock… Si l'on déteste les chœurs de Win Butler  mais que l'on adore la déglingue mélodique de Spencer Krug, Field Music est un bon compromis. Quinze morceaux ultra-courts, comme à la belle époque, du très pop ("Who'll Pay The Bills?") précédant de la soul synthétique ("A New Town") et du math-rock ("Is This The Picture?"). Sacré programme pour terminer ce Speaches. La preuve aussi qu'il existe encore et toujours des déglingués de la musique.


Albums du mois
Pierre: Musette, DRAPE ME IN VELVET
Julien: Tindersticks, THE SOMETHING RAIN
Raphaël: A défaut de plus catégorique, Young Magic, MELT

Singles du mois
Pierre: Nite Jewel, "This Story"      
            Mi Ami, "Time of Love"
Julien: Quilt, "Penobska Oakwalk"   
Raphaël: Sidi Touré, ''Ni See Say Ga Done''


 Clip du mois